Nous avons expliqué dans la contribution précédente que la campagne permanente sur le thème de «l’explosion des coûts de la santé» est trompeuse et la servante d’un projet social et économique régressif. Néanmoins, à croire les médias, qui relaient avec entrain ce que distillent les politiciens et autres «experts», il suffirait de se baisser pour ramasser, à coups de milliards de francs, les économies dans le système de santé. Deux exemples permettent de mieux comprendre l’origine et le sens de ces chiffres magiques.
Dites «4 milliards»….
Le 22 janvier 2018, 20 Minutes titre: «Les malades distraits nous coûtent 4 milliards par an». Et voilà: le porte-monnaie de chaque habitant de ce pays allégé de 500 francs par pure «distraction» de malades indélicats. Mais que fait la police?
La nouvelle est une reprise d’un article de la Sonntagszeitung paru la veille: le groupe Tamedia, qui n’est pas distrait lorsqu’il s’agit de faire des économies pour gonfler ses bénéfices, recycle généreusement les «informations» entre ses différents titres. La Sonntagszeitung reprend, elle, des chiffres de SantéSuisse, l’une des deux faîtières des assurances maladie. Une source sûre. La porte-parole de SantéSuisse indique que les chiffres cités dans l’article sont des «chiffres théoriques». De sa part, cela veut tout dire.
En quoi consistent ces «chiffres théoriques»? 1) Il y aurait en Suisse 2,2 millions de personnes souffrant de maladies chroniques (lesquelles? Comment ce nombre est-il estimé?); 2) 40% de ces personnes (d’où vient ce chiffre?) ne suivraient pas leur traitement (en partie?, pas du tout?); 3) les patients ne suivant pas leur traitement coûteraient 52’000 francs par an contre 13’000 en suivant leur traitement (d’où sortent ces moyennes? En additionnant les coûts ainsi estimés, on arrive à 63 milliards par an de dépenses de santé uniquement pour les malades chroniques, somme abracadabrante quand on sait que l’ensemble des dépenses de santé sont évaluées à 78 milliards); 4) si 110’000 des non-observants (pourquoi 110’000? et pas les 880’000? ou 50’000?) se mettaient à suivre leur traitement, on arrive, par le miracle de la multiplication, à environ 4 milliards d’économie.
En clair, le titre de 20 Minutes repose sur une succession de règles de trois, calculées au coin d’une table et basées sur des hypothèses fantaisistes, pour être poli. En d’autres termes, ce chiffre n’est pas «théorique», mais «propagandiste». Au sens d’intoxication, grave.
L’illusion technologique
Restons sur cet exemple, mais passons à un autre niveau: la non-observance des traitements est aujourd’hui un des grands problèmes du système de soins. Pas principalement à cause des coûts qui y seraient liés. Mais à cause du fait qu’un nombre croissant de personnes doivent suivre des traitements, pouvant être complexes, sur de très longues périodes, voire toute la vie. Ce qui rend nettement plus difficile l’observance du traitement. Or les conséquences de la non-observance pour la santé peuvent être majeures.
Dans l’article de la Sonntagszeitung, la principale réponse proposée à ce défi est technologique. Par exemple, des systèmes de rappel par SMS. Cela peut être utile. Mais les réflexions de médecins confrontés à ce problème depuis longtemps montrent que l’enjeu va bien au-delà et qu’une réponse purement technologique passe à côté de l’essentiel. Le professeur André Grimaldi, diabétologue, rappelle que «la maladie chronique se définit moins par une durée précise (plus de X mois) que par la nécessité pour le patient de faire un travail de deuil car à partir de l’annonce du diagnostic ce ne sera plus jamais comme avant» (p. 56), que la question, dès lors, en matière d’observance, ou plutôt d’auto-observance, est «de comment aider le patient à se motiver pour adopter de nouveaux comportements» (p. 449); et que, pour cela, il faut «d’abord aider le patient à intégrer les projets de soins aux projets de vie» (p. 451) (in A. Grimaldi, Y Caillé, F. Pierru, D. Tabuteau, Les maladies chroniques. Vers la 3e médecine, 2017). Dans ce but, une priorité est la construction de la relation thérapeutique, ce qui exige du temps, de l’expérience du côté des soignants, donc des ressources. C’est dans ce cadre, et pas comme solution miracle, que des aides technologiques de rappel peuvent avoir une efficacité.
