Par Gustavo Buster
La crise du régime de 1978 n’enregistre pas d’éléments nouveaux en ce début 2018, toutefois ses symptômes morbides se sont accentués.
Le plus significatif réside sans nul doute dans la montée de Ciudadanos dans les sondages réalisés par le CIS [Centre de recherches sociologiques, qui dépend du ministère de la présidence et des administrations territoriales] et Metroscopia, bien que la différence de près de 8 points en seulement deux semaines, qui fait de la formation orange le parti qui recevrait le plus grand nombre de suffrages, soulève plus de questions qu’elle n’apporte de certitudes. Ces deux enquêtes concordent toutefois sur la chute tendancielle du Parti Populaire (dont le résultat serait le pire depuis les élections) et du PSOE, ainsi que la stabilisation d’Unidos Podemos en tant que quatrième force. L’élan de Ciudadanos en tant que principal parti «espagnoliste» en Catalogne a pour effet qu’il entre en compétition directe avec le PP pour les suffrages de la droite dans le reste du royaume en vue des élections municipales, autonomiques et européennes de 2019.
A mesure que les symptômes de la crise du régime de 1978 s’aggravent, la capacité d’initiative politique du gouvernement Rajoy est toujours plus paralysée; ce qui nourrit le transfert de votes vers Ciudadanos sur la base de la simple critique de cette inaction. L’horizon d’élections générales anticipées pour 2019 s’approche de plus en plus. Ces élections sont de toute manière obligatoires si le budget 2018 n’est pas adopté avant fin mars 2018 et que celui de 2017 serait reconduit, accompagné d’une limitation des dépenses inconstitutionnelles par le ministre des Finances, Cristóbal Montoro, afin de remplir l’objectif de coupes atteignant près de 0,9% du PIB (10,177 milliards d’euros) en conformité avec l’accord négocié avec l’UE pour cette année.
Il n’est pas inutile de passer à nouveau en revue les symptômes morbides de cette crise.
1° L’encerclement de la corruption. Jusqu’à aujourd’hui, l’opinion dominante considérait que les procès et les condamnations pour corruption ne portaient pas atteinte directement au soutien électoral dont bénéficie le PP, à la différence de ce qui est arrivé à CiU [Convergence et union, coalition de partis de droite conservatrices au gouvernement de Catalogne entre 1980 et 2003, puis entre 2010 et 2015]. Il semblait que l’explication répétée de Rajoy selon laquelle il s’agissait de «cas individuels» et non d’une expression du «capitalisme des petits copains» du régime de 1978 était cyniquement acceptée. Alors que les enquêtes judiciaires visant à identifier qui est le «M. Rajoy» figurant dans les «papiers Bárcenas – ancien trésorier du PP» en tant que bénéficiaire de «primes», les dépositions des «repentis» acculent désormais le PP. L’ancien secrétaire général du PP valencien, Ricardo Costa, a reconnu avoir payé les campagnes électorales de 2007 et de 2008 avec 3,4 millions d’euros d’argent noir, obéissant aux instructions du président du PP et de la Generalité de Valence, Francisco Camps. Francisco Correa, directeur de «l’intrigue» [entrepreneur au centre de l’affaire de corruption nommée Caso Gürtel], a pointé le doigt plus haut, assurant que Rajoy avait «donné le feu vert» pour toutes les dépenses du PP. Des aveux similaires à ceux du cas Gürtel [l’affaire de corruption qui vient d’être décrite] ont été entendus pour les deux cas de corruption de Lezo et Púnica concernant le financement illégal du PP de la Communauté de Madrid.
Dans un article dévastateur, le constitutionnaliste Javier Pérez Royo se demandait si le PP est un «parti illégal». Il avance pour argument qu’en conformité avec l’article 22.2 de la Constitution, qu’afin de «considérer qu’un parti se soit transformé en association illicite, il est nécessaire qu’il y ait une répétition délictueuse réalisée par des personnes se trouvant dans les organes de direction du parti ou au sein des organes de gouvernement de l’Etat, des communautés autonomes ou municipales en représentation dudit parti.» Il est très probable que les condamnations qui seront prononcées à l’issue des procès pour corruption en cours concluront que, loin d’être des «cas isolés», la corruption a été mise en œuvre par des dirigeants en exercice du PP [1].
