Entretien avec Peter Uhl conduit par Jan Malewski en 1998
Oppositionnel marxiste tchécoslovaque, condamné à deux reprises (en 1969 à quatre ans et en 1979 à cinq ans de prison), signataire de la Charte 77 et fondateur du VONS (Comité de défense des personnes injustement persécutées), Petr Uhl est aujourd’hui journaliste (en août 1998) à Prague. Cet entretien, qui date de seulement 20 ans, indique l’utilité de réanalyser, une fois de plus, 50 ans après «le printemps de Prague», ce «processus» et, plus généralement, la dynamique «des réformes» des dits «Etats ouvriers bureaucratiquement dégénérés» ou des «formations en transition – bloquée (sic) — vers le socialisme». (Réd. A l’Encontre)
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Le Printemps tchécoslovaque me semble être un contretemps dans l’évolution des pays de l’Est: en 1968 en Pologne la libéralisation de 1956 fait déjà partie de l’histoire et l’heure est à la reprise en main, en URSS Khrouchtchev a été destitué et remplacé par Brejnev-Kossyguine, ce qui met fin à la déstalinisation des XXe et XXIIe congrès du PCUS, en Hongrie la libéralisation économique réelle vient après la répression massive de 1956-1958… et peut donc être contenue hors du terrain politique. Comment expliques-tu cette exception tchécoslovaque ?
Petr Uhl: Je ne vois pas cet événement, l’arrivée de Dubcek [en janvier 1968 il est nommé secrétaire du PCT] et la révolte de Prague contre Moscou, surtout à partir de l’été 1968, comme un phénomène isolé. En URSS Brejnev-Kossyguine représentait encore une aile plutôt réformatrice à la différence de Souslov et d’Andropov (à ce moment). Les Soviétiques ont été contraints de reprendre le chemin conservateur avec l’intervention en Tchécoslovaquie, qui a signifié la chute du courant réformateur en URSS.
Avant il y avait des tendances visant à freiner la libéralisation, mais à mon avis c’est en août 1968 que la rupture c’est produite en URSS. Le printemps tchécoslovaque est le fruit d’un développement commencé chez nous après la mort de Staline, qui fut un temps interrompu par les événements révolutionnaires en Hongrie et en Pologne et par la répression qui suivit. Ce mouvement a redémarré en 1963, lorsque les réformateurs, les libéraux, sont parvenus progressivement au pouvoir au sein du PC. Je me souviens de cette période de 1963-68 (je venais alors de terminer mes études universitaires) où chaque mois il y avait un soulagement, une petite libéralisation dans le domaine des voyages, de la culture, des informations… Le régime policier devenait beaucoup plus souple. Ce fut libéralisation réelle durant plusieurs années. L’année 1963 est une année décisive, parce que le nouveau gouvernement de Jozef Lenart [à cette date il est nommé Premier ministre, par la suite il sera un dirigeant aligné sur l’URR du Parti slovaque] est formé. 1968 avec la question slovaque et les conflits internes au PC était le fruit d’un développement qui se préparait depuis des années.
Ce développement a débordé la mise en scène du parti, lorsque le peuple a commencé à s’auto-organiser et à se battre pour ses intérêts, parce qu’auparavant c’était le parti qui tolérait ceci ou cela. Au printemps 1968 l’initiative est progressivement passée du côté des étudiants, des syndicalistes, des artistes, des ouvriers même. Ce n’était pas le peuple abstrait, mais les couches concrètes qui exprimaient leurs intérêts et qui trouvaient un écho dans l’appareil du parti.
Dans le printemps tchécoslovaque il y a plusieurs courants, celui des libéraux de l’appareil du parti, mais aussi d’autres courants — chez les étudiants et les intellectuels par exemple, le courant démocratique — qui se focalisent notamment sur la question de la censure…
Pour être correct avec l’histoire, il faut dire que l’abolition de la censure fut une décision du praesidium du parti et non pas d’abord une revendication des étudiants et des intellectuels ni une décision de l’appareil. C’est le parti lui-même qui, le 29 février 1968, a décidé de ne plus appliquer la censure préliminaire. La division à l’époque n’était pas entre ceux qui étaient au parti et ceux qui n’y étaient pas. Les fractures passaient ailleurs.