«20%», le nombre magique
Deuxième exemple: un chiffre est cité en boucle, 20%. C’est la part des dépenses de santé qu’il serait possible d’économiser, juste en faisant la chasse au gaspi.
«20% des coûts pourraient être supprimés sans toucher à la qualité des prestations», trompette ainsi 24 Heures du 4 janvier 2018, en se référant à un «rapport fédéral». Plus d’une année auparavant, le 15 novembre 2016, le même 24 Heures titrait déjà: «Voici la recette pour payer 20% de primes maladie en moins», en se basant sur les «bonnes pratiques» du réseau Delta, le principal réseau en Suisse romande de managed care (cf. au sujet de ce réseau la 5e partie de cette série, à paraître).
Le «rapport fédéral» auquel fait référence 24 Heures est le «Rapport du groupe d’experts, Mesures visant à freiner la hausse des coûts dans l’assurance obligatoire des soins» du 24 août 2017. On y retrouve effectivement le chiffre de 20% à la page 34: «dans sa stratégie «Santé 2020», le Conseil fédéral évalue les gains d’efficience potentiels dans le système de santé à environ 20%». On notera au passage le glissement: les «gains d’efficience» des experts sont devenus dans la presse des «coûts [pouvant] être supprimés», comme si c’était la même chose.
Et que dit ce rapport «Santé 2020», présenté le 23 janvier 2013 par le conseiller fédéral Alain Berset? Page 5, on y lit: «Les coûts liés à la santé et notamment à l’assurance obligatoire des soins vont continuer à augmenter. […] Il est donc d’autant plus important d’exploiter le potentiel de gain d’efficacité que les experts estiment à environ 20%.»
La science de l’inefficience…
Si l’on poursuit sa recherche en quête de ces fameux «experts», on tombe sur un rapport publié en 2012 par l’Académie suisse des sciences, Effizienz, Nutzung und Finanzierung des Gesundheitswesens [Efficience, utilisation et financement du système de santé]. Il a été élaboré par l’institut Infras de Zurich et le professeur Crivelli de la Supsi, deux habitués des mandats «d’experts» financés par les autorités publiques. (Au fait, à quand un rapport sur Effizienz, Nutzung und Finanzierung de la production «scientifique» sur commande, et contre paiement sonnant et trébuchant, d’études en tous genres destinées à donner une légitimité «scientifique» aux politiques mises en œuvre?). En page 16 de ce rapport, les «20%» sont au rendez-vous: «Il faut partir de l’idée qu’un potentiel d’économies pouvant aller jusqu’à 20% des coûts à la charge de l’assurance maladie obligatoire existe grâce aux modèles de managed care.» Pour l’ensemble du système de santé, ces «experts» de 2012 – à ne pas confondre avec les «experts» de 2017 – évaluent à 6-7 milliards de francs par année, soit 9,5% à 11% des dépenses globales de santé, les grandes «inefficiences» pouvant être identifiées. Et c’était encore sans compter avec les 4 milliards découverts par 20 Minutes en ce début d’année…
Ces 6-7 milliards «d’inefficience» résultent de l’addition de trois nombres: 1-2 milliards pour la demande induite par l’offre, 2 milliards pour le risque moral (moral hazard) et 3 milliards pour la coordination déficiente. Et voici la recette pour aboutir à ce résultat d’autant plus convaincant qu’ils est simple: 1) avant toute chose, évacuez impérativement la clinique et le travail concret des soins; car, en tenant compte de la vie réelle, cela serait beaucoup trop compliqué; 2) reprenez à votre compte les catégories bateaux de l’économie néo-classique de la santé, comme la demande induite par l’offre (concrètement: les médecins qui multiplieraient les examens pour arrondir leurs fins de mois), ou le risque moral (concrètement: les personnes qui multiplient les consultations pour amortir leurs primes maladie); 3) fermez les yeux sur les études qui critiquent ces catégories et citez doctement celles qui en ont fait leur fonds de commerce; 4) secouez bien fort et, au doigt mouillé, déterminez un pourcentage d’inefficience, suffisamment grand pour faire du volume et pas trop grand pour faire «prudent»; 5) multipliez ce pourcentage par les dépenses de santé. Et voilà, le tour est joué, vous avez un chiffre magique, 20% par exemple, prêt à être promu au statut «d’estimation d’experts». Quand on vous dit que la science de l’inefficience, ce n’est pas compliqué…
Bien entendu, dans le détail de l’étude, les précautions langagières pour relativiser la signification des études citées – certaines très vieilles, d’autres à la portée peu claire – et nuancer les estimations hasardeuses ne manquent pas: les «experts» sont des experts pour ne pas laisser leurs arrières à l’air. Mais, à la fin, des milliards sont alignés comme des perles. Et les précautions envolées… c’est d’ailleurs à cela qu’elles servent.