Il est possible de se faire une idée des conséquences politiques en observant l’exemple de CiU et de ses reconstructions successives, accompagnées de la démission de ses dirigeants [Artur Mas, par exemple, qui a quitté la présidence du PDeCat début janvier], avant de déboucher sur la candidature «blanche» d’Elsa Artadi [candidate de Junts per Catalunya], imposée par l’appareil du PDeCat contre la proposition initiale avancée par Carles Puigdemont de présenter le président emprisonné de l’Assemblea Nacional Catalana (ANC), Jordi Sánchez.
La reconversion de la droite espagnole passe par un blanchiment d’image similaire, tel que peut l’offrir Ciudadanos. Toutefois, il doit être accompagné d’un transfert des réseaux de caciques sur lequel repose son pouvoir, en particulier en vue des élections de 2019. Il est significatif que cette opération bénéficie déjà du soutien manifeste d’une bonne partie des moyens de communication et qu’il se manifeste même dans les sondages de Metroscopia. Tôt ou tard, en dépit de ses affirmations contraires, il est évident que Mariano Rajoy ne pourra pas être candidat lors des prochaines élections et que va s’ouvrir la question de sa succession au sein du PP, au même moment où le candidat de Ciudadanos, Albert Rivera, mène la bataille pour l’hégémonie de la droite.
2° La paralysie institutionnelle, accompagnée par la judiciarisation de la politique. La minorité parlementaire qui soutient le second gouvernement Rajoy n’est, pour l’instant, parvenue qu’à adopter 14 projets de lois, dont 9 sont la transposition de directives européennes et 5 des réalisations budgétaires. La paralysie parlementaire est presque totale et obéit à la «stratégie du congélateur» (baptisée ainsi par le porte-parole parlementaire du PP, Rafael Hernando), qui combine le soutien de Ciudadanos, afin de prolonger les délais des amendements des autres groupes parlementaires au bureau du Congrès des députés, avec le veto contre les propositions de l’opposition (environ 45) en alléguant l’article 134.6 de la Constitution (déséquilibre budgétaire). Plusieurs partis de l’opposition y répondent en présentant des recours au Tribunal constitutionnel.
Ciudadanos ne fait pas non plus un bilan positif de la mise en place des 150 mesures négociées avec le PP en échange d’un appui pour que Rajoy soit investi président. Lors d’une récente session de contrôle du gouvernement, Albert Rivera [dirigeant de Ciudadanos] a averti qu’il ne voterait pas le budget 2018 si les mesures négociées ne sont pas appliquées, telles qu’une égalisation des salaires des forces de sécurité avec ceux des polices autonomes, des réformes de la loi électorale ou encore la démission des députés et responsables du PP incriminés, à commencer par la sénatrice Pilar Barreiro [sénatrice de Murcie].
Rajoy a démenti à de multiples reprises que la Commission territoriale qu’il a négociée avec le PSOE afin que ce dernier puisse justifier son soutien à la suspension de la Généralité catalane et pour gagner l’appui du PSOE à l’application des mesures d’exception, prises sous le couvert de l’article 155, ne déboucherait sur rien d’autre qu’un rapport, écartant toute réforme constitutionnelle. Quel sera alors le sort de la dernière proposition du PP visant à durcir le Code pénal contre la proposition du Parti nationaliste basque (PNV) de dérogation à l’emprisonnement à perpétuité révisable [la peine la plus élevée prévue par le code pénal, introduit en 2015 par le PP, proposition concernant des militants basques condamnés] ou celui de la législation électorale, proposée par Unidos Podemos et Ciudadanos, laquelle dépend d’une réforme constitutionnelle?
Les résultats électoraux du 26 juin 2016 le laissaient prévoir. La législature ne pouvait être qu’un marais dans lequel le gouvernement Rajoy s’est fixé seulement deux objectifs: remplir l’accord d’ajustement budgétaire sur quatre ans négocié avec l’UE, qui nécessite l’approbation annuelle du budget par une majorité qui n’existe pas entant que telle; la gestion de la crise politique constitutionnelle en Catalogne.
