Par Santiago Alba Rico
La dernière semaine d’août 2011, après l’entrée des rebelles à Tripoli, un cri de soulagement et de joie a éclaté dans le monde arabe. Au Yémen et en Syrie les manifestations populaires contre les dictatures d’Ali Saleh et Bachar Al Assad se sont multipliées et intensifiées à la lumière de cette victoire que tous les peuples de la région vivaient comme la leur. En Tunisie, les 22 et 23 août, des réfugiés libyens et des citoyens tunisiens ont célébré la chute de Kadhafi dans les rues de la capitale, mais aussi à Sfax, Gabès et Djerba. Même les partis de gauche se sont joints à la célébration.
Ainsi, le Parti communiste des ouvriers de Tunisie, d’Hamma Hammami, un des opposants les plus persécutés par le régime de Ben Ali, a diffusé le 24 août une déclaration félicitant «le peuple frère de Libye pour sa victoire sur le régime despotique et corrompu de Kadhafi, en espérant que désormais le peuple libyen pourra décider de son propre destin, récupérer ses libertés et ses droits et construire un système politique fondé sur la souveraineté qui lui permette de reconstruire son pays, de mobiliser ses richesses au profit de tous les citoyens et d’établir des profondes relations fraternelles avec les peuples voisins».
Au cours des six derniers mois, dans toutes les capitales arabes où les gens protestaient contre les dictateurs locaux, souvent au péril de leur vie, on a organisé des manifestations de solidarité avec le peuple libyen; que cela nous plaise ou non, alors qu’il s’agit de l’une des régions les plus anti-impérialistes du monde, il n’y a eu aucune protestation contre l’intervention de l’OTAN.
Ces derniers mois, j’ai parfois eu l’impression que tandis que la droite colonise et bombarde le monde arabe, la gauche (une partie de la gauche européenne et latino-américaine) lui explique quand, comment et de qui il doit se libérer.
Je ne vais pas entrer dans la polémique très vive qui a fracturé le camp anti-impérialiste; je veux juste remarquer que le seul endroit où cette polémique n’a pas eu lieu a été curieusement celui où les événements sont survenus. Alors que la gauche occidentale échangeait des gnons à propos de l’intervention de l’OTAN, les peuples arabes, accompagnés par une gauche régionale que ni l’Europe ou l’Amérique latine n’ont écoutée, se sont consacrés à lutter contre les dictatures avec des moyens et dans des conditions qu’aucune analyse marxiste n’aurait prévu ni même souhaité. Le fait est que les puissances occidentales ne s’étaient pas non plus attendues à ce qui s’est passé ni ne l’avaient souhaité et le résultat de leur improvisation bâclée, aussi hypocrite que diligente, est encore une inconnue.
Une des erreurs dans l’analyse schématique d’un secteur de la gauche occidentale (aussi occidentale en cela que le sont les bombes de l’Alliance atlantique) a consisté à attirer l’attention sur les intérêts euro-étatsunien en Libye, comme si ces intérêts n’avaient pas été assurés sous Kadhafi et comme si, de toute manière, une intervention était la conséquence nécessaire d’une énumération d’intérêts. On n’intervient pas où et quand on veut, mais où et quand on peut. Les intérêts motivent sans doute une intervention militaire, mais ne la rendent pas forcément possible. Dans le cas de la Libye, à mon avis, ce sont deux facteurs qui l’ont rendue possible.
La première est qu’il s’agissait, comme l’ont immédiatement reconnu les peuples et les gauches arabes, d’une cause juste. La révolte populaire qui a commencé à Benghazi et a avorté dans le quartier de Fachloum à Tripoli le 17 Février 2011, était le prolongement, avec une égale légitimité et spontanéité, des révolutions en Tunisie et en Egypte. Jean-Paul Sartre a écrit en 1972 que «le pouvoir utilise la vérité quand il n’y a pas de meilleur mensonge». Dans ce cas, aucun mensonge n’était mieux que la vérité elle-même: le «tyran monstrueux» était un monstrueux tyran et les «rebelles libyens» étaient réellement des rebelles libyens. L’Occident utilisant la vérité pour sa propagande, la gauche schématique – très éloigné ou avec peu de connaissance de la région – est tombée dans le piège et s’est mise à répéter candidement face à celle-ci, un tas de mensonges et de demi-vérités, offrant à ceux qui bombardaient une cause juste et assumant l’ignominie de défendre une injustice.
