Par Ignace Leverrier
et entretien avec Burhan Ghalioun
Disons-le tout net: livrer des armes aux révolutionnaires syriens, comme François Hollande a annoncé vouloir le faire en concertation avec David Cameron, n’est pas une bonne solution. Mais disons-le tout aussi clairement: en dépit de son caractère tardif, cette solution est la moins mauvaise. Elle était attendue et elle est nécessaire.
• La décision ne plaît pas à ceux qui continuent de considérer que nous n’avons aucun intérêt à contribuer au renversement du seul régime «laïc» de la région. Il nous faudrait plutôt l’aider à se maintenir en place. Or, tous les Syriens le savent: venant d’un pouvoir prêt à revêtir tous les oripeaux pour se faire passer pour ce qu’il n’est pas, cette prétention à la laïcité ne repose sur rien. Loin de permettre le développement en Syrie d’un système démocratique, ou plutôt la restauration du système politique pluraliste que le pays avait connu entre 1946 et 1958, la laïcité a favorisé la confiscation par un parti unique, puis par une “famille” unique, de la vie politique et des ressources économiques de la Syrie. Si la laïcité consiste, pour un système prédateur et corrompu, à s’entourer de complices de toutes les communautés, alors oui, la Syrie est un modèle d’Etat laïc. Si elle consiste à favoriser certaines communautés minoritaires pour en faire des clients ou des «dhimmis politiques» [au sens de protégé ; un non-musulmam peut passer un traité de reddition avec les musulmans, cette reddition est une dhimma], au détriment d’autres communautés, et en particulier de la communauté majoritaire, alors oui, la Syrie est un Etat laïc. Si elle consiste à surveiller les lieux de culte, contrôler leur personnel et interférer dans la désignation des chefs religieux, pour être en mesure d’obtenir des oulémas et des muftis l’avis juridique – la fatwa – qui compensera la perte de légitimité du pouvoir politique, alors oui, la Syrie est bien un Etat laïc.
• La décision ne plaît pas davantage à ceux qui ont bénéficié durant de longues années, et qui continuent peut-être d’en profiter, de la collaboration des responsables syriens dans la lutte contre le terrorisme. Cela aussi, tous les Syriens le savent : le régime syrien ne lutte pas contre le terrorisme, mais il utilise à son profit le terrorisme, et il en fait au besoin le commerce. Certes, depuis 1980, la loi syrienne condamne à mort la simple appartenance à l’association des Frères Musulmans, tous assimilés à des terroristes. Mais cela n’a empêché Hafez Al Assad ni d’offrir l’hospitalité de sa capitale au bureau politique du Hamas, bras armé des Frères Musulmans palestiniens, ni d’accueillir le Mouvement du Jihad Islamique en Palestine de Ramadan Challah, ni d’héberger en Syrie et au Liban le leader séparatiste kurde Abdullah Öcalan et ses combattants du Parti des Travailleurs du Kurdistan, ni de s’accommoder de la présence à Damas d’Ilich Ramirez Sanchez dit Carlos… Pas plus que cela n’a dissuadé son successeur de recruter par centaines, chez lui et dans les autres pays, des jihadistes pour aller faire le coup de feu contre les Américains en Irak ou pour entretenir l’instabilité au Liban.
• La décision ne plaît pas à ceux qui estiment que, dans une période de crise économique comme celle que nous connaissons, la priorité de ceux qui nous gouvernent n’est pas à de nouveaux engagements dispendieux, mais à un recentrement sur les besoins des Français. Ils n’ont pas tort. Mais ils n’ont pas non plus raison. Les matériels militaires susceptibles d’être livrés aux Syriens luttant pour leur liberté ont évidemment un coût, mais il ne s’agit ni de porte-avions, ni de sous-marins, ni d’avions de combat… Lorsqu’on considère le bilan du conflit en Syrie et l’accélération des pertes en vie humaine – 6100 morts au 1er janvier 2012, 52’300 au 1er janvier 2013 et 72’875 au 15 mars 2013 – les considérations matérielles sont-elles seules à devoir être prises en compte?
• La décision ne plaît guère aux pacifistes de tous poils, qui craignent que l’afflux d’armes européennes contribue à faire de la Syrie une nouvelle Somalie. Cette crainte les honore. Mais les Syriens descendus dans les rues au péril de leur vie, qui aimeraient voir se concrétiser sans tarder ce qu’ils demandent en vain depuis plus d’un an, savent de quoi il retourne. Ce ne sont pas les révolutionnaires mais le régime qui met le feu au pays dans le seul but de se maintenir au pouvoir. C’est lui qui détruit à coups de bombes et de missiles des milliers d’immeubles et dévaste les infrastructures. C’est lui qui porte atteinte à l’unité du pays en tentant de dresser les communautés les unes contre les autres. C’est lui qui met en danger l’intégrité de son territoire en se préparant sur la côte une zone de repli et en favorisant les agissements sécessionnistes de certains faux opposants.