Pour le premier objectif, il a pu compter, après une prorogation en 2017, sur le soutien de Ciudadanos, des autonomistes canariens et du PNV, par un accord qui a dynamité la réforme du système de financement autonomique. Quant au second, il a pu s’appuyer sur Ciudadanos et le PSOE, mais avec pour résultat uniquement de reporter la crise catalane et il est bien probable que cela rende impossible le vote en faveur du budget 2018 du PNV. Il n’est pas surprenant que Rajoy ait renvoyé la convocation du débat sur l’état de la nation. La dernière session de ce dernier s’est tenue en 2015. En 2016, il a refusé de soumettre le gouvernement de gestion [soit le gouvernement en fonction entre décembre 2015 et sa nomination en octobre 2016] au contrôle parlementaire. Et, en 2017, il l’a simplement négligé, avec la contribution du PSOE dont le dirigeant n’est pas député et ne peut donc représenter l’opposition dans un débat de ce type.
Sans espace parlementaire pour la gestion démocratique des conflits, le gouvernement Rajoy s’est barricadé derrière le pouvoir judiciaire, derrière celui de majorité conservatrice grâce aux accords avec le PSOE pour la désignation de ses organes principaux. Le ridicule à cet égard a atteint un niveau tel que le dernier recours présenté par le gouvernement auprès du Tribunal constitutionnel, afin d’empêcher que Carles Puigdemont ne puisse participer depuis Bruxelles à la session d’investiture du Parlament de Catalogne, qu’aussi bien le mécanisme et le contenu du recours ont dû être amendés par le TC afin d’aboutir aux effets politiques recherchés.
Incapable de construire des consensus démocratiques – l’«unique politique d’Etat» du dialogue promis par le gouvernement minoritaire du PP a été l’application de l’article 155 contre la Generalitat –, il ne reste que des espaces pour la manipulation des divers appareils d’Etat, ainsi que cela s’est déjà produit avec la Banque d’Espagne, suite à la banqueroute de Bankia [2], avec le parquet dans le cadre des poursuites judiciaires pour corruption qui touchent ce parti jusqu’à atteindre l’Audience nationale et le Tribunal constitutionnel dans le cadre de la gestion des recours et des affaires, tout comme le rythme des procédures. Une manipulation qui a eu pour effet d’éroder fortement la légitimité du régime de 1978, bloquant en même temps ses possibilités de réforme.
3° La reprise face à la Grande Récession. La gestion de la crise économique et la reprise ultérieure par le gouvernement Rajoy n’ont été possibles qu’au moyen d’une politique d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) menée par la Banque centrale européenne (BCE). L’ajustement budgétaire, qui se situera pour 2018 en dessous du 3% du PIB, et la gestion de la dette publique, qui dépasse le 100% du PIB, auraient été impossibles en l’absence du programme d’achat de bons/obligations par la BCE, aux dépens d’un passif de 367,3 milliards d’euros. La marge de manœuvre économique du gouvernement Rajoy dépend de la poursuite de cette politique face à l’annonce de la hausse des taux de la Réserve fédérale des Etats-Unis.
Le point d’inflexion de la reprise a eu lieu en 2015-2016, avec un taux de croissance de 3,2% du PIB, précisément au cours de l’interrègne du gouvernement de gestion de Rajoy au cours duquel les «déviations électorales» [pour remplir certaines «promesses» ou freiner les attaques antisociales au cours de la période électorale] l’ont obligé à conclure un accord d’ajustement budgétaire sur quatre ans avec l’UE, lequel implique une réduction annuelle de près de 1% du PIB en termes de dépenses publiques. Les conséquences, en dépit de la hausse des bénéfices des entreprises dépassant 18% (résultats ordinaires nets, résultats comptables effectifs), ont été une chute graduelle de la croissance du PIB, parallèle à celle des dépenses publiques. Les dernières prévisions – suite aux ajustements des «esprits animaux» en raison de la crise politique catalane [«esprits animaux», par référence à John Maynard Keynes qui utilisait cette formule pour souligner comment les «émotions» influencent les «acteurs économiques»] – situent la croissance finale de 2017 légèrement au-dessus du 2%. Elle devrait se maintenir à ce niveau au cours des prochaines années, chiffre que l’on retrouve même dans les projections plus optimistes de la Banque d’Espagne ou de Funcas [think tank lié aux caisses d’épargne] qui la situe à 2,5%.
