France. Macron, l’homme qui fait du neuf avec du vieux

Par Rafaël Cos

La séquence présidentielle qui s’achève est aujourd’hui interprétée sous l’angle du grand chambardement – et pour cause. Initialement favorite, la droite a disparu pour la première fois du second tour de l’élection présidentielle au profit du Front national. Le Parti socialiste, aujourd’hui menacé d’éclatement, a totalisé son plus faible score depuis sa refondation en 1971. Emmanuel Macron est le premier président de la Ve République élu sans avoir bénéficié du soutien d’un appareil partisan structuré. Enfin, le nouveau gouvernement d’Edouard Philippe (LR) prend la forme d’une «grande coalition» inédite, qui risque d’accélérer encore la recomposition du système partisan. Cette configuration historique fait logiquement le miel des commentateurs, mais elle présente une conséquence dommageable: elle masque la grande continuité idéologique qui relie le nouveau chef de l’Etat non seulement à son prédécesseur, mais aussi, sous bien des aspects, au bilan cumulé de plusieurs décennies d’alternance.

Borner l’horizon des possibles

C’est l’une des prouesses d’Emmanuel Macron que d’avoir fait du neuf avec du vieux, en incarnant la nouveauté à partir d’un corpus idéologique dont les grandes lignes dominent le champ des politiques publiques depuis le début des années 1980.

• Ce corpus est bien connu: il consiste, en substance, à satisfaire les exigences de compétitivité imposées par la mondialisation des échanges économiques. Ce projet économique procède d’une philosophie sociale que le sociologue Pierre Bourdieu avait résumée d’une formule, «le fatalisme du probable». Cette inclination particulière, dont le mouvement consiste à épouser les contraintes environnantes – au prix d’un renforcement de leurs effets –, se donne à voir dans une série d’oppositions rhétoriques éprouvées – comme celle, remise au goût du jour par M. Macron, entre la société «bloquée» et la «libération» des énergies économiques. Au-delà des symboles, cette philosophie sociale – que Bourdieu qualifiait aussi d’«idéologie dominante» – s’est progressivement déposée dans un projet réformateur continu: la fixation d’un «ordre de la dette» bornant l’horizon des possibles, la modération salariale, le développement du secteur financier, la libéralisation du marché du travail, etc.

• Ce cadre général, la gauche socialiste y a pleinement contribué. Lors de gouvernements successifs, elle a désindexé les salaires des prix, libéralisé les marchés de capitaux et imaginé les normes budgétaires européennes. En ce sens, il y a bien longtemps déjà que le PS a fait son Bad Godesberg» [commune proche de Bonn, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, où s’est tenu, en 1959, le Congrès du SPD qui a mis en harmonie sa pratique et son programme, rompant avec les scories de marxisme qui existaient dans la lettre de son programme et en s’adressant au «peuple tout entier»] – selon une formule impropre, mais consacrée. Le PS a toutefois ses raisons que la raison néolibérale ignore: ce parti n’est pas structuré de manière à pouvoir trancher les questions que son bilan gouvernemental a fait naître.

D’une part, et pendant longtemps, personne n’y a eu intérêt: un parti politique comme le PS met à disposition un ensemble de ressources (matérielles, financières et symboliques) incomparable, qui rend particulièrement coûteuse la tentation d’en sortir – que ce soit sur sa gauche ou sur sa droite. D’autre part, le parti, asséché par son expérience du pouvoir, n’est plus configuré pour faire du débat doctrinal une dimension structurante de ses pratiques. Les multiples textes qui s’y écrivent – projets, programmes, motions de congrès, déclarations de principes… – tombent dans l’oubli à peine posé leur point final.

• Dans ce contexte, la victoire d’Emmanuel Macron est une aubaine pour une partie des élites dirigeantes du PS, qui voient dans la configuration qui s’ouvre une manière d’assumer une carrière enfin débarrassée de certaines conventions liées au vieux marquage «socialiste» – unanimisme de congrès, discipline parlementaire, petit jeu de la discordance médiatique, etc.