• La décision ne plaît pas du tout à ceux qui refusent de voir que la révolution a été – et qu’elle reste – populaire, avant de devenir armée et de voir affluer des jihadistes. Obnubilés par la présence de ces derniers, qui restent minoritaires parmi les combattants, ils oublient que cette situation est le fruit de nos hésitations et de notre inaction. Il leur a sans doute échappé, à moins qu’ils aient refusé d’entendre, que, avant d’espérer de Dieu la victoire (le 6 janvier 2012), les contestataires avaient mis leur confiance dans l’Armée Syrienne Libre (le 25 novembre 2011), et qu’ils avaient reconnu la représentativité du Conseil National Syrien (le 7 octobre 2011) avant celle de cette force d’auto-défense. Il leur a aussi échappé, à moins qu’ils aient préféré ne pas voir, que le régime syrien, saisissant l’opportunité que nos atermoiements lui offraient, a favorisé au début de l’année 2012 l’apparition d’un épouvantail qui a pris la forme du Front de Soutien à la Population du Bilad al Cham. Et si les révolutionnaires ont massivement protesté, le 14 décembre 2012, contre la décision des Etats-Unis d’inscrire ce dernier sur la liste des organisations terroristes, ce n’est pas parce qu’ils partagent ses idées. Ils reconnaissent simplement son apport à la lutte contre le régime et ils trouvent scandaleux de le voir ravalé par Washington au rang des chabbiha qui sévissent contre la population syrienne depuis la première heure de la contestation, pour ne pas dire depuis des années.
• La décision ne plaît pas non plus aux partisans du dialogue, qui insistent pour que toutes les chances soient données au processus politique dont ils croient discerner certains indices. Qu’ils croient entendre serait plus juste. Car le régime syrien, tout en parlant de dialogue n’a rien fait de concret, depuis la prestation de Bachar Al Assad devant l’Assemblée du Peuple, le 30 mars 2011, pour en mettre en place les conditions. De même qu’il n’a rien fait, en dépit de ses engagements, pour permettre aux missions d’observateurs arabes puis internationaux d’effectuer leur travail sur le terrain. Pour ne rien dire des journalistes étrangers, dont il a accepté la présence en Syrie lorsque son refus de les laisser entrer a fini par devenir plus que suspect, mais qu’il s’est employé soit à enrégimenter, soit à induire en erreur, soit à terroriser pour les amener à quitter le pays d’eux-mêmes.
• La décision déplaît franchement à ceux qui redoutent de voir ces armes tomber entre de mauvaises mains. Autrement dit entre les mains de groupes ou d’individus susceptibles de les retourner, pour des motifs terroristes, contre ceux qui les auront fournies. La menace est réelle et la crainte est justifiée. Mais les garanties prises par les responsables de notre sécurité, qui ne pratiquent pas les méthodes d’apprentis-sorciers chères aux moukhabarat syriens [police du régime], devraient être suffisantes pour limiter, si ce n’est pour supprimer totalement, de tels risques. Certes, tout péril ne peut être écarté. Mais, lorsqu’il se jette à l’eau pour porter secours à un seul être en détresse, le meilleur nageur est-il toujours sûr de regagner la rive sans encombre ? Or, il ne s’agit pas ici d’un homme, mais de toute une population exposée à la mort, du fait des agissements d’un chef d’Etat imbu de lui-même et plus attaché à son pouvoir qu’à la vie de centaines de milliers et peut-être bientôt de millions de ses concitoyens.
Les révolutionnaires syriens n’attendent pas des matériels à venir qu’ils les fassent accéder à une parité stratégique avec l’armée du régime. Elle est portée à bout de bras par la Russie et l’Iran, qui n’ont pas nos scrupules et dont les opinions publiques peinent à se faire entendre. Elle est assistée par des soldats iraniens, des combattants du Hizbollah libanais et des éléments de milices chiites irakiennes.
• Les révolutionnaires syriens n’imaginent pas que ces armes leur permettront de se ruer sur la capitale et d’en déloger celui qui s’y cache, qui espère toujours remporter la guerre d’usure, et qui, faute de régner sur une population qui ne veut plus de lui, entend rester le maître d’un pays en ruine. Ils espèrent simplement – et c’est pourquoi il y a urgence – qu’elles leur permettront de prévenir l’accès de l’aviation du régime aux zones dans lesquelles ils sont désormais en situation de force, afin d’y assurer un minimum de protection aux populations civiles, d’en chasser les derniers vestiges du pouvoir ancien et de commencer à y mettre en place, sans être constamment exposés à des représailles, les bases de la nouvelle Syrie.