La reprise partielle des bénéfices des entreprises a été accompagnée d’un taux de chômage élevé, qui est passé de près de 25% pour approcher le 18%. Il reste toutefois élevé auprès des jeunes (40,5%), le pire chiffre de l’UE si l’on excepte la Grèce. Le taux d’emplois à temps partiel contraints approche 30% et celui de la pauvreté est de 24%. Les salaires continuent de perdre du terrain, à tel point que le dernier rapport trimestriel de la Banque d’Espagne en vient à s’interroger sur les causes de l’absence de récupération des salaires par rapport à la tendance qui précédait la crise.
La question est certainement rhétorique, eu égard à l’offensive anti-ouvrière du gouvernement Rajoy, laquelle s’est concrétisée par le gel des salaires des fonctionnaires pendant 7 ans, par une diminution moyenne du pouvoir d’achat approchant le 20%, par la chute du pouvoir d’achat des retraité·e·s, par une couverture des allocations chômage de seulement 53% et, enfin, par une «négociation collective» qui fixe la récupération salariale au-dessous du taux d’inflation. Le fait est que l’opposition sociale au gouvernement Rajoy a été, dans le meilleur des cas, isolée, combinée à une érosion importante de la légitimité des syndicats.
Il en résulte que les aspects les plus négatifs de la mondialisation néolibérale, en particulier les inégalités sociales, n’ont fait que se renforcer dans le Royaume d’Espagne au point d’atteindre des proportions alarmantes, ce dont témoigne le récent rapport d’Oxfam-Intermón, intitulé Premiar el trabajo, no la riqueza [récompenser le travail, pas la richesse].
Ce qui est spécifique dans la gestion économique du gouvernement Rajoy tient dans sa manière de gérer le «capitalisme des copains» du régime de 1978, ce qui se traduit par une gestion budgétaire consistant en transferts et subventions diverses aux grandes entreprises financières et industrielles. Une indication de cette gestion apparaît dans les procès pour corruption, ce qui manifeste également ses limites dans la mesure où l’ajustement budgétaire a été priorisé au détriment des crédits pour les infrastructures ainsi que pour des dépenses courantes.
Son opacité, qui touche à la limite de l’inconstitutionnel, est la conséquence du caractère minoritaire du gouvernement du PP. Deux prolongations consécutives des budgets 2016 et 2017 ont eu pour résultat que le premier semestre de deux années décisives de reprise a dû faire face à la contention budgétaire, incluant les coupes budgétaires négociées avec l’UE, au moyen de la retenue de fonds assignés par la loi budgétaire prorogée et son versement seulement au cours du deuxième semestre, ce qui provoque des va-et-vient importants sur l’ensemble de l’économie espagnole.
Toutefois, malgré cette gestion oligarchique de la reprise, ni les syndicats, ni le PSOE, ni Unidos Podemos n’ont été capables d’entamer une critique systématique, ni de soutenir une mobilisation sociale qui implique nécessairement l’ébauche de voies politiques alternatives.
4° La crise de l’Etat des autonomies. La négociation du budget 2017 avec le PNV et les autonomistes des îles Canaries (ce que l’on a appelé «cuponazo») et l’annonce, en début d’année, de la retenue de 4,230 milliards d’euros de financement des communautés autonomes, en absence d’un budget pour 2018, a eu pour effet l’éclatement du système de financement. Si l’on prend en compte le fait qu’une partie substantielle du budget social, concrètement ceux des soins de santé et de l’éducation, a été transféré aux communautés autonomes, cette crise est un chaînon central de la crise du régime de 1978.
