Par Felipe Betim, Gil Alessi
et Breiller Pires
Le vendredi 14 décembre, le député fédéral de l’Etat de Rio de Janeiro, membre du PSOL (Parti socialisme et liberté), Marcelo Freixo, s’est présenté devant les journalistes de l’Assemblée législative de Rio de Janeiro pour commenter les nouvelles publiées par le quotidien O Globo, un jour auparavant, selon lesquelles sa vie aurait pu prendre fin le samedi 8 décembre. La police de Rio avait découvert que des membres de gangs, de groupes paramilitaires composés d’anciens policiers qui contrôlent des activités illégales dans des quartiers pauvres, avaient l’intention de le tuer. Si cette action n’avait pas été découverte, il aurait pu être le deuxième homme politique connu assassiné dans cette ville en moins d’un an. En effet, en mars, la conseillère municipale Marielle Franco, également membre du PSOL, a été abattue en pleine rue avec son chauffeur dans un des quartiers les plus populaires du centre. Un crime qui, à ce jour, n’a toujours pas été élucidé [voir les articles publiés sur le site alencontre.org en date du 17 mars, 25 et du 28 mars 2018]
La conférence de presse convoquée par Marcelo Freixo s’est déroulée au cours d’une semaine particulièrement symbolique, c’est-à-dire le même jour, neuf mois après l’exécution brutale de Marielle et quatre jours après le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme [10 décembre 1948]. Et aussi, dans un contexte d’inquiétude croissante quant à un scénario possible de plus grande vulnérabilité d’opposants, à partir de l’année prochaine, suite à l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. Ce président d’extrême droite déclarait, peu avant de gagner les élections, qu’il était nécessaire de «mitrailler le petralhada», formule faisait allusion aux partisans du PT [Parti des travailleurs], dits pétistes.
Les menaces contre Freixo ne sont que la pointe de l’iceberg et concernent non seulement d’autres personnalités publiques, mais aussi ceux qui agissent loin des projecteurs, principalement dans les campagnes, pour défendre la réforme agraire, les droits indigènes ou les ressources naturelles [voir l’article publié sur ce site en date du 19 décembre]. Selon les données de Front Line Defenders [organisation de défense des droits humains qui a obtenu une distinction du Haut-Commissariat aux droits de l’homme], qui utilise des données de l’ONG brésilienne Comissão Pastoral da Terra, ce pays d’Amérique du Sud est l’un des plus dangereux pour les militant·e·s: 60 des plus de 300 assassinats de ce type qui ont eu lieu dans le monde en 2017 se sont produits au Brésil. Un chiffre uniquement comparable à celui de la Colombie, du Mexique ou des Philippines. «Marcelo Freixo représente en quelque sorte une synthèse de tout ce que nous avons dénoncé aujourd’hui. Nous n’avons toujours pas été en mesure de clarifier la mort de Marielle et nous avons maintenant une menace qui pèse sur une personne directement liée à elle», explique Eliana Sousa, militante et fondatrice de l’ONG Redes da Maré [institution qui consacre ses activités à garantir des services publics pour les 137’000 habitants des 16 favelas de la région de Maré, zone nord de Rio].
Freixo, qui a présidé il y a dix ans une enquête contre les structures parapolicières à l’Assemblée de Rio, a été élu député fédéral cette année. Il exercera son mandat dans la capitale Brasilia, sous protection d’une l’escorte policière et espère continuer à bénéficier de son escorte personnelle, fournie par le Secrétariat à la sécurité de Rio pendant dix ans, les jours où il retourne à Rio. «La mort de Marielle a été l’un des crimes les plus sophistiqués de l’histoire de Rio de Janeiro: quel groupe est capable, au XXIe siècle, de faire tuer une conseillère municipale?» affirme le député. «Tant que ce n’est pas résolu, on ne peut parler de démocratie à Rio de Janeiro.» «Les défenseurs des droits humains ne sont pas des défenseurs des criminels. Les défenseurs des droits humains défendent la loi. Et la loi ne peut pas permettre à un tel groupe criminel de contrôler la vie des gens», complète Freixo.
A Brasilia, Freixo sera aura comme camarade de la fraction parlementaire du PSOL le député Jean Wyllys, de Rio, qui a également déclaré qu’il recevait des menaces. Il fut l’un des plus grands adversaires de Bolsonaro au législatif fédéral [il y siège depuis 2011] et il l’a même interpellé directement lorsque le président désormais élu a rendu hommage au colonel Brilhante Ustra, tortionnaire de Dilma Rousseff sous la dictature, lors du vote pour la destitution de l’ancienne présidente en août 2016. Après ces paroles de Bolsonaro, Wyllys lui a craché dessus.
