Tunisie. Saisissons l’opportunité historique pour construire l’alternative de gauche prête à gouverner

TNV45648300Lettre ouverte aux militant.e.s
et à la direction du Front populaire

«Nous sommes,

•  des militant·e·s dans les domaines culturel, médiatique, politique et social – affilié.e.s au « Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution»; [voir ci-dessous un article d’El Watan du 1er décembre 2014, qui est favorable à Nidaa Tounes et à son candidat; il reflète une polarisation poussant un secteur du Front populaire à un vote dit du «moindre mal» contre Marzouki. Ce qui explique, à sa façon, le sens et la substance de cette lettre ouverte. Réd. A l’Encontre]

• des soutiens qui appuient le Front populaire de l’extérieur et lui appartiennent intellectuellement et spirituellement;

• des indépendant.e.s intéressé.e.s par l’expérience du Front populaire et par la réalisation des promesses de la révolution.

Par ailleurs, nous partageons tous et toutes la conviction du projet historique du Front, comme porteur politique des aspirations des femmes et hommes libres de notre peuple et de ses démuni.e.s à la liberté, à la justice sociale, à la dignité et à la souveraineté nationale, tel que revendiqué par la révolution de 17 décembre 2010.

Nous vous écrivons à la lumière des résultats des élections législatives et le premier tour de l’élection présidentielle, et en perspective de la prochaine étape. [Voir à ce propos les articles publiés en date des 5 et 6 novembre 2014 sur ce site.]

Tout d’abord, nous vous félicitons des résultats respectables et encourageants du Front, même si, comme vous d’ailleurs, nous pensons que le «Front des martyrs» ne mérite pas moins que gouverner la Tunisie pour mettre en pratique l’essentiel de sa raison d’être, à savoir «réaliser les objectifs de la révolution», comme le dit son nom. Pour cette raison, plus spécifiquement, nous souhaitons partager avec vous notre point de vue sur une question que nous considérons fatidique pour le Front, la gauche et le pays dans la prochaine phase.

Concernant le débat en cours sur la possibilité de la participation du Front populaire au gouvernement qui sera formé par Nidaa Tounes, et à la lumière des appels de certains des dirigeants de ce parti à l’adresse du Front pour qu’il donne une consigne pour voter son candidat au second tour de la présidentielle, nous pensons ce qui suit:

• Le Front populaire et le processus révolutionnaire n’ont aucun intérêt à privilégier un candidat sur un autre, étant donné que tous les deux appartiennent à la contre-révolution. Quelles que soient les divergences sur le fait de savoir si l’un des deux candidats serait «moins nocif» que l’autre, nous craignons qu’un appel du Front à voter pour l’un d’eux conduise à la perte d’une partie importante de couches sociales qui le soutient, ou celles dont le Front aspire à gagner le soutien à l’avenir. Cette option pourrait aussi nuire à l’unité du Front et la percée qu’il a fait récemment. De ce fait nous pensons que la position la plus sûre est que la direction du Front ne donne aucune consigne pour voter l’un ou l’autre des candidats et de laisser le choix libre à ses militants et sympathisants.

• à notre avis, il n’est pas de l’intérêt du Front d’accepter de faire partie de la prochaine coalition gouvernementale, et ce, pour les raisons suivantes:

En cas de participation au gouvernement, le Front sera obligé d’accepter les politiques de la partie majoritaire. En raison de ses liens à l’intérieur et à l’extérieur, qui ne sont un secret pour personne, Nidaa Tunis n’acceptera pas de donner au Front des centres de décision réels avant tout dans les domaines économique et social. Tout le monde sait que tous les partis de droite sont aujourd’hui d’accord entre eux sur la nécessité d’accepter les diktats des institutions financières internationales sous formes de «réformes douloureuses» qui augmenteront la détérioration des conditions de vie des couches paupérisées et de la classe moyenne.