J’ai abordé, dans une note récente, ce thème dont les implications politiques augmentent chaque semaine. Le respect du seuil de déficit négocié avec Bruxelles en dépend en grande partie sans quoi se produira une intervention économique générale de toutes les communautés autonomes, semblable à celle qui s’est produite en Catalogne sous couvert de l’article 155.
Suite au dynamitage des accords de la Conférence des présidents des Communautés autonomes, une pression pour des négociations bilatérales s’est installée dans le but d’augmenter une part de financement qui demeure ingérable. Le premier signal a été la manifestation nombreuse appelée à Valence par la Généralité. Les manifestations en défense du système public de soins en Galice sont les plus récentes. Seul le pacte PP-PSOE sur le contrôle de la Generalitat de Catalogne a, jusqu’ici, limité l’étendue de ces protestations, tout comme il a contribué à maintenir isolées la question souverainiste de celle du financement des Communautés autonomes. Ce moratoire ne pourra être étendu en 2018 et autant les communautés administrées par le PP que celles qui le sont par le PSOE verront leurs dépenses contrôlées un an avant les élections de 2019.
5° La «question catalane». Le fait que la gestion par le gouvernement Rajoy de la crise souverainiste en Catalogne ait été un échec se constate non seulement par les résultats des élections autonomes [imposées par le gouvernement] du 21 décembre 2017, mais aussi par l’imbroglio juridique qui a suivi visant à empêcher la réélection de Carles Puigdemont en même temps qu’il vise à entraver l’action politique du bloc majoritaire au sein du Parlament catalan en reconduisant l’emprisonnement provisoire des dirigeants indépendantistes poursuivis. La menace de maintenir le contrôle de la Generalitat suite à la formation du nouveau Govern rend caduque la prétention d’aboutir à la «normalisation» constitutionnelle, ainsi que le gouvernement le prétendait en appliquant l’article 155.
La formule imposée finalement par Puigdemont de former un Conseil de la République à Bruxelles et un Govern à Barcelone qui lui soit politiquement subordonné constitue un scénario cauchemardesque, non prévu, par le gouvernement Rajoy. Si cette configuration devait se consolider au cours des prochaines semaines – au-delà des tensions internes et publiques qui traversent le bloc indépendantiste – ce qu’il institutionnaliserait ne serait plus la récupération du Statut d’autonomie, mais bien sa crise ainsi que la gestion tendue, en parallèle, d’une fracture politique et sociale incrustée, sans horizon d’une solution politique démocratique. La crise constitutionnelle catalane se généralise dans la mesure où toute alternative passe par un changement de gouvernement central à même de sortir du dilemme existant par le truchement d’une réforme constitutionnelle. Ce que ne laisse présager aucune formule de coalition possible des partis qui ont soutenu la mise sous tutelle de la Generalitat.
En revanche, la paralysie politique et institutionnelle qui s’est établie au sein du gouvernement Rajoy et du Congrès des députés tendra, suite au premier choc suivant la formation du Govern catalan, à s’installer dans la vie politique institutionnelle catalane.
Le bloc «constitutionnaliste» [PP, PSC, Ciutadans] ne peut former un gouvernement autour de Ciudadanos, mais il peut s’appuyer sur le réseau des délégations du gouvernement central [en Catalogne], dont la fonction a été transformée, suite à l’application de l’article 155, en un appareil de contrôle de la gestion – pour ne pas dire une gestion directe – de l’administration des institutions autonomes. Le Govern «de gestion» indépendantiste continuera à être contrôlé économiquement et politiquement, sous la pression double du Conseil de la République à Bruxelles et celle du gouvernement Rajoy. Toutefois, sans capacité d’aller au-delà d’un programme de «récupération des institutions», sans un contenu social contre l’austérité qui aboutirait à une rupture du bloc indépendantiste, loin de déboucher sur des processus constituants républicains le Govern restera embourbé dans une bipolarisation d’un autonomisme en décomposition.
