Entretien de Jorge Magasich conduit par Bernardo Subercaseaux
Historien et professeur à l’Institut des Hautes Etudes des Communication Sociales de Bruxelles, Jorge Magasich s’est notamment spécialisé dans l’histoire navale du Chili et plus particulièrement dans le lien entre la Marine et le coup d’Etat de septembre 1973. Où et pourquoi cet intérêt pour la recherche a-t-il donné naissance à son livre Los que dijeron no (LOM Ediciones, 2008)?
Je pense qu’existaient trois types de motivations. D’abord parce que l’existence d’un nombre important de militaires, notamment dans la Marine, qui ont refusé de participer à l’attaque armée contre les institutions républicaines en 1973 indique que celle-ci n’a pas été perpétrée par l’ensemble des forces armées mais par une fraction d’entre elles. L’exploit des militaires légalistes est un épisode très important et peu étudié. Sa mise en perspective donne un rôle dans l’histoire aux hommes en uniforme qui ont respecté la Constitution en 1973.
Aussi parce que la Force navale, contrairement à l’image d’ordre qu’elle projette d’elle-même, a connu en moins d’un siècle cinq crises sociales majeures: en 1891, lorsqu’elle s’est insoumise au président Balmaceda et aux cinq amiraux: Juan Williams, Galvarino Riveros, Luis Uribe, Oscar Viel et Juan José Latorre, qui sont restés fidèles au gouvernement, tout comme un tiers de la Marine. Les conspirateurs ont dû descendre au sixième rang de la hiérarchie, le capitaine Jorge Montt, pour trouver un chef de la Marine déterminé à se mutiner et à précipiter le pays dans la guerre civile. Il y a une autre crise en 1925 lorsque, après le coup d’État de janvier 1925 par Ibáñez y Grove contre la junte militaire oligarchique, les officiers et sous-officiers du génie refusent d’obéir aux ordres du commandement naval de préparer les navires à une nouvelle guerre civile, ce qui permet le retour du président Alessandri [Arturo Alessandri Palma, président de la République du 24 décembre 1932 au 24 décembre 1938] et la mise en place de la Constitution. En 1931, après la troisième réduction des salaires du personnel public, les marins – probablement avec la complicité des officiers – occupent 27 navires, naviguent comme il se doit et luttent avec succès contre l’aviation. En 1961, plus d’une centaine d’étudiants de l’École navale de Viña [ville faisant partie du Grand Valparaiso] sont arrêtés après avoir protesté contre les mauvais traitements et la mauvaise qualité de la nourriture. Et en 1973, quelque 250 marins sont arrêtés parce qu’ils sont soupçonnés de faire partie des groupes anti-coup d’État, qui sont assez nombreux. Enfin, il faut aller au-delà des récits officiels de la Marine, qui se limitent à décrire les successions d’amiraux et de navires incorporés ou réformés, généralement en accord avec les opinions politiques d’extrême droite. Le livre Los que dijeron no («Ceux qui ont dit non») est également une contribution à l’histoire de la Marine dans le cadre de l’histoire du pays, avec ses contradictions, ses conflits et ses interventions politiques.
1. L’historiographie de l’Unité Populaire a soutenu que le coup d’Etat de 1973 a eu lieu dans la Marine, à Valparaiso, et que l’amiral José Toribio Merino a joué un rôle fondamental. Qu’indiquent vos recherches à ce sujet?
Dans ses Mémoires, Merino se présente comme un champion du catholicisme national, inspiré par [le dictateur de l’Espagne] Francisco Franco, qu’il admire profondément. Il affirme qu’il a décidé de lancer une croisade contre le gouvernement d’Allende dès le jour de son élection [élections le 4 septembre, prise de fonction le 4 novembre 1970]. Il commence par inciter la Marine à réaliser de nouveaux coups d’État: «si, malheureusement, une situation comme celle décrite ici devait se reproduire, la leçon a été tirée». En réalité, il n’en a pas toujours été ainsi. Trois témoignages de personnes qui le fréquentaient en 1970-71 – Osvaldo Puccio, Luis Vega et Roberto Kelly – indiquent que, lorsque sa carrière dépendait de l’autorité politique, il cherchait à satisfaire les autorités avec obsession. Ce n’est qu’à la fin de 1972 que l’image que Merino projette de lui-même est réelle. Dès lors, il est prêt à impliquer la Marine dans un soulèvement, même contre les autres branches des forces armées, comme ses prédécesseurs de 1891 et 1925. Il considère la Marine «comme l’instrument que Dieu m’a donné et que la Vierge a mis entre mes mains pour sauver le Chili d’un athéisme destructeur». Au début, un petit groupe a conspiré, composé de l’amiral Patricio Carvajal, du capitaine Arturo Troncoso et, dans une moindre mesure, de l’amiral Ismael Huerta, selon Luis Vega, alors avocat de la municipalité de Valparaiso. Jusqu’à ce que les responsables nord-américains de la mission navale répandent l’information selon laquelle le gouvernement péruvien prépare une guerre contre le Chili, à laquelle se joindraient l’Argentine et la Bolivie. Le Chili n’aura pas le soutien des États-Unis ou du Brésil, puisque les communistes sont au gouvernement.