Il y avait un groupe de conservateurs pro-soviétiques, presque tous étaient au parti, mais ils étaient en minorité. La majorité était très différenciée, certains avaient plus d’audace, d’autres étaient moins courageux, mais ils allaient vers la démocratie par le chemin de la démocratisation, c’est-à-dire les compromis, les consensus, etc. Je ne pense pas qu’il y ait eu des différences politiques entre, par exemple, les étudiants et l’appareil. J’étais alors actif dans le mouvement étudiant et je me souviens des contacts que nous avions avec l’appareil du parti de Prague. C’était alors la même volonté, les mêmes perspectives. Les différences étaient ailleurs: entre les pro-soviétiques et les démocrates, entre les actifs et ceux qui étaient encore apathiques.
Il ne faut pas oublier les courants populaires de 1968 et aussi de 1969, parce que durant plusieurs mois après l’intervention des chars soviétiques [dans la nuit du 20 au 21 août] les valeurs avaient été conservées, des institutions aussi, et même il y a eu des institutions — les syndicats, les associations d’artistes ou l’association des Rom (Tziganes) — dont les structures ont été créées après l’intervention militaire, c’était en quelque sorte le printemps prolongé.
Dans le parti le moment le plus avancé ce fut le congrès clandestin après l’intervention…
Oui, mais c’était encore sur la lancée, juste après l’intervention. Ce dont je parle s’est produit plus tard, après décembre 1968. Tout marchait encore sans censure et la vis fut serrée peu à peu, en mai et juin 1969. J’ai été arrêté et mis en prison pour quatre ans au mois de décembre 1969. Je me souviens très bien comment la situation se dégradait, mais il y avait encore une radicalisation, de grandes émeutes à Prague où la jeunesse surtout a montré sa combativité pour les idéaux démocratiques, sur les barricades, avec les pavés à la main…
Comment, trente ans après, le printemps tchécoslovaque est-il interprété en république tchèque?
Aujourd’hui il y a deux conceptions. La première, qui est dominante, c’est que le communisme est un mal, les quarante années étaient mauvaises, ce n’est pas la peine de s’occuper d’une année particulière. Le printemps de Prague est réduit à une lutte pour le pouvoir à l’intérieur du parti. L’autre image, c’est qu’en 1968 le parti, son comité central, l’appareil étaient sur le bon chemin pour mener le peuple à la démocratie, mais, malheureusement, les Soviétiques sont intervenus. Je pense que les deux schémas sont faux, la vérité est ailleurs, il y a eu un débordement populaire.
Cela dit, chez nous 1968 est occulté. Le président du Sénat Petr Pithart (qui en 1968 était au parti et très engagé en faveur des réformes) a organisé un colloque à Paris, mais non à Prague. Et on peut penser que si ce n’était pas sa propre histoire, il n’aurait peut-être même pas organisé cela. Depuis neuf ans, personne dans mon pays — dans mes pays, en Slovaquie et dans la république tchèque — ne parle plus des communistes victimes du stalinisme, c’est interdit. Les enfants qui vont à l’école apprennent qu’il y avait une grande résistance anticommuniste, et les méchants communistes étaient tous unis pour faire le mal. Nous avons même une loi qui dit cela.
On rebaptise les rues de manière sélective. Par exemple il n’y a nulle part de rue Zavis Kalandra, qui n’était pas au PC (il avait été exclu car il était trotskiste) et qui a été exécuté à la suite du même procès que Milena Horakova (qui ne peut être soupçonnée de sympathie communiste). Dans toutes les villes, il y a aujourd’hui une rue Horakova. Alors a-t-on affaire à une amnésie collective? Où bien essaye-t-on de défigurer la mémoire historique? Des gens comme Karel Bartosek [membre du PC, participe au «printemps» de Prague, exclu du PC, réprimé, cherchera l’exil en France, historien], qui s’est récemment illustré dans le Livre noir du communisme, participent à ce genre de défiguration. Je suis venu à Paris pour être présent au colloque sur le printemps tchécoslovaque, organisé par les deux Sénats (français et tchèque). A cette occasion Jacques Rupnik (qui pourtant est un ancien gauchiste, je crois même qu’il est passé par la Ligue) et Pavel Tigrid ont dit, en gros, qu’il n’est pas utile de parler de 1968, parce qu’il faut surtout parler des crimes communistes et de la lutte pour le pouvoir.
