Par Nahed Badawia
Le samedi 13 avril 2013 a eu lieu au Volkshaus de Zurich une journée de solidarité avec le peuple syrien en lutte contre la dictature du régime Assad. Plus de 210 personnes ont participé à cette journée de conférence-débat, qui s’inscrit – et doit s’inscrire – dans un mouvement de solidarité matérielle et politique, sur la durée. Les sommes récoltées à cette occasion seront d’ailleurs consacrées à une aide directe pour des enfants à l’intérieur de la Syrie. Cette rencontre a permis un échange de points de vue aussi bien de la part de Syriennes et de Syriens que de personnes concernées, à divers degrés, par cette révolution anti-dictatoriale si souvent caricaturée par l’image médiatique qui en est donnée. Les intervenants étaient tous issus de la région. Leur implication, sous une forme ou une autre, dans ce combat démocratique, pour la liberté et la justice, donnait un relief particulier à leur apport et à la discussion. Gilbert Achcar a inscrit le soulèvement en Syrie dans le processus régional (Tunisie, Egypte, Yémen, Libye, etc.). Le Père Paolo Dall’Oglio a non seulement pu traduire le sens présent, y compris militaire, de l’affrontement anti-dictatorial à la lumière de ses trente ans de vie active en Syrie, mais aussi à partir de sa toute récente présence dans le pays lui-même, malgré les menaces directes du régime contre lui. George Sabra, président du Conseil national syrien, a, en arabe, pu expliciter les obstacles auxquels s’affronte la révolution syrienne et mettre en relief les options de ce que l’on peut qualifier, en général, d’un pôle de gauche dans ce combat difficile, mais décisif pour l’avenir de toute une région. Nous publions ci-dessous l’intervention de Nahed Badawia [1]. L’essentiel des interventions a été filmé et un DVD sera mis à disposition des personnes intéressées. (Rédaction A l’Encontre)
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Bonjour,
Je vais vous parler en tant qu’opposante indépendante et militante politique engagée dans la révolution syrienne sur le terrain. J’ai participé aux manifestations et j’ai poursuivi mes activités de journaliste pendant la révolution. J’ai aussi contribué au soutien des familles touchées par la répression dans les villes et les quartiers en révolte à Damas et dans les banlieues de Damas comme Douma, Barzeh, Al-Hajar Al-Aswad, Artous et Dareya.
J’ai été active dès le début de la révolution parce que c’était mon rêve depuis les années 1980 quand j’étais étudiante et engagée dans la lutte contre ce régime dictatorial qui dirige notre pays depuis une quarantaine d’années.
Notre génération était la dernière génération qui s’est engagée, durant sa jeunesse, dans la vie politique, une activité alors interdite par le régime Assad.
Maintenant, il y a une nouvelle génération de jeunes qui veulent le changement. Ils ne veulent plus vivre comme leurs parents. Ils veulent une «ouverture», un avenir dans ce pays qui a été bloqué, figé; ils exigent une autre vie dans un pays libre. Ils veulent vivre dans un Etat démocratique, dans un Etat de droit qui constituerait la Syrie pour tous les Syriens et toutes les Syriennes.
Ce sont ces jeunes – avant tout – qui portent toujours la révolution syrienne. Mais j’ai l’impression, actuellement, qu’il y a une volonté dans les médias et les «institutions internationales» d’effacer le peuple du paysage, du combat contre la dictature.
Il y a des questions qui se répètent tout le temps et que l’on me pose.
Révolution?
Oui, parce qu’après la chute du «camp communiste» (1989) et la fin de ladite guerre froide, les conditions qui pèsent sur le peuple syrien depuis quarante ans n’ont pas d’égal, ni dans le monde arabe, ni plus généralement, à l’exception de la Corée du Nord.
En Syrie, une famille mafieuse dispose du monopole du pouvoir, dans tous ses aspects, grâce à des méthodes répressives comme on en a très rarement vu ailleurs dans le monde. La Syrie est un pays fermé, pauvre et privé de tout. Le peuple syrien n’a pas de liberté d’expression et d’organisation; il ne dispose que de peu de possibilités de travail; il manque d’une éducation moderne. On lui a ôté sa dignité. Le régime a interdit les syndicats, la presse et les médias libres, les organisations de la société civile et les partis politiques.