Ce qui signifie que le Front non seulement sera incapable, dans le cadre de cette coalition, de mettre en œuvre les politiques qu’il a promises à ses électeurs, mais portera aussi la responsabilité des conséquences de ces politiques impopulaires et antipatriotiques, y compris la répression prévisible du fait des protestations sociales qui s’en suivront.

Malgré notre confiance en les compétences des militants et dirigeants du Front, l’alliance avec une partie forte de la droite mène dans la plupart des cas à ce que est arrivé aux partis Congrès (CPR) pour la République et Ettakatol (Forum démocratique pour le travail et les libertés, FDTL) sous le gouvernement précédent de la Troïka, à savoir la perte de crédibilité et la marginalisation.

En outre, cette alliance pourrait renforcer l’image promue par les ennemis du Front populaire que celui-ci est incapable de faire la rupture avec le régime de Ben Ali de par son acceptation de s’allier avec les héritiers du RCD [Rassemblement constitutionnel pour la démocratie du dictateur Ben Ali] essentiellement représentés dans Nidaa Tounes. D’autant plus que le recours de ce parti à museler les libertés dans la période à venir est probable.

Pour cela, rester en dehors du gouvernement et jouer le rôle d’une opposition parlementaire responsable est une occasion de sortir la lutte politique dans le pays du dédale des questions identitaires fictives et le ramener à son domaine principal, lié directement aux exigences de la révolution et ses slogans, c’est-à-dire principalement les problèmes économiques et sociaux.

Election1-680x340 C’est aussi une occasion idoine, pour la première fois après le 14 janvier, pour le peuple tunisien de voir une lutte aux contenus d’options claires entre,

• d’une part, la droite avec ses deux composantes
• de l’autre, la gauche et les forces progressistes en général (à l’intérieur et l’extérieur du Parlement).

C’est ce qui permettra aux Tunisiens de distinguer clairement ceux qui sont avec leurs intérêts et problèmes quotidiens, et ceux qui s’y tiennent contre. Ceci loin de toutes les tromperies et exagérations des rhétoriques de «défense de l’islam» et «défense de la modernité». Cela nécessite, à notre avis, du Front qu’il ne fasse aucune concession sur aucun point de son programme et qu’il préserve son projet, ce qui n’est pas possible en cas d’adhésion au prochain gouvernement.

Enfin, nous croyons que le Front populaire a une occasion unique pour se démarquer et s’imposer en permanence dans l’opinion publique comme étant la principale force nationale qui défend les revendications qui étaient la cause de la révolution, confirmer qu’il est différent des autres forces et, partant, réfuter l’argutie de plusieurs Tunisiennes et Tunisiens que « tous les partis sont les mêmes, ils ne cherchent que le fauteuil, c’est-à-dire le pouvoir et l’argent ». Même ceux qui ne sont pas complètement convaincus aujourd’hui, peuvent le devenir davantage au cours des cinq prochaines années s’ils voient que le Front n’a pas abandonné ni sa plateforme, ni son programme ni ses principes.

Nous croyons fermement que le Front doit, sans verser dans des calculs étroits ou hâtifs, œuvrer à être la force politique la plus populaire dans cinq ans. Chose possible à notre avis si l’effort de construire la force subjective du Front continue, en accueillant d’autres courants de gauche qui sont encore dehors, et en renforçant la démocratie interne et l’élaboration d’une conception stratégique efficace pour s’implanter parmi les masses populaires, en soutenant l’action culturelle et la fusion avec les mouvements sociaux. C’est seulement ainsi que nous pourrions célébrer, à l’image de certains pays d’Amérique latine, l’arrivée de la gauche au pouvoir par les urnes, poussée par le soutien et la protection du peuple.

Tout en renouvelant nos félicitations et notre soutien au Front populaire pour les exigences de la prochaine étape, nous exprimons notre volonté de contribuer à l’activation de son programme électoral et la mise en œuvre des propositions contenues dans la présente lettre.

Les signataires (de la lettre dans la version initiale avant sa mise à jour) :

Ghassan Othmani, journaliste ; Ghassan Amami, cinéaste ; Ghassan ben Khalifa, journaliste; Aziz Amami, activiste politique ; Sonia Jabali, ancienne secrétaire générale du syndicat de SEA LATelec Fouchana ; Samir Hamouda, militant du Front populaire et ancien secrétaire général de l’UGET;Badia Bouhrizi, artiste ; Yasser Jradi, artiste-peintre ; Samah Da’bak, médecin ; Amal Hedhili, journaliste et militante associative ; Amina Ben Fadl, consultante en gestion ; Wafa Baba, indépendante, consultante pédagogique ; Khalifa Chouchane, journaliste, syndicaliste et militant politique ; Sami Tlili, cinéaste ; Amira Karray, activiste tunisienne résidant à Londres; Karim Remmadi, metteur en scène et producteur cinématographique et de musique ; Ines Tlili, photographe et acteur dans le domaine culturel ; Jamel Abdel Nasser Jelassi, militant étudiant ; Mourad Ben Jeddou, activiste politique; Yassine Nabli, journaliste et étudiant doctorant en civilisation islamique ; Adel Ben Amer, ingénieur pétrolier et militant pro-Front ; Salem Bouhjar, étudiant 3e degré architecture et activiste politique ; Samir Jarray, journaliste ; Khalifa Souayah, professeur, syndicaliste et blogueur ; Soundous Zerrougui, journaliste ; Anis Mansouri, spécialiste psychologique résidant à Genève ; Aymen Joumni, ingénieur ; Ayoub Amara, militant du Front populaire et ancien prisonnier politique ; Mokhtar Ben Hafsa, membre de la coordination du Front populaire à Nabeul ; Amin Ghazzi, professeur agrégé et écrivain. (Traduit de l’arabe par Rafik Khalfaoui)

*****

Le deuxième tour de l’élection présidentielle tunisienne semble s’enflammer avant même que l’ISIE [Instance Supérieure Indépendante des Elections] ne fixe sa date. Par Mourad Sellami in El Watan du 1er décembre 2014

Des sympathisants de Moncef Marzouki [depuis le 13 décembre 2011] ont manifesté ces derniers jours, dans quelques villes du Sud et à Kasserine, scandant des slogans anti-Caïd Essebsi [BCE candidat de Nidaa Tounes]. Mais y a-t-il un fond à ces surenchères?? Des rumeurs ont couru depuis quelques jours sur les réseaux sociaux, indiquant que Béji Caïd Essebsi a qualifié de terroristes les habitants du Sud tunisien et tous ceux qui ont voté pour Marzouki. Vérification faite, ni dans ses propos sur France 24 ou Radio Monte-Carlo, BCE n’a jamais cité les gens du Sud. Il y a donc anguille sous roche.

Mohamed Moncef Marzouki
Mohamed Moncef Marzouki
«Vive la Tunisie»: BCE le leader de Nidaa Tounes
«Vive la Tunisie»: BCE le leader de Nidaa Tounes

Selon l’analyste politique Mohamed Boughalleb, le candidat-président Moncef Marzouki et son clan cherchent à faire monter les tensions parce qu’ils sont convaincus de leur défaite par les urnes, si la situation n’évolue pas. «Ce choix anarchiste est conforme avec les prévisions de Béji Caïd Essebsi concernant la réaction de ce même Marzouki à la veille de sa sortie du palais de Carthage», a ajouté Néji Jalloul, dirigeant à Nidaa Tounes. «En effet, lorsqu’un animateur de télé a posé la question à BCE : “Qu’est-ce que tu dis en ce moment à l’adresse de Marzouki ?” la réponse de BCE fut : “Je lui demande de sortir calmement au moment du départ”.» Pour Néji Jalloul, «ce qui se passe en ce moment, c’est de la surenchère de la part du camp de Marzouki, en désarroi. Ce sont des calculs électoralistes».

