Par Sébastien Farcis
«Réveillez-vous!»«Les voisins tapaient à la porte. Mais il était trop tard. Quand j’ai ouvert, j’ai vu le nuage blanc arriver, se souvient Rehana Bee, âgée de 16 ans à l’époque. Pendant toute la nuit, j’ai vomi. Mon ventre et mes yeux brûlaient, comme si on y avait mis le feu.» Pendant la journée du lendemain, le 3 décembre 1984, Rehana Bee vit ses deux parents et son frère de 3 ans mourir, intoxiqués par ces tonnes de gaz échappés de l’usine de pesticides d’Union Carbide, située à 300 mètres de leur quartier pauvre de JP Nagar.
La survie de Rehana tient du miracle. Mais le poison la suit toujours. Habillée d’une tunique verte qui lui couvre les cheveux, cette musulmane, qui a aujourd’hui 46 ans, boit un chai [thé] tiède. Elle est assise sur une natte dans la pièce unique de 9 m2 de sa maison, éclairée par un néon blafard. Rehana souffre depuis cette nuit-là de difficultés respiratoires, comme son mari qui a été forcé d’arrêter de travailler. Deux de ses six enfants, nés après la tragédie, sont aussi malades.
Javed, 24 ans, est allongé à côté d’elle, les yeux globuleux perdus dans le vide, la bouche ouverte à la recherche d’air. Ses poumons ne fonctionnent presque plus. Les médecins pensaient qu’il avait la tuberculose, et il a dû prendre jusqu’à 60 médicaments par jour, ce qui lui a affaibli les reins. Au bout de huit ans de traitement, ils n’ont pu expliquer ce qui lui a fait ainsi gonfler le ventre, les chevilles et l’entrejambe, tout en le laissant sans force. «Je voulais être ingénieur, lâche-t-il dans un filet de voix, les yeux humides. Mais aujourd’hui, où sont passés ces rêves?» Javed est décédé une semaine après cet entretien. Les associations de victimes pensent que son corps, déjà affaibli par l’héritage génétique de sa mère, a été intoxiqué par les eaux polluées du quartier, situé à moins d’un kilomètre de l’ancienne fabrique du pesticide Sevin.
Union Carbide: une sorte de site nucléaire dévasté, sous la ruveillance de cinq gardes.
Trente ans après le drame, la catastrophe industrielle la plus meurtrière du monde continue à tuer. Cachés derrière un mur en partie effondré, les deux gigantesques bâtiments rouillés de l’usine Union Carbide se dressent au-dessus de Bhopal. L’accès au site de 25 hectares est interdit, mais seuls cinq gardes surveillent. La végétation l’a envahi et des paysannes viennent faire brouter leurs chèvres, les enfants le transforment en terrain de cricket. «Ce sol est hautement contaminé, s’alarme T.R. Chouhan, responsable de l’usine en 1984, aujourd’hui fonctionnaire pour le gouvernement régional. Vous avez de l’arsenic et du DDT, et quand il pleut, cela rentre dans le sol. Il faudrait barricader ce site comme si on y avait mené un essai nucléaire!»
Le même désastre, à plus grande échelle encore, se déroule à 400 mètres au nord de l’usine, là où Union Carbide a déversé ses déchets toxiques entre 1977 et 1984. La pluie a recouvert la terre contaminée pour faire naître un étang de plusieurs hectares. Des buffles se baignent dans ses eaux, des habitants viennent y pêcher des poissons marron clair. Cette zone est la plus contaminée de Bhopal. Elle est source de pollution de la nappe phréatique sur plus de trois kilomètres et de l’eau courante de 50’000 personnes.
En 2009, une étude indépendante menée par le Center for Social Research de New Delhi a confirmé la présence, dans deux sources d’eau autour de l’usine, de pesticides à un niveau 12 fois plus élevé que le taux maximum autorisé en Inde. Et de 24 fois trop de mercure dans l’eau d’une pompe d’un quartier situé à trois kilomètres de la fabrique. La consommation prolongée d’une telle eau entraîne des cancers des poumons et des reins ainsi que l’affaiblissement des muscles, conclut le rapport. Autant de symptômes observés chez le jeune Javed.