Qui sont alors les seuls à pouvoir sauver le pays? La réponse est évidente. La mission est de se préparer à prendre le pouvoir. L’argument de la guerre incite de nombreux militaires à passer d’une opposition de droite au gouvernement, à l’insurrection. En 1972 commence à fonctionner un comité de coordination du coup d’État, composé de René Silva Espejo (directeur du quotidien El Mercurio), Carlos Urenda, Jorge Ross, Arturo Fontaine, Edmundo Eluchans, Hernán Cubillos, Orlando Sáenz (président de la SOFOFA-organisation patronale), Hugo León (président du secteur de la construction), Jaime Guzmán et d’autres. Il se réunit chaque semaine dans le bureau de Cubillos [ancien de l’Ecole navale Arturo Prat, puis directeur, dès 1962, de la firme Cemento Melón de la région de Valparaíso et, dès 1963, membre de la direction d’El Mercurio] à la maison d’édition Lord Cochrane. Ils y échangent des informations et décident des campagnes de presse. Les anciens marins Kelly et Cubillos sont chargés des contacts de conspiration avec Merino et les capitaines Arturo Troncoso et Hugo Castro, ainsi que de la propagande auprès de la Marine. C’est la première implication séditieuse connue de Merino. Et à partir de là, ça ne s’arrête pas…
2. Sur le Paseo 21 de Mayo de Valparaíso se trouve une statue de 5 mètres de haut de l’amiral José Toribio Merino. Ce monument peut-il être considéré comme un témoignage de la collaboration entre civils et personnes de la Marine lors du coup d’État?
«Affirmatif», comme disent les militaires. Sa réalisation est une extension de cette coordination pour le coup d’État, ou une partie de celle-ci. Parmi les personnes ayant financé la statue figurent des hommes d’affaires comme Eliodoro Matte, Ricardo Claro, Carlos Cáceres, Hernán Büchi, Gonzalo Boffil, Gonzalo Vial et Sergio de Castro. En un sens, la statue symbolise la convergence séditieuse entre les officiers de la Marine et les hommes d’affaires, tous deux à l’extrême droite [1].
3. Qu’est-ce que la Cofradía Náutica del Pacífico Austral, une institution créée – selon ses statuts – pour la culture des sports nautiques? Qui y participait et quel rôle certains de ses membres ont-ils joué avant le coup d’État et pendant la dictature?
La Confrérie a précédé cette coordination du coup d’État puisqu’elle est née en août 1968 à l’initiative d’Agustín Edwards [la plus grande fortune du Chili qui a établi des liens avec Richard Helms de la CIA et a financé massivement El Mercurio] et d’Hernán Cubillos, un homme de confiance du propriétaire d’El Mercurio, un ancien officier de la Marine et futur ministre des Affaires étrangères de la dictature. Il y avait des officiers de la Marine comme José Toribio Merino, Patricio Carvajal et Arturo Troncoso, Pablo Weber, avec «quelques civils dont le nombre augmentera avec le temps» tels que Fernando Léniz (administrateur des biens d’Edwards et ministre des Finances de la dictature) et d’autres comme Jorge Ross, Enrique Puga, Isidoro Melero, Lord Dramon, Alfredo Barriga, Marcos Cariola, Emilio Sanfuentes. Les généraux Yovanne et Arellano y participent également, ainsi que d’anciens marins et des hommes de confiance d’Edwards, selon les récits d’Arturo Fontaine et de Roberto Kelly lui-même.