• Que ceux qui préfèrent un «traître qui tue son peuple» à des hommes et des femmes aspirant à la liberté et à la dignité de citoyens se rassurent : Bachar Al Assad a encore des SCUD. Il a ce qu’il lui faut pour réaliser en Syrie des dizaines de Halabja. Et s’il manque de quoi que ce soit, les Russes, apitoyés par sa faiblesse, conscients de ses erreurs, mais incapables de lui montrer la sortie et prêts à résister jusqu’au dernier Syrien, sauront lui procurer ce dont il a besoin. Et les Iraniens feront de même, avec l’aide de combattants dont l’appartenance à la seule communauté chiite contribue à donner au conflit le caractère confessionnel que les révolutionnaires ne voulaient pas.
• Le 15 mars 2013, pour dire «NON AUX MASSACRES EN SYRIE», au soir du deuxième anniversaire du déclenchement de la révolution, il n’y avait qu’un millier de personnes à Paris [Il y en avait 150 à Genève, qui ont été salués au passage par des étudiant·e·s qui manifestaient contre la hausse des taxes et ont lancé le cri : «Solidarité avec les étudiants syriens en lutte» – voir le texte distribué par le Mouvement Pour le Socialisme le 15 mars.]
En Syrie, en dépit des dangers immédiats pesant sur eux, les Syriens ont manifesté en plus de 245 endroits différents. Leur slogan : «Deux ans de lutte… mais la victoire de notre Révolution commence à poindre». Le même jour, les activistes ont dénombré 170 morts dans la population, dont 19 enfants et 14 femmes… Le professeur Burhan Ghalioun, premier président du Conseil National Syrien, a raison: «Laisser un peuple se faire massacrer c’est minable». (16 mars 2013)
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Burhan Ghalioun, originaire de Homs dans le centre de la Syrie, est l’ancien président du Conseil national syrien de septembre 2011 au 24 mai 2012.. Il est toujours membre de cette structure.
Cela fait deux ans que la révolte syrienne a commencé. Le nombre de morts grandit chaque jour dans votre pays. Gardez-vous l’espoir d’une issue prochaine ?
Il est évident que Bachar est fini. Tout le monde sait aujourd’hui que nous nous dirigeons inéluctablement vers un gouvernement démocratique en Syrie. L’Iran comme la Russie continuent de soutenir Assad et cela contribue à asseoir sa présence. C’est ce qui empêche une solution politique pour la fin du pouvoir dictatorial sur la base d’une transition démocratique.
De quoi dépend alors l’issue? De la situation militaire sur le terrain? La volonté de la France et de la Grande-Bretagne de lever l’embargo sur les armes est-elle une bonne chose ?
C’est une bonne chose même si cela arrive très tard et que je ne pense pas que cela soit traduit dans les faits. De mon point de vue. ce n’est qu’une déclaration destinée à convaincre Bachar al-Assad qu’il ne peut plus compter sur l’idée de rester qu’il doit comprendre qu’il doit quitter le pouvoir. Aujourd’hui, le monde porte une grande responsabilité dans le blocage auquel nous assistons car ils ont pris à la légère les menaces de Bachar al-Assad de continuer la guerre contre son peuple et ils ont laissé ce dernier seul et pratiquement sans armes affronter une machine de guerre très puissante soutenue par la Russie et l’Iran. Dire «on va lever l’embargo» n’est pas suffisant ni efficace. Cela ne va pas changer grand-chose. Ce qui change quelque chose ce sont les Syriens qui se battent tous les jours avec peu d’armes et de munitions.
Les aides non létales qui sont aujourd’hui fournies – formations, nourriture ou encore gilets pare-balles – ce n’est qu’une goutte d’eau ?
Je le crois oui. Tout cela n’est pas suffisant et ne prouve pas que la communauté internationale donne un intérêt particulier à un massacre qui se poursuit chaque jour en Syrie. La position de la communauté internationale est condamnable. Laisser un peuple se faire massacrer pendant deux ans sans rien faire d’autre que de prononcer quelques déclarations et de distribuer un peu de matériel logistique, c’est minable. Non, ce n’est pas convaincant.
La Coalition nationale syrienne doit-elle, comme elle avait déjà menacé de le faire, boycotter les réunions internationales ?
Non, boycotter n’est pas la solution. Lorsque la Coalition avait menacé de ne pas venir à la dernière réunion des amis du peuple syrien, c’était une façon d’exprimer la colère du peuple syrien et de la Coalition contre la position insuffisante qui donne un mauvais message au régime syrien. Le régime syrien a compris qu’il peut aller très loin dans le massacre de son peuple sans ne rien craindre puisque la communauté internationale n’est prête ni à intervenir, ni à fournir à ce peuple les armes nécessaires pour lui permettre de mettre fin à la répression. Montrer sa colère contre ces positions immorales est une bonne chose. Il faut aller sur tous les terrains: médiatique, politique, diplomatique… C’est ce qu’ils font.
* Propos recueillis par Céline Lussato pour Le Nouvel Observateur, en date du 15 mars 2013.
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