Dans le printemps de Prague il n’y avait pas de courant en faveur de la restauration du capitalisme. Alors l’année 1968 dérange aujourd’hui cette réinterprétation de l’histoire…
Oui, il n’y avait pas de tel courant et il n’y en a même pas eu pendant la révolution de velours de 1989. Ce n’est qu’après qu’il est apparu. Il faut noter qu’en 1968, par exemple, pas une seule coopérative agricole ne s’est dissoute! Un an avant la révolution de velours, en septembre 1988, fut créé le Mouvement pour la liberté civique. En se moquant, à l’époque, au sein de l’opposition, on parlait du «courant de la liberté bourgeoise». C’était un courant socialiste libéral, qui ne visait pas le démontage de l’Etat (rien à voir avec la réalité d’aujourd’hui) et préconisait seulement la propriété privée de la petite et moyenne production (chez nous, à la différence de la Pologne et de la RDA, tout était nationalisé).
Il était question du marché, mais en combinaison avec le plan, donc d’un projet d’économie mixte. Et c’était le courant le plus à droite dans l’opposition d’alors. Rien à voir avec les néolibéraux! Bien sûr il y avait des individus qui parlaient positivement de Pinochet, mais ce n’était pas un courant, seulement des individus isolés.
Comment le passage à la restauration s’est-il fait si rapidement?
Je pense que c’est dû à la décomposition de l’URSS. Ce monolithe, ce colosse a été cassé. Toute la structure rigide a été brisée et il n’y avait pas d’alternative. L’autogestion ouvrière n’était pas une réelle alternative, parce que c’est l’Etat répressif qui était en cause. Alors c’est vers une conception de l’Etat libéral qu’on s’est tourné, avec une conception bourgeoise des droits de l’homme et avec la philosophie fondamentale d’un libéralisme politique qui n’inclut pas forcément un libéralisme économique, ni le capitalisme. Le capitalisme comme référence idéologique n’est venu chez nous que plus tard, après le libéralisme politique. A dire vrai, nous n’avons pas encore le capitalisme, car la plupart des industries, non restructurées, sont gérées par les banques qui restent la propriété de l’Etat ou appartiennent toujours au fonds de la propriété nationale. C’est formellement une propriété de l’Etat, même si pratiquement le management joue le rôle de patron (non pas de directeur mais de patron).
Mais je pense que le pendule historique revient aujourd’hui. La social-démocratie va progresser aux élections et elle est beaucoup plus étatique, beaucoup moins libérale, beaucoup plus sociale. On va quitter les schémas néolibéraux, qui ne sont pas efficaces, qui détruisent le pays.
Après 68 tu avais été de ceux qui ont essayé de fonder un parti, le Parti révolutionnaire socialiste tchécoslovaque (PRST)…
Non, non, non, c’est un malentendu. Nous avions fondé un groupe politique qu’on appelait le Mouvement de la jeunesse révolutionnaire – une centaine de personnes au maximum. Nous n’avions pas la perspective de fonder un parti, mais pour diffuser un tract lors du premier anniversaire de l’intervention soviétique en août 1969, pour nous cacher, nous avions cherché un nom pour notre groupe pour ne pas signer le tract de notre nom, car nous étions connus. Alors nous avions inventé le PRST — j’étais contre, mais les autres m’ont convaincu que le mot parti était mieux. C’était une fraude, ce n’était pas la tentation de fonder un parti. Je n’ai jamais eu cette aspiration…
Parti ou mouvement, il s’agissait quand même d’une organisation socialiste révolutionnaire avec une grande influence du Mai français, du courant anti-autoritaire allemand… qu’en reste-t-il?
Le groupe que nous avions essayé de créer alors était en fait très conservateur. Nous voulions conserver les valeurs du processus de démocratisation. Nous ne voulions pas les rendre. C’était une organisation d’autodéfense, pour conserver les acquis et non pas un projet pour aller de l’avant. Rien ne reste de cela. Certains, comme Jaroslav Suk, qui est en Suède, ou moi, gardent des convictions socialistes, d’autres sont devenus sociaux-démocrates, comme Jaroslav Basta, qui sera peut-être ministre de l’intérieur. D’autres encore ont viré à droite. Mais même ceux qui sont allés à droite, reviennent maintenant lentement vers la gauche. (Publié en 2008 dans Inprecor)
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