4. Le 11 septembre 1973, le propriétaire d’El Mercurio, Agustín Edwards, a participé à Barcelone à un dîner de la direction de la société PepsiCo, dont il était actionnaire et représentant à New York. La journaliste Josefina Vidal qui était présente à sa table a déclaré dans une interview (Revista Plan B, 2003, et El Mostrador, 24 avril 2017), que M. Edwards quittait continuellement la table, et à un moment donné, il a confié qu’il avait été appelé par son ami, l’amiral Merino, pour lui dire que «la situation était maintenant sous contrôle». Compte tenu du décalage horaire, il était environ 15 heures au Chili. Dans ce contexte, peut-on parler – comme l’a dit le président Sebastian Piñera à la fin de son premier gouvernement [2014] – de civils qui étaient «complices passifs du coup d’État»? Ou devrions-nous plutôt parler de «complices actifs»?
Edwards part pour les États-Unis quelques jours après l’élection de 1970, lorsque l’ambassadeur Edward Korry et le chef de la CIA à Santiago, Henry Hecksher, l’informent qu’il n’y aura pas de coup d’État. A Washington, il rencontre Henry Kissinger puis Richard Helms, le chef de la CIA, le 14 septembre. Il lui remet un rapport impressionnant – presque entièrement déclassifié aujourd’hui – dans lequel il analyse l’«option militaire», fait état de chacun des chefs militaires, de leur propension ou de leur rejet du coup d’État. Il est le premier à conclure que le général René Schneider doit être «neutralisé» (Korry arrive à la même conclusion quelques jours plus tard). Ce rapport, ainsi qu’un autre envoyé par Eduardo Frei [président de la République de novembre 1964 à novembre 1970, il sera assassiné en 1982 par les services de Pinochet car devenu opposant] le 12 septembre déterminent les fameuses instructions pour organiser un coup d’État au Chili, données par Richard Nixon le 15 septembre 1970. Dans le deuxième volume d’une Historia de la Unidad Popular qui doit paraître cette année, aux Editions LOM (en même temps que le premier volume), je traite en détail de ce qui s’est passé pendant les 60 jours qui se sont écoulés entre l’élection et le coup d’Etat. Edwards était un participant extrêmement actif au coup d’État. Le récit de Josefina Vidal indique deux choses: que José Toribio Merino maintient un contact prioritaire avec le propriétaire d’El Mercurio, et que l’amiral s’adresse à l’homme d’affaires en tant que subordonné, car ce dernier est le responsable. Elle reflète clairement la réalité du pouvoir. Et le patriotisme relatif de Merino.
5. Le 26 juillet 1973, six semaines avant le coup d’État, le capitaine Arturo Araya Peters, aide de camp de la Marine pour le président Allende, est assassiné. Les services de renseignement de la Marine de l’époque ont fait remarquer que l’assassinat avait été perpétré par des secteurs de la gauche. La justice a déterminé que les responsables étaient des militants proches de Patria y Libertad [groupe paramilitaire]; aucun d’entre eux n’a été emprisonné. En 1981, toutes les personnes impliquées ont été graciées par l’administration de l’amiral Merino. Que pouvez-vous nous dire sur cet assassinat?
Dans le livre Los que dijeron ‘No’, je pense avoir présenté ce qui est connu. Un groupe d’extrême droite, apparemment plus extrême que Patria y Libertad, a été emmené chez l’aide de camp [Arturo Araya Peters] par l’ancien officier de la Marine Jorge Ehlers Trostel. Ils ont tiré sur Arturo Araya, principalement Guillermo Claverie (il l’a admis), bien qu’il soit possible que l’auteur du tir mortel ait été en position d’embuscade. Les jours suivants, une gigantesque campagne de désinformation est menée pour accuser les Cubains et les gardes du corps d’Allende, y compris la fabrication d’un faux coupable, impliquant les sénateurs García Garzena, Fernando Ochagavía et Pedro Ibáñez (Renovación Nacional); les membres du Congrès Hermógenes Pérez de Arce, Silvia Pinto et Mario Arnello (Renovación Nacional); Claudio Orrego et le président de la Chambre lui-même, Luis Pareto, tous deux membre de la Démocratie chrétienne.