La vie politique, historiquement active en Syrie, a été réprimée: les membres des partis politiques d’opposition ont été jetés en prison pendant plusieurs décennies, provoquant leur morcellement. Les partis qui ne se sont pas opposés au gouvernement ont également été fragilisés, fragmentés et dès lors manquent d’une base populaire.
Une politique de désertification du pays a été mise en place à tous les niveaux, sociaux et politiques. La Syrie est dirigée par dix sections des services d’intelligence et de répression (Al Mukhabarat). La situation s’est aggravée au cours des six dernières années, après qu’Assad a cru avoir gagné la bataille contre les Etats-Unis. Depuis, en quelque sorte, il a placé la Syrie entre les mains du pouvoir iranien afin de protéger son poste de dirigeant. Il a déclaré dans un discours prononcé en 2006 que la sécurité avait la priorité sur la modernisation et le développement et les dernières six années avant le début de la révolution ont été les pires que l’on a connues en Syrie.
Guerre civile?
Au début de la révolution, j’avais peur du sectarisme confessionnel. Quelques jours avant le début de la révolution, j’avais écrit un article intitulé: «Comment dépasser les années quatre-vingt en Syrie, afin que les jeunes ne tombent pas dans le sectarisme».
Mais il s’est avéré plus tard que j’avais eu tort. En fait, le sectarisme a été utilisé essentiellement par le régime et ses chabihas (les milices pro-Assad qui ne reculent devant aucun acte de barbarie).
C’est une chance pour notre génération de voir de jeunes Syriens refuser de vivre comme leurs parents. Ils se soulèvent afin de dégager l’horizon et d’entrevoir un avenir. Ils ont vu, grâce à l’âge de la communication et de l’information, une vie différente. Ils sont descendus dans la rue pour concrétiser leur rêve. Leur premier slogan a été: «Un, un, un, le peuple syrien ne fait qu’un». Ils manifestent un désir d’éviter de tomber dans le sectarisme, et cela parce qu’ils se soulèvent pour la liberté, la dignité et la justice.
Et jusqu’à maintenant il n y a eu aucun affrontement confessionnel d’importance, malgré toutes les tentatives du régime d’en créer.
Tu n’as pas peur des intégristes?
Oui, bien sûr que je crains les groupes islamistes radicaux. Je les redoute ni plus ni moins que tous les intégristes, tous les extrémistes, qu’ils soient sunnites ou chiites, mais également laïques ou nationalistes, ou chrétiens ou juifs. Aujourd’hui, ces groupes islamistes ont de toute évidence pris un certain ascendant sur le terrain. Mais cela tient au fait que nous sommes dans le contexte d’une lutte armée. Leur légitimité est forte car ils luttent contre le régime et donc protègent des secteurs de la population face à la terrible violence de l’Etat. Mais dès que cette violence sans limites de l’Etat cessera (suite au renversement du régime), tout ce qui les crédibilise ou fait excuser leur «radicalisme» cessera de même.
Je ne crois absolument pas que leurs quelques milliers de membres puissent prendre le contrôle du pays, ni par les armes, ni ensuite par les urnes! Nous aurons donc à mener contre eux un combat, mais ce combat sera politique. Et ce que je connais de la pratique religieuse dominante chez les Syriens me convainc qu’ils ne seront aucunement en mesure de l’emporter.
Qu’est-ce que vous attendez de la communauté Internationale?
Ce que nous attendons de la communauté internationale aujourd’hui c’est tout d’abord de commencer à nous considérer comme un peuple normal qui aspire à la liberté!
C’est-à-dire de comprendre et d’accepter la volonté de notre peuple d’accéder à la démocratie…
Mais aussi de reconnaître le visage civil de cette révolution, visage que l’on ne voit jamais dans les médias. Comme, par exemple, les nombreuses manifestations pacifiques qui existent toujours dans toutes les régions de la Syrie, dans celles qui sont libérées tout comme dans celles encore sous le contrôle du régime. Tous les vendredis on compte environ 200 manifestations malgré les snipers, les tirs, les bombardements.