Le deuxième facteur a trait à l’isolement du régime Kadhafi. Mis à part le Nicaragua et le Venezuela, très éloignés de la scène, les seuls amis qu’avait Kadhafi dans le monde étaient quelques dictateurs africains et quelques impérialistes occidentaux. Une fois qu’il eut été abandonné par ces derniers, aucun État ayant un poids géostratégique – ni la Ligue arabe, ni la Chine ni la Russie – n’allait opposer de résistance à l’intervention de l’OTAN. Contrairement à ce qui se passe pour la Syrie, un nœud d’équilibres très sensibles dans lequel Bachar El-Assad vend la «stabilité» tous azimuts, tout en tuant impunément des milliers de révolutionnaires, Kadhafi et son régime ne représentaient rien dans la région.
Au contraire, tous les intérêts, y compris politiques, le rendaient vulnérable: plus que le pétrole, il faut compter parmi les facteurs déclencheurs de l’intervention de l’OTAN les pressions de l’Arabie Saoudite sur les Etats-Unis, très réticents à une intervention, et l’occasion pour la France de retrouver du prestige dans son «arrière-cour» naturelle, l’Afrique du Nord, après la claque prise en Tunisie et en Egypte, où le soutien à Ben Ali et Moubarak (avec le scandale des vacances payées de ses ministres) avait mis Sarkozy complètement hors jeu.
L’autre erreur commise par certains secteurs de la gauche a trait précisément à leur schématisme ou plutôt, leur monisme [réductionnisme à un élément]. Les peuples et les gauches arabes, risquant leur vie sur le terrain, ont compris d’emblée l’impossibilité d’échapper à l’inconfort d’analyse s’ils voulaient renverser leurs dictateurs. Ils ont su qu’il fallait affirmer de nombreux faits en même temps, dont certains contradictoires entre eux. Dans le cas de la Libye, ces cinq ou six faits sont les suivants: Kadhafi est un dictateur; la révolte libyenne est populaire, légitime et spontanée; elle est immédiatement infiltrée par des opportunistes, des libéraux pro-occidentaux et des islamistes; l’intervention de l’OTAN n’a jamais eu d’objectif humanitaire, l’intervention de l’OTAN a sauvé des vies; l’intervention de l’OTAN a provoqué la mort de civils; l’intervention de l’OTAN menace de transformer la Libye en un protectorat occidental.
Que faisons-nous de tout ça? Nous pouvons laisser de côté la realpolitik pour aller au réalisme et tenter d’analyser les nouveaux rapports de forces dans le contexte d’un monde arabe en plein processus de transformation. Ou bien nous pouvons affirmer Un Seul Fait – monisme – et soumettre tous les autres à la cravache négationniste. Ainsi, si nous parlons seulement de l’intervention de l’OTAN, avec ses crimes et ses menaces, nous sommes immédiatement contraints par une logique symétrique qui nous éloigne toujours plus de la réalité, de nier le caractère dictatorial de Kadhafi et d’affirmer, au contraire, son potentiel émancipateur et anti-impérialiste; à nier le droit et la spontanéité de la révolte libyenne et affirmer, par ailleurs, sa dépendance mercenaire d’une conspiration occidentale.
L’inconvénient de cet exercice de monisme est qu’il laisse de côté précisément les données qui comptent le plus pour les peuples et les gauches arabes et devraient être le plus importantes pour les anti-impérialistes du monde: l’injustice d’un tyran et la revendication de justice du peuple libyen.
Le monisme simplifie les choses là où elles sont très-très-compliquées. L’OTAN elle-même est consciente de cette complexité, comme en témoigne le fait que, comme l’a rappelé Gilbert Achcar, elle a bombardé très peu la Libye, en vue de prolonger la guerre et d’essayer de gérer une défaite du régime sans vraiment rompre avec lui; c’est-à-dire le contraire de ce que demandait le peuple libyen. Le conflit entre l’OTAN et une partie des rebelles est manifeste, comme il l’est entre les rebelles et le groupe dirigeant du CNT. Nous avons entendu ces derniers jours les dénonciations très agressives, visant à la fois les Etats-Unis et l’Angleterre, Mustafa Abdoul-Jalil et Jibril Mahmoud, et émanant d’Abdelhakim Belhaj et Ismaïl Salabi, les commandants rebelles liés à l’islamisme militant.
Comme en Tunisie et en Égypte, les islamistes sont bien organisés et ont une force, mais ce ne sont pas eux qui ont initié les révoltes. Il est très triste de voir tout d’un coup certains secteurs de la gauche rejoindre le chœur de la «guerre contre le terrorisme» et de la «menace d’Al Qaïda», alors que les révolutions arabes ont révélé que ce courant avait une influence très faible sur la jeunesse arabe.
Quelles que soient ou qu’aient été les relations entre Al Qaïda et le Groupe combattant islamique libyen, les déclarations publiques de ses dirigeants en faveur d’un «État civil» et d’une «véritable démocratie», très peu crédibles, démontrent une grande connaissance du courant principal à l’œuvre dans la région aujourd’hui.