Les services de renseignement militaires, dirigés par Nicanor Diaz (chef du coup d’Etat), n’enquêtent que sur ce point. Mais le service de recherche d’Alfredo Joignant [nommé par Allende à la municipalité de Santiago] a réussi à arrêter le groupe de droite, qui a avoué la fusillade. Ils ont été arrêtés et l’affaire est portée devant un tribunal naval présidé par Aldo Montagna. Les auteurs de l’attaque sont en effet libérés immédiatement après le coup d’État. Plusieurs ont rejoint l’appareil répressif, notamment le «Commandement conjoint». Il y avait des peines, ridiculement petites, qu’ils ne purgeaient pratiquement pas. Alors que la mémoire de l’aide de camp Arturo Araya Peters a été éradiquée de la Marine, jusqu’à après 1990. En effet, Merino, en tant que chef autoproclamé de la Marine, est responsable de cette impunité. Tous les souvenirs des amiraux du coup d’État – Merino, Huerta, Huidobro, Carvajal, Kelly – imputent l’attentat au «terrorisme» ou au «chaos», cachant le fait que les auteurs ont été identifiés et arrêtés, et qu’ils étaient d’extrême droite.
Carlos Tromben C, historien non officiel de la Marine, déclare que «l’on ne sait pas encore très bien qui a tiré sur l’aide de camp, parmi les nombreux groupes armés de toutes sortes opérant au Chili en 1972», alors qu’en fait, c’est clair. Dans ce cas, il doit déformer les faits pour maintenir sa défense obstinée de la version du coup d’État, ce qui discrédite son travail d’historien.
6. En quoi consistait le plan Cochayuyo? Qui a été ou a été impliqué dans son élaboration?
Selon Merino lui-même, le plan Cochayuyo est le complément des putschistes au plan PRI-ANCLA existant, conçu par les responsables du coup d’État, dans l’ombre du commandant en chef de l’armée Raúl Montero [de 1970 au 11 septembre 1973]. Il a été mis au point par les capitaines Jorge Camus et Ramón Undurraga. Pour Merino, ses «ennemis» étaient constitués par 20 000 à 30 000 dits irréguliers, dont quelque 5000 bien armés et entraînés. C’est-à-dire une bonne partie des travailleurs de Valparaiso. Le plan Cochayuyo prévoit l’utilisation de l’artillerie des navires contre les populations civiles. Dans ses Mémoires, Merino identifie les «cibles probables de l’attaque»: le cordon [structures d’autodéfense] portuaire maritime, qui s’étend de Puertas Negras à Plaza Sotomayor, y compris le chantier naval Las Habas, plusieurs ouvrages en construction, et l’École des douanes de l’Université du Chili; le cordon Central-Almendral, qui comprend l’industrie Hucke, la Direction des routes et l’École d’architecture de l’Université du Chili; le cordon Placeres-Port de l’Av. Argentina à El Sauce, y compris l’Université de Santa María. À Viña del Mar; le cordon de Quince au nord, centré sur l’industrie métallurgique Concón; le cordon de Concón, centré sur l’Empresa Nacional de Minería et l’Empresa Nacional del Petróleo; le cordon de Quilpué, de Paso hondo à El Belloto, où se trouve le centre de la KPD (entreprise de pièces préfabriquées d’origine soviétique), les entreprises Fideos Carozzi et Guzmán. Pour Merino, une bonne partie de la population est considérée comme «l’ennemi» et il est prêt à la bombarder. Le plan Cochayuyo était, à la fois, fou et réel.
7. La Commission Rettig [Commission nationale Vérité et Réconciliation qui publia en 1991 le rapport sur la période dictatoriale de 1973 à 1990] a documenté que trois navires de la Marine, l’Esmeralda, le Lebu et le Maipo, étaient des centres de détention et de torture en 1973. Le cas du prêtre ouvrier Miguel Woodward, qui serait mort des suites des tortures qu’il a subies sur le navire-école de la Marine, est toujours devant les tribunaux. Quels sont les résultats de votre enquête à ce sujet? Pensez-vous que le responsable [Merino] de la Marine porte une quelconque responsabilité dans ces événements?
En fait, je connais cette affaire en tant que citoyen, mais ce qui s’est passé après le coup d’État ne faisait pas partie de mon enquête.
