Il y a exactement trente ans, le 25 mai 1987, se tenait la dernière Journée de la Jeunesse (Dan Mladosti) dans le gigantesque Stade de l’Armée populaire yougoslave de Belgrade, où se jouent les matchs du Partizan. Comme à l’accoutumée, les célébrations se sont conclues en entonnant les paroles de Druže Tito mi ti se kunemo: «Camarade Tito, nous te le jurons: nous ne dévierons jamais de ton chemin».
La Journée de la Jeunesse est célébrée le jour de l’anniversaire officiel du maréchal Tito. En réalité, le père de la Yougoslavie socialiste était né le 7 mai 1892, et cette fête coïncidait surtout avec l’échec des troupes nazies à le capturer à Drvar, en 1944. Elle était précédée par une gigantesque course de relais, la Titova štafeta, organisée dans tous les territoires de la Fédération, qui constituait un élément essentiel de la construction nationale yougoslave.
Le culte du maréchal Tito
Dans son ouvrage Balkan Idols (paru en 2002 aux éditions Oxford University Press), Vjekoslav Perica identifie quatre modes de consolidation de la «religion civile» yougoslave. Le premier repose sur les mythes des origines de la nation, avec pour événements charnières la guerre antifasciste de libération menée par les partisans et la rupture avec Staline consommée en 1948. Le deuxième consiste à invoquer les principes de «fraternité et unité», la devise yougoslave, et donc à minorer et résoudre les «conflits ethniques», au nom du socialisme et du yougoslavisme. Le troisième était le culte de Tito, père fondateur et héros national. Enfin, le quatrième était fondé à l’international sur l’originalité du Mouvement des non-alignés [la déclaration initiale, en 1956, avait été signée par Tito, Nasser, Soekarno et Nehru] et, en politique intérieure, sur la promotion du modèle autogestionnaire, développé après la rupture avec Moscou.
La Titova štafeta existait déjà en 1945, mais ce n’est qu’en 1957 qu’elle s’est institutionnalisée en tant qu’événement majeur de la Journée de la Jeunesse. La création de la Journée de la Jeunesse répondait à la tendance, bien de son époque, à voir dans la «jeunesse» une humanité nouvelle porteuse d’un ordre nouveau. Faire d’un événement sportif le cœur de cette journée était également un moyen d’unir symboliquement dans un même effort les six républiques et les deux provinces autonomes de la fédération. Le témoin qui passait de main en main contenait des messages à la gloire de Tito, que celui-ci recevait en grande pompe dans le stade du Partizan lors d’une cérémonie rappelant celles d’ouverture des Jeux olympiques. La Titova štafeta était un phénomène de masse: ses 43 éditions auraient fait participer près d’un tiers de la population yougoslave.
Le pouls de la Yougoslavie
Quelques dates méritent d’être relevées pour leur signification historique. L’année 1980 place un Tito affaibli au centre des célébrations: c’est au centre hospitalier de Ljubljana, où il meurt le 4 mai, que la course s’arrête. En 1957, le témoin avait été tendu au maréchal par le Croate Miko Tripalo, qui sera une quinzaine d’années plus tard exclu du parti à cause sa participation active au mouvement du Printemps croate de 1971 [voir à ce sujet l’article paru en 2000 sur Le Primps corate de 1971].
Le dernier témoin reçu par Tito, en 1979, était porté par une étudiante de Pristina qui s’était adressée à lui en albanais. Un an plus tôt, la course était partie des mines de Trepca/Trepça au nord de Mitrovica. Une décennie plus tard, plus d’unité ni de fraternité: c’est de ces mêmes lieux que se déclenchèrent en 1989 les manifestations de mineurs albanais qui se battaient contre l’abolition de l’autonomie du Kosovo décidée par le nouvel homme fort de Belgrade, Slobodan Miloševic, celui qui allait sonner le glas du projet titiste avec sa politique nationaliste serbe.
Les années 1980, pourtant, semblent s’appliquant à assurer la continuité du régime malgré la disparition de son héros – «après Tito, Tito», disait-on alors. Mais en 1987, le rituel est profané : le collectif artistique slovène Novi Kolektivizem fait scandale en représentant la Titova štafeta sous les traits d’une cérémonie olympique nazie, calquée sur les jeux de Berlin de 1936. Déjà, l’esprit de fraternité et d’unité que cherchait à imposer la Journée de la Jeunesse commençait à se dissiper… Cette année-là, le témoin comportait, de façon prémonitoire, huit petits points rouges – comme autant de gouttes de sang annonçant le déchaînement de violence des années 1990.
L’année suivante, les festivités se limitèrent à un grand rassemblement – sans course de relais, avec pour tout accompagnement musical le Bolero de Ravel. Adieu les chansons titistes et l’Internationale. Deux ans plus tard, en janvier 1990, la Ligue des communistes implosait lors de son XIVe Congrès, après le départ des délégations croate et slovène.
Que reste-t-il aujourd’hui de ce qui faisait la singularité de la Journée de la Jeunesse yougoslave? Le patrimoine à sa gloire ne manque pas : on peut admirer le monument érigé au stade Partizan de Belgrade, et les 20’000 témoins et messages exposés au musée d’histoire yougoslave.
Surtout, en 2007, le rituel de la Titova štafeta a été relancé par des nostalgiques du maréchal Tito de toutes les républiques désormais indépendantes de l’ancien Fédération. Le souvenir, bien sûr idéalisé, de la Yougoslavie fédérale, socialiste et autogestionnaire apparaît aujourd’hui comme un antidote aux incertitudes d’une interminable «transition» politique et économique. (Article publié dans Le Courrier des Balkans, le 24 mai 2017)
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