Chili. Le mouvement pour la «Grève électorale constituante» du 17 novembre 2013

HEC, 05-28-13Par Luis Casado

Il y a eu beaucoup de réactions face à ce qui semble être une élection de plus, sans alternative, au modèle institutionnel et économique. Parmi ces dernières un appel à la «Grève électorale constituante» est apparu [voir Manifeste ci-dessous]. Les efforts des uns et des autres pour convaincre «les personnes» qu’ils lavent plus blanc sont une chose, tout autre est la perception du Chili profond, de ce pays qui produit les minerais [entre autres le cuivre avec la plus grande mine à ciel ouvert du monde à Chuquicamata, l’argent et l’or, ainsi que le pétrole dans la région de Magellan dans les environs de Punta Arenas] qui font sa pauvreté tout en faisant la richesse des autres; les saumons qui pourrissent [élevage de saumons avec les effets délétères sur les entrailles des mers du Sud], les vins qui brillent sur d’autres tables et servent à d’autres messes.

Une des inconnues qui ronge la poitrine des présidentiables concerne la participation et la crédibilité d’une élection dans laquelle il pourrait y avoir moins de votants que d’abstentionnistes. Lors des municipales, l’électorat a transmis un message sombre, qui dit: «Ceci ne nous concerne pas».

Les recettes qui ont rivalisé jusqu’à maintenant dans l’univers électoral étaient loin d’avoir reconquis une confiance – celle-ci se fait farouche, difficile, inatteignable – et c’est peut-être la raison pour laquelle des propositions, qui étaient écartées il n’y a pas si longtemps avec une certaine agressivité, se  multiplient.

Dans les débats auxquels j’ai moi-même participé lors de la campagne de 2009, les représentants de Piñera [la continuité recyclée du pinochétisme] et de Frei [la continuité de la démocratie chrétienne: Eduardo Frei, son ancêtre, en 1970 a nommé Pinochet comme général de brigade et a légitimé le coup d’Etat de ce dernier en 1973] – celui de Enriquez-Ominami était habituellement absent [économiste qui se situait à gauche lors de ses études en France et s’est assez vite reconverti à droite, biologiquement son père était Miguel Enriquez, le dirigeant du MIR, le Mouvement de la gauche révolutionnaire] – niaient avec un acharnement digne d’une meilleure cause la nécessité d’une téforme du système fiscal ou d’un changement constitutionnel majeur (pour ne pas parler d’une Assemblée constituante), de la re-nationalisation du cuivre, de mettre fin aux AFP [organismes qui gèrent les fonds de pension], de créer un pôle financier public, ou de restituer à l’Etat ses compétences et responsabilités en matière d’éducation, de santé et d’autres services publics perçus à juste titre comme étant un droit.

Si quelque chose a déjà changé dans l’actuel débat électoral, c’est à cause des thèmes que nous avons amenés sur la table lors des débats en 2009 et des luttes qui ont suivi. A l’échelle historique, il s’agit là d’une maturation accélérée. A moins qu’il ne s’agisse d’une conscience aiguë du fait que quoi qu’on fasse ce sera une erreur.

Jusqu’à ce qu’un groupe de citoyens et citoyennes, sceptique face aux candidats et à leurs programmes (ou à leur absence de programme, plus exactement), ait pensé opportun de suggérer une alternative: appeler à l’abstention de masse. En mettant tout le monde dans le même sac, ils ont adopté la devise qui a été utilisée par le peuple argentin [en 2001-2002] après des années de corruption: «Que se vayan todos» [«Qu’ils s’en aillent tous !»].

L’idée derrière ce slogan est de ne voter que pour élire une Assemblée constituante, dont le principal objectif serait de rendre le pouvoir au peuple souverain. Certains affirment que si ce projet se concrétisait, tous les politiques resteraient sur le carreau. C’est habituellement le cas lorsque l’ensemble des citoyens et citoyennes décide de se représenter seul, sans ces intermédiaires ennuyeux, incontrôlables et qui sont attachés à leurs divers postes et privilèges.

Mais jusqu’à maintenant aucun élu n’a rougi d’avoir été élu avec à peine 15% des suffrages d’un système qui assure, formellement, le suffrage universel, comme c’est le cas de nombreux maires. Personne n’a l’air de s’inquiéter du fait que les deux coalitions «du gouvernement», ensemble, n’ont pas réussi à recueillir davantage que 30% du corps électoral [1]. Bien au contraire, leurs représentants redoublent d’efforts pour expliquer que cette fois ils ont vraiment entendu la voix du peuple (ont-ils donc besoin d’une prothèse auditive?).