8. Le témoignage du prisonnier Luis Vega, conseiller juridique du ministère de l’Intérieur, dans un document de la Commission Rettig et dans son livre Mis Prisiones, rappelle ce qu’il a vécu dans La Esmeralda: «Le spectacle était infernal. Les ampoules rouges (incandescentes). Les tortionnaires portaient des combinaisons d’entraînement et des masques noirs. Ils m’ont attaché les mains derrière le dos et chacun de mes dix doigts. Ils m’ont battu dans les douches, dont la sortie d’eau avait été supprimée, et un énorme courant d’eau de mer sous pression s’en échappait. Cela ressemblait à une «cave existentialiste» [par analogie aux bars souterrains en France]. Une épaisse chaîne en or autour de mon cou a été arrachée par la force et je portais un bracelet soudé. Jusqu’à ce jour, j’ai les signes qu’ils m’ont laissé quand ils l’ont arraché. Le jet d’eau a fendu le crâne, et l’eau a pénétré dans les yeux, le nez, la bouche et les oreilles. Et vous aviez l’impression de vous noyer, d’éclater, d’être rendu sourd. Ils nous ont fait sortir et nous ont jetés à terre, où ils ont commencé à donner des coups de pied et à battre les six hommes et une femme qui étaient là. Le 12 septembre, nous étions déjà 42 hommes et 72 femmes, entassés ensemble. La même nuit du 12, un officier ordonne de mettre une bâche pour séparer les enclos des hommes et des femmes. Le traitement réservé aux compagnes était infâme. Ils tripotent les seins, les fesses et les cuisses; ils les mettent sous l’eau et crient avec hystérie: «Toutes ces salopes prétendent être en règle…» Pendant dix jours, j’ai écouté les protestations courageuses, les cris déchirants et les lamentations des hommes et des femmes torturés. Que pensez-vous de ce que dirait Arturo Prat [commandant de la corvette Esmeralda sur laquelle il mourut lors du combat naval d’Iquique en mai 1879] de cette utilisation de La Esmeralda comme centre de réclusion et de torture?
La même chose que la description et le dégoût de Luis Vega qui, comme beaucoup d’autres, a été victime des atrocités perpétrées sur le navire-école.
9. Que pouvez-vous nous dire sur ces officiers de la Marine qui ont dit non au coup d’État, pouvez-vous citer quelques cas et nous informer de ce qui leur est arrivé?
Certains officiers de la Marine ont tenté de maintenir la légalité de l’institution. A commencer par le commandant en chef, l’amiral Raul Montero, qui était résolument opposé au putsch; il a été kidnappé chez lui, par des équipes dirigées par Merino. Les amiraux Daniel Arellano, Hugo Poblete Mery et le capitaine René Durandot sont exclus, ainsi que le lieutenant Horacio Larraín, qui doit s’exiler au Danemark, et le capitaine Gerardo Hiriart, qui se trouve à l’étranger, envoie sa démission. D’autres, comme le commandant Carlos Fanta, ont suivi les putschistes mais se sont opposés à l’instauration d’une dictature. Ils se sont retrouvés en dehors de la Marine où le soutien à la dictature et à ses doctrines extrémistes était une condition pour y rester.
10. On a l’impression que la Marine, surtout les officiers, sont très polis et sont des messieurs. Ils laissent passer les dames ou les anciens. Ils sont, dit-on, de «gentlemen». Je crois savoir que vous avez fait des recherches sur les relations entre les officiers et les membres de la Marine, que pouvez-vous nous dire à ce sujet?
Dans des entretiens avec plus de 30 marins sur la vie dans la Marine à la fin des années 1960 et au début des années 1970 – publiés récemment – le mot «traitement» semble souvent désigner les abus de pouvoir des officiers, l’arbitraire, l’humiliation. Un des éléments qui explique les cinq crises sociales de la Marine en moins d’un siècle est la tension entre la situation sociale des marins, qui sont des techniciens, et l’autoritarisme des officiers qui maintiennent un traitement méprisant, comparable à celui régnant dans une hacienda du XIXe siècle. Une des conclusions est que les marins anti-coup d’État, en plus de dénoncer le coup d’État qui se prépare, formulent des revendications sociales, à partir de simples exigences, comme le même menu pour tous, le fait de ne pas porter d’uniforme pendant les jours de repos, le droit de poursuivre ses études, la liberté de lire, l’application du droit d’association et une école nautique unique, où les plus qualifiés accèdent aux plus hautes fonctions. Ceci jusqu’en 1973. Je n’ai pas étudié la situation actuelle. Mais je vous recommande le remarquable livre Vuestros nombres valientes soldados (“La brèche entre les droits et les privilèges qui sépare les civils des militaires”), de Catalina Andrea Gaete Salgado (Ediciones Radio Universidad de Chile, 2014).