Un «accident industriel», dont les «responsables sont identifiés». Le mutisme s’impose donc…
Selon Amnesty International, plus de 22’000 personnes sont mortes et 500’000 blessées depuis trente ans à cause de cette fuite de gaz. Union Carbide [a été rachetée, en 200, par Dow Chemical ; cette firme avec Monsanto, fournissait ledit agent orange – la combinaison de deux herbicides terrifiants, utilisé déjà par l’impérialisme britannique en Malaysie durant s années 1950 – entre 1961 et 1971 au Vietnam] affirme avoir fait le nécessaire pour nettoyer le terrain avant de le rendre au gouvernement régional du Madhya Pradesh, en 1998.
La compagnie américaine avance avoir dépensé 2 millions de dollars pour, entre autres, déposer une bâche de plastique sous la terre de l’étang afin d’empêcher la contamination des nappes. Elle reconnaît que cette pollution est survenue, mais uniquement sous le site de l’usine. Les autorités locales ont adopté la même ligne, et ce n’est qu’en août dernier qu’elles ont fourni de l’eau potable provenant d’une source non toxique aux quartiers concernés. Soit dix ans après l’ordre de la Cour suprême.
Malgré de nombreux appels et visites, les responsables du gouvernement du Madhya Pradesh n’ont pas voulu répondre à nos questions. «La décontamination du site nécessiterait l’excavation de dizaines de milliers de tonnes de terre, puis le contrôle et la capture des dioxines qui s’y trouvent, explique Satinath Sarangi, ingénieur et fondateur de la clinique Sambhavna de Bhopal. Aucune infrastructure n’est capable de faire cela en Inde.» En 2012, l’agence allemande GIZ s’était portée candidate pour l’extraction d’une petite partie, mais les négociations ont échoué. Les Nations unies ont refusé de s’en occuper car il s’agit d’un accident industriel, dont les responsables sont identifiés, et non d’une catastrophe naturelle. Or ces produits chimiques ne sont pas près de disparaître. «L’espérance de vie de certains d’entre eux dépasse les cent ans, prévient Satinath Sarangi. Et si nous ne faisons rien pour les arrêter, ils vont continuer à se répandre plus loin dans les nappes phréatiques.» (Libération, 3 décembre 2014)
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Les enfants de Bhopal
Par Sébastien Farcis
Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, des tonnes de gaz s’échappèrent d’une usine de pesticides de Bhopal, dans le centre de l’Inde. Aujourd’hui, ce poison réapparaît dans l’eau d’une partie de la ville et intoxique une nouvelle génération.,
Rehana Bee s’assied tranquillement, le visage grave, sur la natte de sa petite maison composée d’une unique petite pièce. Un néon blanc l’éclaire et tire ses traits. Elle est âgée de 46 ans, mais c’est l’adolescente de 16 ans qui parle. «Nous dormions, les voisins ont tapé à la porte… Quand j’ai ouvert, le nuage blanc passait dans la rue. C’était trop tard. J’ai dit à mes frères de partir, et moi je suis restée avec mes parents. J’ai toussé, vomi toute la nuit. Mes yeux et mon ventre brûlaient, comme si on y avait mis le feu », raconte-t-elle dans un sanglot.
Dans les 24 heures qui ont suivi cette nuit du 2 décembre 1984, la jeune Rehana vit son père, sa mère enceinte et son frère de trois ans s’éteindre devant ses yeux, victimes du gaz qui venait de s’échapper de l’usine d’Union Carbide, située à 300 mètres de leur bidonville de JP Nagar, à Bhopal.