Les gens de gauche devront peut-être se faire à l’idée que le monde arabe va inévitablement être gouverné par l’islamisme dans les années à venir – si on l’avait laissé gouverner il y a 20 ans, aujourd’hui il s’en serait libéré – mais la visite triomphale de Recep Tayyip Erdogan en Égypte, Tunisie et Libye [mi-septembre] indique que l’islamisme ne sera plus celui du djihad et des attentats suicide, comme on le voulait dans l’Union Européenne et aux Etats-Unis, mais un «islamisme démocratique», dont les limites, de toute manière, se révéleront aussi rapidement aux yeux d’une population massive de jeunes de plus en plus intégrée dans les réseaux d’information mondiaux.
Quoi qu’il en soit, la gauche, qui n’a ni armes ni argent, devrait oser parler seulement après avoir imaginé ce qu’elle en aurait fait, si elle en avait eu des armes et de l’argent. Les aurait-elles donnés à Kadhafi? Ou bien aux rebelles, anticipant ce qu’a fait l’OTAN?
Ce que la gauche occidentale doit savoir, c’est qu’en soutenant Kadhafi, elle ne soutient pas Chávez (contrepoint démocratique du tyran libyen, malgré ses déclarations absurdes), mais Aznar et Berlusconi, et, pire encore, Ben Ali et Moubarak. La gauche arabe, très réaliste, sait ce qu’aurait signifié une victoire de Kadhafi pour le printemps arabe toujours en cours. N’oublions pas que Kadhafi a soutenu le dictateur tunisien après son départ, a menacé son peuple et a cherché à déstabiliser ses nouvelles institutions pour remettre la famille Trabelsi au pouvoir jusqu’à ce que, justement, la révolte populaire libyenne du 17 Février fasse échouer tous ses plans.
L’étouffement par le sang et le feu de la révolte libyenne aurait mis en péril les acquis révolutionnaires de la Tunisie et de l’Égypte, encouragé une répression encore plus grande au Yémen et en Syrie et congelé toutes les protestations qui refleurissent au Maroc, en Jordanie et à Bahreïn. On ne peut pas – vraiment pas – être en même temps en faveur des révolutions arabes et de Kadhafi. Paradoxalement, ceux qui soutiennent Kadhafi appuient sans s’en rendre compte l’offensive contre-révolutionnaire de l’OTAN en Afrique du Nord.
Peut-être faut-il préférer un ordre mauvais, pourvu qu’il soit invincible, à un désordre ambigu dans lequel il existe une possibilité de vaincre, même si c’est à long terme ; peut-être eût-il été préférable que ce béotien de Mohamed Bouazizi ne s’immole pas, mettant le feu à toute la région, nous qui étions si tranquilles ; peut-être aurions-nous préféré que les peuples arabes ne se soulèvent pas s’ils ne sont pas capables d’être marxistes et si, à la fin, cela ne sert à rien ou seulement à ce que l’Islam règne ou qu’une poignée d’humiliés et d’offensés respirent un peu.
Mais ce n’est pas nous qui décidons. Ce qui est sûr, c’est que les peuples arabes, y compris celui de Libye, ont décidé de se débarrasser des dictatures les plus interminables sur la planète, «dégelant» une région du monde pétrifiée depuis la Première Guerre mondiale et condamnée, encore et toujours, à servir des intérêts étrangers; et en décidant cela, ils l’ont remise dans le «courant central de l’histoire».
Bien sûr, on peut se laisser aller à éprouver des nostalgies de la guerre froide; on peut se rassurer en voyant des conspirations des méchants habituels de toujours, en s’épargnant ainsi l’effort de se rapprocher de nos semblables sur le terrain et d’analyser soigneusement les nouveaux acteurs qui interviennent sur la scène du monde. On peut faire des discours au lieu de faire de la politique, et faire des remontrances aux Arabes au lieu d’apprendre d’eux.
Ou bien alors on peut essayer d’être solidaires des peuples qui en ce moment essaient d’en finir avec une histoire ou d’en commencer une nouvelle; avec ceux qui, comme en Syrie, au Yémen, à Bahreïn, essaient de secouer le joug de leurs dictateurs et avec ceux qui, comme en Tunisie, en Égypte et en Libye, doivent tenter de se libérer, dès maintenant, de diverses formes d’intervention étrangère. (Traduction de Fausto Giudice)
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Santiago Alba Rico est essayiste et philosophe. Il publie régulièrement des articles sur le site Rebelion et dans diverses revues. Auteur de nombreux ouvrages en langue espagnole, parmi les derniers: Capitalismo et nihilismo (2007). Il a traduit de l’arabe des auteurs tels que le poète égyptien Naguib Surur et l’écrivain irakien Mohamed Judayr. Il est actif dans le Comité de Solidaridad con la Causa arabe.
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