11. La mémoire historique la plus complète possible est une condition nécessaire pour une société saine et ayant un avenir, telle que l’Allemagne l’a comprise par rapport au passé nazi, mais une société ne peut pas non plus rester figée à jamais dans ce qui s’est passé: ne serait-il pas souhaitable que la Marine fasse une autocritique par rapport à sa participation au coup d’État et surtout à la violation des droits de l’homme? Pensez-vous qu’il soit possible qu’une décision de ce type se produise? Pensez-vous qu’un geste de cette nature contribuerait peut-être à une plus grande proximité entre les forces armées et la société?
Mon opinion, en tant que citoyen, est que, tout d’abord, une politique internationale est nécessaire pour résoudre tous les problèmes en suspens avec les trois pays voisins, en particulier ceux qui rappellent la guerre contre la Bolivie et le Pérou. Si nous y parvenons, nous pourrons laisser aux générations futures un pays sans tensions latentes, qui peuvent toujours dégénérer. C’est pourquoi je pense qu’une position ouverte vis-à-vis de la demande bolivienne d’accès à l’océan [demandé répétée par Evo Morales en 2018] est positive pour la Bolivie et très positive pour le Chili. Les pays concernés pourraient réduire considérablement les dépenses d’armement et la taille de leurs forces armées, afin d’affecter ces ressources à des politiques de développement économique et social.
La deuxième idée est que l’histoire nous dit que les forces armées chiliennes ont systématiquement agi contre leur peuple. La liste des meurtres et le nombre de victimes sont impressionnants. C’est pourquoi l’un des enjeux du débat constitutionnel [présent] doit être sa démocratisation. Cela signifie, entre autres, que la Marine, comme l’Armée de terre, ainsi que de l’air, et les carabiniers [force militaire de répression] ne doivent plus être des institutions qui défendent la droite, mais doivent être au service de tous les Chiliens. Et dans ce débat, les militaires qui ont fait leur devoir en 1973 tout en respectant la Constitution doivent être reconnus et entendus.
12. Comme l’a établi la Commission Church du Sénat américain (1975-76) [United States Senate Select Committee to Study Governmental Operations with Respect to Intelligence Activities, dirigée par Frank Church], l’intervention du gouvernement Nixon et ses opérations de renseignement ont joué un rôle actif dans le renversement du président Allende (avant même qu’il ne prenne ses fonctions, par le biais d’une collaboration à l’assassinat de l’ancien commandant en chef de l’armée, le général René Schneider). La Marine a des liens étroits avec les forces navales américaines par le biais de l’opération UNITAS. Vos enquêtes ont-elles mis en évidence des liens entre l’opération UNITAS de 1973 et le coup d’État?
En analysant l’ingérence américaine au Chili, il faut garder à l’esprit que plusieurs institutions sont impliquées, parfois en désaccord entre elles: la Maison Blanche, le Département d’État (ministère des Affaires étrangères), la CIA, l’ambassade, l’armée (le Pentagone) et le Conseil de sécurité nationale (NSC). Les documents déclassifiés fournissent des informations sur les quatre premiers, mais on ne sait pas ce qu’ont fait les deux derniers. Le rôle de la flotte Unitas qui se trouvait au large des côtes chiliennes lors du coup d’État devrait être détaillé dans les dossiers de l’Agence du renseignement de la défense (DIA). Et cela, pour autant que nous le sachions, n’a pas été déclassifié. (Publié dans Le Monde diplomatique, Edición Chilena, 4 septembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Jorge Magasich Airola est historien et auteur de Los que dijeron “No”» (LOM, 2008) et de Historia de la Unidad Popular, qui sera bientôt publiée. Bernardo Subercaseaux est professeur au Département de littérature et d’histoire culturelle de l’Université du Chili.
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[1] La liste complète se trouve à l’adresse suivante: www.theclinic.cl/2012/01/16/la-estatua-de-merino-se-tambalea
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