Si ce qu’on a appelé la «Grève électorale» avait un objectif explicite de désobéissance civile, ce serait peut-être différent. La désobéissance civile est une réaction citoyenne théorisée par l’états-unien Henry David Thoreau [2], qui affirmait: «Le gouvernement lui-même – simple intermédiaire élu par les gens pour exécuter leur volonté – est également susceptible d’être abusé et perverti avant que les gens ne puissent agir par son intermédiaire.»

Devant ce que Thoreau considérait comme étant des gouvernements illégitimes, il préconisait la réponse suivante: «Tous les hommes reconnaissent le droit à la révolution, c’est-à-dire le droit de refuser fidélité et vassalité au gouvernement et le droit de lui résister lorsque sa tyrannie ou son incapacité sont notoires et intolérables.»

Le célèbre 2e Amendement de la Constitution des Etats-Unis protège le droit de détenir et de porter des armes justement dans ce but: celui de s’opposer au gouvernement fédéral.

Dans son «Discours de la servitude volontaire», Etienne de la Boétie (1530-1663), considéré comme le père de la désobéissance civile, disait son étonnement devant la mansuétude des peuples:

«Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un; mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme, cela n’est pas couardise: elle ne va pas jusque-là, de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume. Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid, que la nature désavoue et que la langue refuse de nommer?»

Etienne de la Boétie, rusé, proposait une réponse à l’autocratie, en assurant: «Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. I1 ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche… S’il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais pas; même si ce qu’il doit avoir le plus à cœur est de rentrer dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bête redevenir homme.»

Ceux qui ont lancé la dénommée «Grève électorale» ne s’inspirent ni de Thoreau, ni de La Boétie, ils ne s’aventurent pas dans les méandres de la désobéissance civile: ils se bornent à conseiller les gens de rester chez eux.

Ils espèrent peut-être une abstention montre provoquera une crise aiguë de honte à ceux qui semblent en être dépourvu [3]. Comme on le dit par ici… «Que Dieu t’entende...!» (Traduction A l’Encontre)

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[1] L’élection présidentielle du 13 décembre 2009 au Chili a enregistré les résultats suivants: Sebastian Piñera, Coalition pour le changement-Rénovation nationale, 3’074’164 suffrages (44,06%), Eduardo Frei Ruiz-Tagle, soutenu par le Parti socialiste dans le cadre de la Concertation des partis pour la démocratie chrétienne,2’065’061 suffrages (29,6%), Marco Enriquez-Ominani, Nouvelle majorité pour le Chili, 1’405’124 (20,14%), Jorge Arrate, Parti communiste-Juntos podemos mas, 433’195 (6,21%). Au second tour, où s’affrontaient Sebastian Piñera et Eduardo Frei Ruiz-Tagle, le premier a réuni 3’591’182 voix exprimées (51,61%), le second 3’367’790 (48,39%). La population chilienne est de 16,64 millions d’habitants, le potentiel des personnes aptes à voter est estimé à 12 millions. Les résultats de la présidentielle du premier et du deuxième tour indiquent l’approfondissement de l’abstentionnisme. Un dernier indice est donné par les élections municipales d’octobre 2012, où le taux d’abstention a été de près de 60%. Le vote est volontaire et l’inscription sur les listes est censée être automatique. (Réd. A l’Encontre)

[2] Henry David Thoreau (1817-1862), essayiste, enseignant, philosophe états-unien, a développé dans son livre La Désobéissance civile (1849) une théorie de la désobéissance individuelle face à à un gouvernement jugé injuste. (Réd. A l’Encontre)

[3] Pour rappel, Michelle Bachelet, du Parti socialiste et au nom de la Concertation, a été présidente de 2006 à 2009. Elle avait réuni 53,5% des voix au second tour contre S. Piñera qui avait obtenu 46,5%. Michelle Bachelet est la fille d’un officier supérieur, Alberto Bachelet, qui est resté fidèle à Allende. Sous Bachelet, le salaire minimum était de 230 euros par mois, dans un des pays d’Amérique latine où le «coût de la vie» est le plus élevé. (Réd. A l’Encontre)

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Article écrit le 25 mai 2013. Nous remercions notre ami Sergio Grez, historien reconnu des mouvements sociaux du Chili pour nous avoir communiqué ces documents. A plusieurs reprises, il a, durant ces dernières semaines, expliqué le sens de ce mouvement d’abstention active qui s’inscrit dans la foulée de la mobilisation étudiante et citoyenne des deux dernières années.

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Chili. Manifeste pour la Grève électorale constituante

Face à un système politique d’origine illégitime [la transition dans la continuité depuis le «départ» de Pinochet], structurellement antidémocratique et fonctionnellement corrompu, nous appelons l’ensemble des citoyens et citoyennes à refuser le cirque électoral du 17 novembre 2013 et à s’abstenir d’y participer.