… et l’inefficience de la science
Outre ces tours de passe-passe, on constate aussi que:
1. Les «experts» n’ont pas trouvé d’étude pour fonder, «scientifiquement», une évaluation des gains d’efficience en matière de prix des médicaments et autres prothèses médicales. Qui pourrait les contredire: les surprofits dans ces secteurs sont vraiment inestimables… et le Novartis-Gate qui vient d’éclater en Grèce (Novartis aurait soudoyé ministres et médecins pour vendre ses médicaments à «bon»prix entre 2006 et 2016), faisant suite aux 390 millions de dollars payés par Novartis en 2015 pour étouffer une autre affaire corruption (Neue Zürcher Zeitung, 13.2.2018), confirme que les prix des médicaments sont fixés, par définition, à l’optimum de l’efficience…
2. La surcharge du personnel, dans les hôpitaux, les soins à domicile, les établissements médico-sociaux, est une réalité constatée et dénoncée par les associations professionnelles et les syndicats depuis des années. Ses répercussions négatives sur la qualité des soins sont établies. De même que son impact nocif sur la santé du personnel. Les études à ce sujet ne manquent pas. A commencer par celle réalisée à la demande de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et publiée en 2005, l’étude RICH (Nursing Study. Rationing of Nursing Care in Switzerland. Effects of Rationing of Nursing Care in Switzerland on Patients` and Nurses` Outcomes). Répondre à cette réalité exigerait d’autres organisations du travail et davantage de personnel. Mais, dans ce cas également, les experts n’ont malheureusement pas trouvé de données «scientifiques» leur permettant de «chiffrer» cette réalité. Donc, elle disparaît du radar.
3. Une partie de la population renonce à se soigner correctement pour des raisons financières. Les estimations de l’ampleur de cette réalité sont très variables: de quelques pour cent à plus d’un cinquième de la population. La réalité de ces situations est cependant incontestable, de même que le fait que de tels renoncements peuvent avoir un effet très négatif sur la santé des personnes concernées. Mais, quelle surprise, alors que l’impact du «risque moral» – la surconsommation de soins générée par l’existence d’une assurance, en jargon néo-classique – se laisse chiffrer avec générosité (2 milliards, à la louche), les conséquences du renoncement aux soins sont, elles, non évaluables par nos «experts». Et donc elles sont aussi évacuées des débats.
Le maléfice du chiffre
Les chiffres dont nous sommes bombardés aujourd’hui au sujet des «économies à portée de main» en matière de santé sont de la poudre à ne pas penser. Plus les milliards sont nombreux, plus les phénomènes qu’ils sont censés exprimer apparaissent indiscutables. Et plus la solution semble simple: il suffit de, et… pfft, x milliards d’envolés. Encore un peu de patience, et quelques «experts», et la santé sera gratis. Et pendant ce temps, en silence, font leur chemin les politiques visant à accroître sur le système de santé l’emprise des mécanismes de marché, à renforcer la position des entreprises qui font de la santé leur business, et à fragiliser l’accès universel à des soins de qualité. (A suivre)
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