• Mais, plus fondamentalement, cette élection décante au niveau politique le consensus idéologique qui unifie, au-delà de leurs oppositions internes, les différentes composantes – économique, technocratique ou partisane – du champ du pouvoir. Les premiers pas du «marcheur» Emmanuel Macron ont été maintes fois commentés, mais il faut encore y revenir: depuis ses débuts, il a successivement participé à la campagne aux primaires socialistes de Dominique Strauss-Kahn, évoqué avec Laurence Parisot [ex-présidente du Medef] sa proposition d’occuper le poste de directeur général du Medef, fréquenté le think tank En temps réel [1], coordonné les travaux de la commission Attali sur la «libération» de la croissance, intégré la banque Rothschild puis conseillé le candidat Hollande dans le cadre du groupe de La Rotonde, qui associait notamment les économistes sociolibéraux Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen, ainsi que d’autres jeunes inspecteurs des finances.

Le retour de l’utopie élitiste

Dans ces conditions, il est peu étonnant qu’après la défaite d’Alain Juppé à la primaire de la droite, la candidature Macron ait pu constituer la valeur refuge d’une fraction importante de la haute administration et du monde économique, dont les agendas de réforme coïncident sur la plupart des points avec le retour à marche forcée aux 3% de déficit, à la réforme du code du travail, à la baisse de la fiscalité des entreprises, etc.

A la faveur de circonstances exceptionnelles – le discrédit historique de François Hollande anticipant celui de François Fillon –, la vieille utopie élitiste du «gouvernement de compétences» a ainsi pu reprendre ses quartiers. A l’heure actuelle, il est encore difficile de savoir ce qu’il adviendra des contradictions internes du PS. Mais c’est l’un des intérêts de la période: elle risque d’imposer rapidement à la gauche une clarification des oppositions idéologiques qui a longtemps fait cruellement défaut. (Tribune publiée dans Le Monde daté du 25 mai 2017)

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[1] En Temps Réel (ETR) a été créé en 2000, sous la marque «progressiste», par Gilles de Margerie. Ce dernier est actuellement directeur du cabinet de la ministre de la Santé Agnès Buzyn. Inspecteur des finances, il se trouvait à la tête de la société Humanis – créée en 2012 – qui combine mutuelle santé, prévoyance, retraite, épargne, autrement dit un assureur privé à la tête d’un ministère clé. La «sécurité sociale» française rentre dans les eaux troubles du macronisme.

On y retrouve aussi, en temps réel, des personnalités comme: l’avocat Laurent Cohen-Tanugi, habitué des grands bureaux d’avocats de Paris et New York, ancien de la direction de la pharma Sanofi-Synthélabo, conseiller de la présidence de Jacques Chirac, etc.; Stéphane Boujnah, membre de la direction de la firme de gestion financière Amundi, issue d’un rapprochement entre le Crédit agricole et la Société générale, membre du Parti socialiste (sic), il a été membre de la Commission Attali, membre du conseil d’administration de la FNAC, et avec Gérard Mestrallet, patron d’Engie (GDF Suez), ils militent pour faire de Paris une «place financière mondiale». Mestrallet a été présent, sous les ordres de Jacques Delors, au ministère des Finances entre 1982-1983; une carrière cela se construit en temps réel.

La liste peut continuer avec l’actuel président d’ETR Jean-Jacques Barbéris, ancien conseiller de Hollande à l’Elysée qui terminera à Amundi avec un salaire de 400’000 euros. On peut encore y ajouter: Nicole Notat, ex-de la CFDT et consultante en management; Pascal Lamy, ex-de l’OMC; Marcel Gauchet de la direction de la rue Le Débat; Charles Wyplosz, économiste à l’Université de Genève; Laure Adler, «femmes de lettres»…

Une énumération qui illustre la jonction organique, depuis trois décennies, entre les cercles dits «socialistes» et le Capital. (Rédaction A l’Encontre)

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Rafaël Cos est chercheur en sciences politiques au CERAPS, Université de Lille II.

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