«Mon corps est mort»
Mais si Rehana a les yeux humides en ce début d’après-midi, ce n’est pas seulement à cause de ce souvenir douloureux. Cette musulmane, les cheveux recouverts d’un voile vert, abaisse la tête, attristée, vers son fils Javed. Ce garçon de 24 ans est allongé sur un matelas. Ses yeux globuleux fixent le vide, ses muscles sont atrophiés et sa bouche pâteuse demeure grande ouverte, à la recherche d’air: «Cela fait huit ans que les médecins me donnent des dizaines de médicaments par jour, lance-t-il, énervé, dans un filet de voix. Ils pensaient que j’avais la tuberculose, mais ce n’est pas le cas. L’eau m’abîme la bouche, les reins et les poumons. Mon corps est mort».
Une semaine après cet entretien, Javed est décédé. Ses poumons ne fonctionnaient plus, ses reins étaient mangés par l’excès de médicaments. Selon les associations de victimes, son corps, déjà affaibli par l’héritage génétique de sa mère contaminée, a été intoxiqué par l’eau polluée de son quartier.
A Bhopal, tel est le destin de la deuxième génération de victimes de l’accident industriel le plus meurtrier du monde. Aucune étude gouvernementale n’a prouvé le lien direct entre la consommation de l’eau courante et le décès des enfants de la ville, mais celles menées par différents scientifiques ont démontré que des niveaux toxiques de pesticides et de métaux lourds se trouvent dans l’eau de certains quartiers situés autour de l’ancienne fabrique de l’insecticide Sevin.
La dernière en date, dirigée en 2009 par le réputé Center for Science and Environment de New Delhi, a trouvé un taux 24 fois trop élevé de mercure dans l’eau sortie d’une pompe localisée à 3 km du site. 50 000 habitants seraient concernés, selon le groupe de Bhopal pour l’information et l’action.
Le rôle prédominant de l’eau contaminée
Une étude médicale, menée auprès de 20 000 familles et rendue public en 2013, enfonce le clou: «Un enfant qui naît dans l’un de ces quartiers a sept fois plus de risques de souffrir de malformations physiques ou mentales qu’un autre enfant indien », explique le Dr Samaddar, en charge de l’enquête. « Beaucoup de ces anomalies sont uniques au monde. Et ce problème se perpétue chez la troisième génération en train de naître», conclut-il en reconnaissant le rôle prédominant de l’eau contaminée. Les bébés qui ne naissent pas handicapés ont des risques d’être intoxiqués par le lait de leur mère, qui peut avoir gardé des traces de pesticide après avoir respiré le gaz en 1984 ou qui a bu de cette eau.
La principale source de cette contamination se trouve à 400 mètres au nord de l’usine: un étang aux allures bucoliques recouvre les déchets toxiques déversés entre 1977 et 1984 par l’usine de pesticides. Après l’accident et avant de rendre le terrain au gouvernement régional en 1994, la compagnie américaine a dépensé 2 millions de dollars pour poser une bâche de plastique sous cette terre, et éviter la pollution des sols. Mais cette mesure ne semble pas avoir suffi. Et même si cela était le cas, l’intoxication se fait aujourd’hui par un autre biais : des habitants, ignorants ou trop pauvres pour s’en préoccuper, viennent pêcher dans cet étang plein de mercure. Les buffles, dont on tire le lait, gambadent et broutent l’herbe de ce grand marais.
Le gouvernement régional du Madhya Pradesh a toujours nié l’existence de cette contamination, et malgré de nombreuses tentatives, ses responsables ont refusé de répondre à nos questions. La Cour suprême a reconnu ce risque dès 2005 et forcé ces autorités à fournir de l’eau non polluée à ces habitants. Les premières maisons l’ont finalement reçue en août dernier. Le nettoyage du site, quant à lui, demandera beaucoup plus de temps : des dizaines de milliers de tonnes de terre contaminée doivent être traitées, ce qui implique un processus cher et compliqué, qui ne peut être réalisé en Inde. En attendant, le poison continue à se propager dans les sous-sols de Bhopal. (RFI, 3 décembre 2014)
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