Les menaces qui pèsent sur le député fédéral ont amené la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) à demander au gouvernement brésilien de prendre des mesures pour protéger sa vie et d’enquêter sur ces menaces. «C’est une réaction de la communauté internationale suite à l’inaction de l’Etat brésilien face à une situation qui dure depuis longtemps et qui, depuis un an, s’est beaucoup aggravée», a déclaré le parlementaire à El Pais. «Les menaces de mort constantes que je reçois depuis des années, qui incluent maintenant des références explicites à ma famille, se sont intensifiées pendant la destitution de la présidente Dilma [Rousseff] et après le meurtre de Marielle», a-t-il ajouté. «Je ne peux aller nulle part sans escorte, j’en ai besoin pour protéger ma vie, c’est comme si j’étais en captivité sans avoir commis un crime, et je suis la victime. Cela affecte vraiment ma santé physique et psychique.»
La vie de l’anthropologue Debora Diniz, professeure à l’Université de Brasilia (UnB) qui défend les droits des femmes, a également complètement changé. Ces derniers mois, elle a reçu des dizaines de menaces de mort, au point d’être incluse dans le Programme de protection des défenseurs des droits humains du gouvernement et d’avoir reçu le conseil de quitter le pays, une décision qu’elle a finalement prise. Les actions contre elle, qui travaille publiquement depuis au moins 15 ans, ne sont pas nouvelles. Mais elles ont augmenté après qu’elle s’est présentée devant les tribunaux pour défendre la dépénalisation de l’avortement jusqu’à la douzième semaine de grossesse [Bolsonaro comme les évangélistes et d’autres secteurs réactionnaires sont radicalement opposés au droit à l’avortement]. «Je suis victime d’attaques qui mettent en danger le contenu même de la démocratie», dit-elle dans des déclarations à El Pais.
Participation de l’Etat
«Au Brésil, personne qui se bat n’est protégé. Il y a plusieurs mesures que les autorités doivent prendre», affirme Jurema Werneck, directrice d’Amnesty International dans ce pays d’Amérique du Sud. «Ce genre de menaces et d’assassinats de défenseurs des droits humains ne peuvent se développer sans une participation de l’Etat», ajoute-t-elle. «Ces personnes sont réduites au silence afin que ces violations [des droits de l’homme] puissent se poursuivre. Dans le cas des menaces qui pèsent sur des parlementaires, comme Freixo, Wyllys et Marielle, il y a une menace supplémentaire pour la démocratie, car ce sont «des instruments, quelle que soit leur position politique, pour le fonctionnement d’une démocratie».
Atila Roque, directrice de la Fondation Ford au Brésil et ancien directeur d’Amnesty International au Brésil, reconnaît que «tous ceux et toutes celles qui se battent pour les droits de l’homme» au Brésil ont déjà subi des menaces. «Ce n’était pas différent avec moi, et ce que j’ai fait consista à prendre des précautions et à adopter les protocoles de sécurité qui m’avaient été recommandés à l’époque.»
Dans les années 1980, encore très jeune, Roque était engagé directement dans des conflits liés à la question agraire. Les assassinats de chefs paysans, de chefs religieux et d’avocats qui défendaient le droit à la terre «étaient presque quotidiens». «L’un des crimes qui m’a le plus marqué a été le meurtre du père Josimo Tavares en 1986, quelques jours après notre rencontre à Imperatriz, Maranhão [nord-est du pays]. J’ai fini par aller à son enterrement.» «C’est aussi une réalité quotidienne dans la vie des jeunes des favelas et des banlieues, en particulier pour les jeunes Noirs qui vivent au quotidien le racisme et la militarisation des territoires où ils vivent», ajoute-t-il.
Eliana Sousa, fondatrice de Redes da Maré, qui agit dans cet ensemble de favelas cariocas, a également été menacée à plusieurs reprises. Elle estime que la dangerosité actuelle est plus grande parce que dans le climat actuel les dénonciations ont également augmenté. Il y a plus de réaction et de résistance de la part de ceux qui sont victimes de la violence qui est également provoquée par l’Etat lui-même. «Après une action militaire répressive dans une favela, il y a toujours des déclarations officielles diffusées par les médias et qui rendent suspects ceux qui y vivent. Aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux et aux autres médias, nous pouvons faire entendre une autre parole et faire la preuve que les choses ne sont pas toujours comme le récit officiel les présente. D’une part, cette autre voix est positive et expose ce qui se passe, Mais, d’autre part, elle nous rend plus vulnérables», affirme-t-elle. Il y a, dit-elle, un projet qui «a comme idéologie un affrontement qui suscite plus de violence», qui se matérialise en une menace pour la démocratie parce que «dans les favelas et les banlieues, les mêmes lois ne sont pas respectées ou considérées comme telles parce qu’il s’agit d’une favela, et que les gens qui y habitent ne sont pas reconnus comme ayant des droits». (Article publié sur le site d’El Pais, en date du 17 décembre 2018; traduction A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter