Par Jean-Pierre Filiu
Un baril, ce n’est pas seulement un mélange démoniaque d’explosifs et de grenaille, destiné à tuer et, détruire et mutiler. Un baril, cela flotte dans l’air, hésitant avant d’écraser sa cible, toujours civile. Pendant l’éternité de cette chute, les femmes et les hommes courent égarés, espérant échapper à la mort qui s’abat sur eux.
Les bombardements aux barils par les forces de Bachar Al-Assad sont quotidiens sur Alep. Mais vous n’en voyez aucune image, car les vidéos amateurs ne peuvent être confirmées de source «indépendante». Vous ne verrez pas non plus les dépouilles squelettiques des personnes mortes de faim. Ni les membres fracassés sous les décombres, partout ailleurs en Syrie.
La campagne d’élimination de la presse étrangère en Syrie a fini par porter ses fruits. Je crois avoir été un des derniers témoins occidentaux à séjourner à Alep, malgré l’enlèvement de mes amis Didier François et Nicolas Hénin, pris en otage en juin 2013, avec leurs collègues Edouard Elias et Pierre Torres.
Sur les réseaux sociaux
Ces images, vous ne les voyez donc pas. Mais des adolescents à Toulouse ou à Avignon sont bouleversés de les découvrir sur les réseaux sociaux. Ces images nourrissent en eux la conviction d’un vaste complot contre les musulmans de Syrie.
Alors ils partent, manipulables et bientôt manipulés. Les sergents recruteurs n’ont nul besoin d’arpenter nos villes, ils n’ont qu’à attendre leurs proies dans cet ailleurs si accessible des confins turcs. Car Al-Qaida se tient là-bas en embuscade.
Pas l’organisation fondée par Oussama Ben Laden en 1988 et disparue avec lui en 2011. Non, Al-Qaida en Irak, née à la faveur de l’invasion américaine. Son fondateur, le Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui, en a fait un redoutable mouvement de guérilla, implacable dans sa terreur anti-chiite. Après sa disparition, en 2006, le mouvement a affiché son ambition en devenant «Etat islamique en Irak».
Le chef actuel de cet «Etat» djihadiste est l’Irakien Abou Bakr Al-Baghdadi. Il a marqué son indépendance en refusant de prêter allégeance au successeur de Ben Laden, l’Egyptien Ayman Zawahiri. Et il a longtemps compté sur la complicité des services de Bachar Al-Assad, qui voyait dans l’insurrection djihadiste un moyen de neutraliser les visées américaines en Irak. Baghdadi n’a exprimé que mépris et hostilité envers les processus révolutionnaires qui ont emporté, en 2011, les présidents Ben Ali et Moubarak.
Assad, confronté à une contestation sans précédent dans son pays, a misé sur l’escalade meurtrière, afin de militariser, puis de discréditer en la «djihadisant», une révolution initialement pacifique. C’est ainsi que les militants non violents ont disparu dans les geôles du régime, tandis que les réseaux djihadistes se développaient au fil de l’année 2012.
Les accrochages se multiplient
La résistance civile et militaire (Armée syrienne libre, ASL) tient alors à préserver le caractère de ville ouverte de Rakka. Mais Baghdadi précipite l’offensive de mars 2013, afin d’annoncer, le mois suivant, l’établissement à Rakka de son Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL).
La détermination d’Al-Qaida à établir un «Djihadistan» à cheval sur l’Irak et la Syrie entraîne la rupture avec le Front Al-Nosra, pour qui la chute de Bachar demeure la priorité absolue. Baghdadi, par contre, s’accommode fort bien du maintien du despote à Damas, qui lui rend la politesse en épargnant les positions de l’EIIL lors de ses bombardements aériens.
Les accrochages se multiplient entre révolutionnaires et djihadistes dès le printemps 2013. A l’été, des localités entières du nord de la Syrie se soulèvent contre l’EIIL. L’ASL sabote l’offensive djihadiste contre la montagne alaouite, qui aurait encore creusé le fossé entre les communautés. Les mêmes militants qui ont échappé aux services d’Assad sont désormais traqués par les nervis de Baghdadi.
En janvier 2014, la coalition anti-Assad lance sa deuxième révolution, cette fois contre Al-Qaida. L’EIIL est finalement expulsé hors d’Alep. En revanche, les bombardements gouvernementaux permettent à Al-Qaida de reprendre pied à Rakka et à Membij. On ne soulignera jamais assez que la campagne aux barils contre Alep frappe une ville libérée de l’hypothèque djihadiste.
Cela n’empêche pas les représentants d’Assad d’agiter l’épouvantail djihadiste lors des récentes négociations de Genève. Et cela ne gêne pas les éclaireurs de Baghdadi dans leur captation des «volontaires» venus jusqu’à la frontière turque pour aider leurs «frères» en islam..
L’ONU estime aujourd’hui à plus de 7000 le nombre de combattants étrangers en Syrie, dans leur grande majorité arabes (les Tunisiens, les Libyens et les Saoudiens sont les trois nationalités les plus représentées). Tous ces «volontaires» ne sont pas engagés au sein de l’EIIL, mais Al-Qaida a mis en place une politique méthodique de détournement de cette ressource humaine.
Progression des «montées» au djihad
Plus de 200 Français sont sur place et une vingtaine ont déjà trouvé la mort dans le conflit syrien. L’ordre de grandeur est sans précédent par rapport au djihad antisoviétique en Afgahnistan et à la guérilla antiaméricaine en Irak. La progression des «montées» au djihad est géométrique, chaque recrue mobilisant dans son pays d’origine son propre réseau de solidarité.
Assad craint que le démantèlement de son arsenal chimique le prive de son atout majeur pour neutraliser la communauté internationale. Il fera tout pour favoriser Baghdadi et enraciner un Djihadistan qui sert son propre accaparement du pouvoir. Quant aux pourparlers de Genève, ils ont prouvé l’inanité d’une internationalisation par le haut de la crise syrienne.
C’est pourquoi il est urgent de revenir à une transition par le bas, de préparer l’après-Assad en Syrie même, et plus précisément à Alep. Les Russes avaient obtenu d’Assad une offre de cessez-le-feu à Alep, à titre de geste de bonne volonté préparatoire à Genève. La diplomatie américaine, mêlant une fois de plus amateurisme et cynisme, a préféré s’en tenir à l’objectif plus «gérable», selon elle, d’Homs. Quelques centaines de morts-vivants ont ainsi pu échapper à l’horreur d’Homs, tandis qu’un nombre équivalent périssait sous les barils à Alep.
La deuxième ville de Syrie abrite toujours 2 millions d’habitants, divisés suivant une ligne de front artificielle entre un secteur loyaliste à l’ouest et un secteur libéré à l’est. Des patriotes collaborent discrètement des deux côtés pour assurer à la population la satisfaction des besoins essentiels.
Enrayer la descente aux enfers
C’est à Alep qu’il faut enrayer la descente aux enfers de la Syrie, instaurer un cessez-le-feu, rouvrir des passages entre les secteurs, voire favoriser le retour des réfugiés depuis la Turquie voisine.
La capitale économique de la Syrie dispose d’un potentiel considérable, malgré les destructions qu’elle a subies. Les forces révolutionnaires ont payé le prix fort pour se débarasser d’Al-Qaida. Les militaires syriens ne demandent sans doute qu’à renvoyer les miliciens du Hezbollah, avec qui les tensions sont incessantes. Encore faut-il qu’une supervision internationale permette la mise en place de mesures de confiance, voire d’une autorité mixte sur l’ensemble de la ville.
Il est vrai que les conditions de logement seront plus spartiates pour les délégués de l’ONU à Alep qu’à Genève. Mais c’est à Alep que l’avenir de la Syrie, dégagé d’Assad comme d’Al-Qaida, peut et doit être construit. L’alternative, c’est un Djihadistan dont la violence terroriste ne pourra pas être indéfiniment contenue au Moyen-Orient. Il faut sauver les femmes et les hommes d’Alep. Si nous ne le faisons pas pour eux, faisons-le pour nous. (Article publié dans Le Monde, le 20 février 2014, p. 18)
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