Quelle affaire! Chercher à citer le plus délirant des propos de Trump. De toute évidence son tweet de mardi 9 juin caracole en tête:
«Le manifestant de Buffalo qu’a bousculé la police peut être un provocateur ANTIFA. Martin Gugino, 75 ans, a été repoussé alors qu’il semblait scanner les communications de la police pour dérégler leur équipement. @OANN J’ai regardé, il est tombé plus fort qu’il ne fut poussé. Il visait le scanner. A-t-il mis en scène sa chute?»
Ce tweet semble s’appuyer sur un extrait de One America News Network (OANN), la chaîne câblée de ceux pour qui Fox News est insupportablement «liberal» (à gauche). Il est pompé du récit d’un journaliste de OANN, Kristian Rouz, un Russe, au lourd et délicieux accent; Martin Gugino, dit Rouz, s’est «mis en scène» devant la police. Il poursuit en déclarant que Martin Gugino «a été identifié comme un agitateur» et que «maintenant, selon les rapports des services de police du pays, il ne faut pas répéter les erreurs du Buffalo Police Department, piégé par l’ultra-gauche».
Il est tentant de disséquer les détails du tweet, de démontrer que le président des États-Unis a tort de croire que la terre est plate. Mais il est peut-être plus utile de s’interroger sur l’état mental qui est aujourd’hui celui de Trump, et de le comparer à ceux d’autres Américains qui ont dans le passé exercé un pouvoir de vie et de mort.
Le 8 juin 1972, l’armée sud-vietnamienne a largué du napalm sur le village de Trang Bang. Phan Thi Kim Phuc, une fillette de 9 ans, fuyait nue sur la route – l’essence gélifiée à 2000 degrés avait brûlé ses vêtements –, un photographe d’Associated Press l’a prise en photo. La photographie fit le tour du monde et devint instantanément un symbole de l’épouvantable cruauté de la guerre.
Quatre jours plus tard, le 12 juin, Nixon méditait sur la photo, comme le révélera une conversation captée sur son système d’enregistrement. «Je me demande si c’est un montage», demandait-il à son chef de cabinet, H. R. Haldeman. «Ça se pourrait», répondait Haldeman. «Parce qu’ils ont cette photo de la petite fille dénudée… et le napalm dérange les gens.»
Ici nous voyons comment sont réellement les gens qui habitent les sommets du pouvoir – pas des monstres jouissant de leur barbarie, mais des gens ordinaires qui, comme beaucoup, ne peuvent affronter la réalité de ce qu’ils infligent aux autres. L’instinct de Nixon l’amena donc à s’évader immédiatement dans un monde fantastique.
Le général William Westmoreland, qui avait servi comme commandant américain en chef au Vietnam, a montré la même prédilection pour l’auto-préservation psychologique. Dans un discours en Floride devant des hommes d’affaires, il expliquait en 1986 que «l’enquête avait prouvé que Phan Thi Kim Phuc avait été brûlée dans un accident de brasero». Evidemment, jamais n’avait eu lieu une telle enquête.
Bien sûr, il n’y a pas que le Vietnam. En 2011, des Apache, des hélicoptères de combat américains, se sont livrés à une attaque dans le district de Ghaziabad en Afghanistan. L’administration de Hamid Karzaï, alors président afghan, fut informée de la mort de 50 civils, parmi lesquels nombre de femmes et d’enfants. Beaucoup d’enfants survécurent aux brûlures. Lors d’une réunion, David Petraeus, le commandant américain en Afghanistan, a choqué les responsables afghans en suggérant que les enfants avaient été brûlés par leurs propres parents, pour faire pression sur les États-Unis et leurs alliés et les faire cesser leurs opérations dans la région.
Ainsi, nous les voyons tels qu’ils sont réellement, ceux qui occupent les sommets du pouvoir – pas des monstres jouissant de leur barbarie, mais de simples êtres humains qui, comme beaucoup, ne supportent pas de faire face à la réalité qu’ils infligent aux autres. L’instinct de Nixon l’amena donc immédiatement à chercher refuge dans un monde irréel.
Ce genre de comportement n’est pas réservé aux seuls responsables américains. Durant les interrogatoires de Saddam Hussein, le FBI lui a apporté à plusieurs reprises des preuves de ses actes brutaux. Il n’a pas cherché à justifier ce qu’il avait fait; mais a simplement refusé d’accepter l’avoir commis. «Des histoires et des contes ont été tissés» à propos du traitement réservé par l’Irak aux prisonniers de guerre koweïtiens après la guerre du Golfe de 1991, a-t-il dit. Lorsque le FBI lui a projeté un documentaire sur la répression de l’insurrection après la première guerre du Golfe, il a déclaré qu’il s’agissait d’un «film de propagande».
Mais le rapport des dirigeants avec la réalité peut se préciser ou s’évanouir. Dans son journal intime, Haldeman note que Nixon l’a appelé à Pâques 1973 pour échanger sur l’épreuve ravageuse du Watergate. «Rappelez-vous que vous faites ce qui doit être fait», lui a dit Nixon. «Lorsque j’ai tué à Hanoï des enfants innocents, je pensais ainsi.» Autrement dit, à ce stade Nixon ne racontait plus des histoires à dormir debout sur des ennemis qui blesseraient leurs propres enfants pour lui nuire. Il empruntait un chemin psychologiquement plus sain, celui d’accepter la responsabilité des meurtres de masse qu’il avait commis, en se justifiant à l’idée qu’ils avaient été nécessaires.
Phan Thi Kim Phuc a subi sur tout son corps de graves brûlures au troisième degré. Lorsque le photographe de l’AP l’a emmenée dans un hôpital de Saigon, les médecins pensaient qu’elle ne survivrait pas. Et pourtant, elle a survécu – comme, semble-t-il, ce sera le cas pour Martin Gugino. Comme Gugino, elle a passé sa vie à militer pour la paix. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que Trump s’efforce désespérément d’expliquer que ni lui ni les siens ne font de mal à de telles personnes. Comme le disait le poète T.S. Eliot: «Le genre humain supporte mal la réalité.» Ceux qui dirigent le monde ne la supportent absolument pas. (Article publié par The Intercept, en date du 10 juin 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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