Il est absolument nécessaire de mener une véritable enquête et une dénonciation officielle au sujet des détenu·e·s en Syrie. Actuellement on compte plus de 160’000 détenu·e·s dans les prisons syriennes. Sans oublier les conditions terrifiantes de détention et la souffrance extrême que subissent les détenus, torturés plus d’une fois jusqu’à la mort. D’ailleurs, ce dernier mois, le nombre des détenus morts sous la torture a augmenté considérablement. Leurs corps n’est souvent pas rendu à la famille.
La majorité de ces détenus sont des jeunes activistes pacifiques et souvent des journalistes, des médecins, des manifestants, des intellectuels ou des personnes actives dans l’aide humanitaire.
Pour vous donner un exemple, dans une cellule prévue pour 10 personnes, les hommes de main du régime y entassent 100. Tout leur manque: l’oxygène, la nourriture, les toilettes, les soins médicaux… mais ils ne sont pas épargnés par la torture.
Il faudrait de même rendre compte largement des activités des jeunes révolutionnaires aujourd’hui…
Des dizaines de journaux libres, sous des formes diverses, sont publiés et distribués, face aux trois journaux officiels du régime.
De plus existent des conseils locaux pour diriger les régions libérées. Un travail d’apprentissage est effectué pour assurer la protection des bâtiments publics afin d’éviter un chaos incontrôlable en cas de chute du régime.
Nous souhaitons que ce visage civil apparaisse dans les médias du monde entier, un visage civil qui existe depuis des milliers d’années en Syrie. Cette réalité doit prendre toute sa place alors que le plus souvent le visage de la révolution est réduit à des «portraits de barbus», à des hommes en armes, sans même mentionner l’islamophobie qui imprègne plus d’un commentaire.
Une fois cette vérité connue de tous et toutes, il sera plus facile d’élargir la solidarité effective avec le peuple de Syrie en lutte et de lui fournir les divers moyens nécessaires pour mener la révolution à bon port et réduire ses souffrances.
Pour terminer, je veux aussi affirmer que la Syrie ne concerne pas seulement les Syriens et les Syriennes. Elle doit concerner le monde entier, car ce pays, cette région représente la mémoire de l’humanité.
Il faut avoir à l’esprit que le régime Assad n’épargne pas le patrimoine archéologique de la Syrie, des sites et des parties de villes historiques sont détruits et pillés. Or ces sites syriens intègrent la mémoire juive, chrétienne, musulmane, ottomane, romaine, grecque et arabe et les civilisations antiques. N’oublions pas que le premier alphabet est né en Syrie.
J’aimerais citer ici l’archéologue André Parrot – qui a dirigé des fouilles au Liban, en Irak et en Syrie dès les années 1930 et qui fut directeur du Musée du Louvres de 1968 à 1972 – qui a affirmé un jour: «Chaque homme a deux patries: la sienne et la Syrie.»
C’est donc votre pays. Défendez-le! Défendez son existence! (13.04. 2013)
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[1] Nahed Badawia, née en 1958, ingénieure civile diplômée de l’Université de Damas. Elle a été comme militante du Parti du travail communiste – parti interdit par le pouvoir – emprisonnée pendant quatre ans, de 1987 à 1991. Comme le plus souvent, cela s’est fait sans procès ni jugement. A sa sortie de prison, elle s’est engagée pour la démocratie en Syrie en tant que militante politique de gauche. Son engagement pour l’émancipation des femmes syriennes est connu. Elle écrit en arabe sur divers sites internet. Elle a été arrêtée à nouveau en 2005 lors de la fin de ce qui a été appelé le «printemps de Damas». Elle faisait partie du comité directeur du Forum de Jamal Atassi pour le «dialogue démocratique». Elle fut à nouveau arrêtée par la police suite à la manifestation le 16 mars 2011 devant le Palais de Justice. Elle a été une des dix femmes arrêtées ce jour-là. En prison, elle fit une grève de la faim et a été libérée après deux semaines. Elle vient de sortir de Syrie et témoignera en tant que militante de gauche pour la démocratie sur le processus en cours de révolution et de résistance armée.
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