Enfin, le troisième espace – qui cherchait à se constituer en alternative politique sur l’axe gauche-droite, «contre l’unilatéralisme [indépendantiste] et contre l’article 155» – a manqué d’initiative propre et s’est retrouvé marginalisé autour de positions nuancées provenant d’ERC du côté du bloc indépendantiste et du PSC [Parti des socialistes catalans] du côté du bloc «constitutionnaliste». Catalunya en Comú a perdu l’initiative politique, il s’est enterré dans sa propre crise interne visant à savoir comment récupérer cette initiative et tout indique un repli défensif afin de maintenir le gouvernement municipal de Barcelone lors des élections de 2019, dans lequel il se trouve aujourd’hui dans une situation difficile de minorité.
La gestion du marais comme syndrome
Un sondage de Metroscopia publié le 11 février 2018 indique non seulement l’échec de ce deuxième gouvernement Rajoy – incapable de résoudre les deux objectifs déclarés de la législature: l’ajustement budgétaire et la question catalane –, mais que Rajoy lui-même est grillé («le prix sera payé par l’Etat», selon ce qu’a dit Alfredo Pérez Rubalcaba, ancien leader du PSOE). Et il semble qu’il sera le bouc émissaire de l’actuelle situation de paralysie politique au cœur de la morbidité de la crise du régime de 1978.
Que 62% des électeurs du PP considèrent qu’il doit céder le pas à un nouveau dirigeant annonce le débat interne sur sa succession. Suite à une crise larvée et contenue grâce à la tempête politique qui a accompagné sa seconde investiture, les erreurs de la gestion de la crise catalane – dans laquelle il avait placé ses espoirs pour reconstruire le bipartisme du régime de 1978 avec un PSOE subordonné – ainsi que la montée de Ciudadanos – sans que ne plane la menace d’une alternative de gauche – vont inévitablement abréger la législature dans ce qui est le pire scénario politique aussi bien pour Rajoy que le PP.
La réunion de la Junte de direction nationale du PP le 9 janvier est un exemple de cet épuisement politique. L’argument selon lequel le gouvernement ne pouvait rien faire d’autre et que cela avait été fait «pour des raisons d’Etat», malgré les coûts électoraux et politiques pour le PP, accompagné d’un «on ne peut croire les sondages», est un exemple de tautologie de l’échec. Ensuite, pour donner une issue aux exigences d’engager des «politiques plus populistes», présentées par les secrétaires généraux des territoires, une campagne d’image est organisée en défense et pour le durcissement de l’emprisonnement à vie révisable, en alléguant un «appui social».
La perspective d’un remaniement du gouvernement – si Luis de Guindos [l’actuel ministre de l’économie] est nommé au poste doré de vice-président de la BCE [candidat face au gouverneur de la Banque centrale irlandaise, Philip Lane, l’Eurogroupe décidera la semaine prochaine] et alors que l’ancien chef de cabinet Jorge Moragas, l’un des responsables de la gestion de la crise catalane est déjà ambassadeur auprès des Nations Unies à New York – a pour effet que l’un des problèmes les plus graves pour le PP réside dans l’absence de solution de rechange dans le contexte d’un épuisement politique de l’ensemble du gouvernement Rajoy.
Le débat ouvert au Parlement basque sur le nouveau statut d’Euskadi et la proposition avancée par le PNV d’une confédéralisation n’augurent en rien que les cinq députés de ce parti à Madrid soutiendront une fois de plus le budget 2018 du PP. Le «cuponazo» [allocation attribuée au gouvernement du PNV] de 2017 se répétera difficilement. Si cela devait être le cas il s’agirait alors d’une provocation pour les communautés du système commun de financement suite à l’annonce de retenue des versements faite par Montoro.
La perspective la plus probable est celle d’une renégociation du quota basque [le Pays basque est la seule communauté autonome qui bénéfice d’un régime particulier de reversement des impôts aux institutions centrales] en 2019 avec un autre gouvernement central, lequel ne serait plus présidé par Rajoy. Le PNV ne peut même pas utiliser l’argument du bénéfice de la stabilité budgétaire ni celui de concessions politiques, tel que le transfert de compétences dans la gestion des prisons, inimaginables aujourd’hui en raison du veto de Ciudadanos.