Nous sommes convaincus que le fait de participer à ce système hérité de la dictature ne sert qu’à le légitimer et à le rendre plus résistant aux poussées pour le changement provenant des citoyens, des citoyennes et des mouvements sociaux. Aujourd’hui il n’existe aucune possibilité de changement à l’intérieur du système. Cela est dû, en premier lieu, au fait qu’il a été conçu pour rendre toute modification substantielle non viable. Deuxièmement, au fait que la seule possibilité de le changer de l’intérieur devrait passer par une large unité des secteurs politiques qui y seraient intéressés. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Au contraire, il existe un grand éparpillement, y compris entre ceux qui se présentent comme étant intéressés à des transformations plus profondes, ce qui démontre que l’intérêt supérieur des grandes majorités populaires n’est pas réellement leur priorité.

Dans ce contexte, nous pensons que la seule possibilité de changer le système politique – ainsi que la Constitution qui l’avalise – est de rendre de plus en plus évidente sa perte massive de légitimité, de manière à pouvoir l’affronter de manière conjointe par le biais de la mobilisation sociale. L’ensemble des citoyens et des citoyennes a déjà amorcé spontanément ce processus. Il s’agit désormais d’en accroître l’organisation, l’étendue et la profondeur au moyen d’une énergique campagne en faveur de l’abstention électorale active.

La seule manière d’éliminer l’injustice, les abus et la corruption des institutions ainsi que la «classe politique» qui les administre est de construire un système authentiquement démocratique. C’est uniquement ainsi que nous pourrons donner à nos enfants et à nos jeunes l’éducation qu’ils méritent et offrir à tout le monde une protection sociale – une vraie sécurité sociale – face à la vieillesse et à la maladie. C’est également ainsi qu’il sera possible de préserver notre environnement pour la génération actuelle et celles à venir. C’est la manière la plus adéquate pour reconnaître les peuples originaires [entre autres le peuple Mapuche] et de leur restituer pleinement les droits qui ont été violés.

Pour obtenir un Congrès [une représentation populaire] qui soit effectivement représentatif nous devons mettre en marche aujourd’hui une grande force citoyenne qui puisse balayer l’actuel régime politique et  imposer l’ouverture d’un processus de refondation de l’Etat du Chili par l’intermédiaire d’une Assemblée constituante, de manière à mettre le pays dans les mains et au service de ses habitant·e·s. La tâche de la campagne pour la Grève électorale est justement de permettre la construction de cette force [1].

Avec ton «Je ne vote pas pour le système» et avec ta mobilisation, tu seras en train de soutenir le seul changement réel, effectif et possible. Le rejet du système doit être le grand vainqueur du 17 novembre. Le système institutionnel bicaméral [avec pouvoir de blocage de la Chambre haute, déjà expérimenté sous Allende] et le système de vote uninominal [voir à ce propos l’article publié sur ce site en date du 18 juin 2013 ] doivent être les grands vaincus.

Mouvement pour la Grève électorale constituante, 14 mai 2013

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[1] Le 21 mai, le Mouvement pour la Grève électorale constituante précisait son point de vue face à ceux qui affirmaient qu’il faisait le jeu de la droite (autrement dit de Piñera et de la Concertation). Dans sa déclaration, le Mouvement pour la Grève électorale constituante affirmait:
«a) Grève électorale: suspension collective de participation au processus électoral dans le but d’exiger un changement substantiel du système politique. Plus spécifiquement, un changement qui conduise à la modification des règles du jeu afin que l’ensemble des citoyens puissent participer à l’offre électorale, dans le contexte d’une démocratie réelle et effective, renforcée par des citoyens capables de délibérer, sur la base de l’exercice plein et entier de la souveraineté populaire. Soit une manifestation active contre ces systèmes démocratiques de délégation ou des régimes post-dictatoriaux. La Grève électorale est un des moyens légitimes et légaux fondamentaux dont disposent les citoyens et citoyennes, particulièrement ceux qui se sentent exclus de ce système électoral, instrument pour le développement et la défense d’une authentique démocratie.
b) Constituante: processus politique citoyen dont l’objectif est de créer des nouvelles règles qui définissent la relation entre les gouvernants et les gouvernés, ainsi que les modalités de fonctionnement et de distribution du pouvoir, outre la détermination des éléments de base du système politique, économique, social et culturel; c’est un exercice inaliénable d’une autorité souveraine connue comme pouvoir constituant, lequel fonctionne par-dessus le pouvoir déjà constitué sans autre limite que celle que lui fixent les intérêts nationaux, la civilisation et les droits naturels des personnes.» (Réd. A l’Encontre)

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