BCE s’attendait donc à ce que Marzouki à des surenchères de la part de Marzouki au moment de quitter et qu’il va chercher par tous les moyens à s’agripper au palais, malgré les pouvoirs limités dont dispose le président provisoire. La dernière des trouvailles de l’équipe de com’ de Marzouki, a été cette question de régionalisme, prêté à Béji et à Nidaa Tounes, dans des publications montées de toutes pièces. Le porte-parole de Nidaa Tounes, Lazhar Akermi, y a répondu en disant que «Béji Caïd Essebsi ne peut pas s’excuser pour des déclarations qu’il n’a pas faites. Pour sa part, et en marge de la séance d’hier du Dialogue national, le président de Nidaa Tounes a répondu, comme de coutume, par une sourate du Coran à ces propos diffamatoires l’accusant de ce qu’il n’avait jamais dit».

Course aux alliances

De l’avis de tous les observateurs, Nidaa Tounes et Béji Caïd Essebsi sont appelés à une communication intelligente face à cette montée des périls qui veut saper la tenue même du deuxième tour de la présidentielle. Marzouki, en désespoir de cause, fait monter la tension à travers le pays, surtout après l’annonce des futures alliances. Même Hachemi Al Hamedi, le plus conservateur des candidats du lot de tête, est sur la voie de soutenir BCE, tout comme Slim Riahi. Ce qui est le cas, également, pour la quasi-majorité de l’électorat de Hamma Hammami, même si le Front populaire flotte encore entre le soutien à Béji et la neutralité. «Dans tous les cas, le front populaire est contre Marzouki», selon plusieurs de ses dirigeants.

Ainsi, Marzouki n’a pu obtenir aucun soutien des candidats arrivés en 3e, 4e et 5e positions, ayant obtenu plus de 5% des voix. Par ailleurs, aucun candidat, même parmi la vingtaine qui ont obtenu moins de 1% des suffrages, n’a exprimé de soutien à Marzouki. Seul Abderraouf Ayadi, qui s’est désisté avant le scrutin du 23 novembre, l’a fait, alors qu’une bonne dizaine s’est prononcée en faveur de Béji Caïd Essebsi, ce qui a rendu furieux le camp de Marzouki. Cette nervosité des pro-Marzouki s’accentue en entendant des personnalités comme le secrétaire général du parti Watad, l’un des leaders du Front populaire, Zied Lakhdhar, affirmer que les Tunisiens «doivent faire barrage à Marzouki pour des raisons objectives. Marzouki n’est pas le choix de la stabilité. C’est triste d’en arriver à cette conclusion, car, théoriquement, le militant que fut Marzouki, devrait avoir le soutien de ceux qui ont lutté avec lui et l’ont soutenu. Mais je connais très bien le bonhomme pour savoir que ce n’est pas l’homme de la situation», a clairement déclaré le suppléant de Chokri Belaïd à la tête du parti Watad. [Parti unifié des patriotes démocrates]

Cette conviction de défaite attendue à travers les urnes a, semble-t-il, poussé Marzouki dans ses derniers retranchements où tous les coups sont permis: recours devant le tribunal administratif pour reculer l’échéance du deuxième tour, sollicitations répétées de Béji Caïd Essebsi pour former immédiatement le gouvernement malgré l’avis contraire du Dialogue national, des appels pour des manifestations à travers le pays, des menaces en cas de victoire de BCE, etc.

Face à ces risques d’embrasement, la société civile et politique n’a cessé d’appeler à la retenue pour préserver le pays et réussir la fin de la transition. Rached Ghannouchi est monté au créneau. Il a rencontré Marzouki et lui a arraché un accord sur le report, après le deuxième tour de la présidentielle, de la nomination du nouveau gouvernement. Ghannouchi a lancé un appel à la raison, tout comme le quartette du Dialogue national. Au-delà du vainqueur final de cette présidentielle, il est nécessaire que toutes les organisations sociales et les partis politiques contribuent à faire baisser les tensions afin que la voix de la raison l’emporte. Il y va de l’avenir de la transition démocratique en Tunisie.?(1er décembre 2014)

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