Dans ce contexte de changement de cycle politique, ce qui cause le plus d’hémorragie réside dans la passivité et la résignation tacticienne des dites gauches. Après avoir soutenu le gouvernement Rajoy, pour qu’il puisse utiliser l’article 155, le PSOE de Pedro Sánchez ébauche une opposition sociale au PP qui ne passe même pas par la tenue «d’assemblées ouvertes» internes avec une participation des militants du PSOE, qui ne s’appuie pas même sur la campagne de mobilisation syndicale prudente et à ses débuts des CCOO (Commissions ouvrières) et de l’UGT (Union générale des travailleurs).
La régression sur le terrain électoral, d’après les sondages, d’Unidos Podemos rend arithmétiquement plus difficile une alternative institutionnelle de gauche qui devrait compter sur le soutien politique des nationalistes basques et catalans (cela même qui a conduit à l’automne 2016 au coup interne du PSOE contre Sánchez). Cette situation écarte également une alternance du PSOE et entraîne ce parti à un accord de gouvernement avec Ciudadanos dans un rapport de forces inverse de celui qui existait lors de l’échec [de la formation d’un gouvernement PSOE] de 2016.
La politique de «contention institutionnelle» des forces politiques du régime de 1978 face à Unidos Podemos a rencontré un succès indéniable, accompagné d’un investissement [croissant] dans la gestion institutionnelle par une organisation toujours plus verticale [au sens du pouvoir de la direction de Pablo Iglesias] et disposant d’une capacité moindre d’encourager et d’accumuler des forces au sein de l’opposition extraparlementaire. Une approche tacticienne défensive, ainsi que les inévitables tensions internes, érodent Podemos, alors même qu’il doit s’enraciner dans un municipalisme qui a sa propre autonomie politique et qui implique une constellation d’alliances diverses, municipalisme qui est soumis au siège de la rigueur budgétaire imposée par Montoro.
En définitive, l’élément qui pourrait changer l’actuel rapport de forces et permettrait d’ouvrir à nouveau l’horizon d’une alternative au régime de 1978, la mobilisation sociale et sa convergence avec la résistance face à une régression réelle des libertés démocratiques, ne trouve pas un point d’appui politique offrant une orientation, des possibilités d’accumulation de forces ainsi qu’une perspective de victoire, même si elle devait être partielle.
La seule mobilisation à l’horizon porte sur le terrain électoral, une fois de plus, et cela dans un contexte d’un long cycle d’élections municipales, autonomiques, européennes et générales, auxquelles il faut ajouter les élections syndicales, tout cela pour continuer à gérer la longue crise chronique du régime de 1978. (Article publié le 11 février 2018 sur le site SinPermiso.info; traduction A L’Encontre)
Notes
[1] Actuellement, sont poursuivis quatre anciens ministres, six anciens présidents de Communautés autonomes, cinq anciens présidents de Députation, cinq parlementaires nationaux, 18 conseillers [exécutif] de Communautés autonomes, trois anciens trésoriers nationaux du parti et jusqu’à 800 conseillers municipaux et responsables de second rang du PP, sur un total de 1800 responsables poursuivis.
[2] Au cours de cette législature, la commission la plus intéressante a été celle traitant de la «crise financière et du programme d’assistance financière» de l’UE. Elle a permis un grand nombre d’auditions des principaux protagonistes, bien que l’absence de publicité et de conclusions rende par exemple possible que le ministre de l’économie de Guindos se porte candidat à la vice-présidence de la Banque centrale européenne, en dépit de ses responsabilités autant au cœur de la crise que lors d’un sauvetage qui a coûté plus de 75 milliards d’euros aux contribuables, si l’on se base sur les derniers calculs. De Guindos lui-même, lors de ses dernières déclarations, assurait que seule l’exécution du Plan d’ajustement sur quatre ans négocié avec l’UE pouvait maintenir la croissance de l’emploi afin d’atteindre, en 2020, des niveaux similaires à ceux qui précédaient la crise (ce qui supposerait une réduction de 10 points du taux de chômage en seulement deux ans…).
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