Par Thomas Cluzel
«Vous n’êtes pas autorisé à utiliser les transports publics.» Ces mots, rapportés par le quotidien britannique The Telegraph, sont ceux d’un soldat israélien s’adressant à un Palestinien qui, pour aller travailler de Cisjordanie en Israël, prenait jusqu’à présent le bus, comme tout le monde, ou plutôt comme tout Israélien. Or, depuis hier, raconte le correspondant à Jérusalem du quotidien, le gouvernement israélien a mis en place des bus spéciaux, uniquement chargés de transporter les Palestiniens. Un racisme flagrant dit-il, qui ressemble à s’y méprendre à l’apartheid. En bus vers l’apartheid israélien, c’est d’ailleurs le titre de la tribune signée par un professeur de droit dans les colonnes du quotidien israélien Haaretz.
Le lancement de cette ligne, reliant le nord de la Cisjordanie à l’agglomération de Tel-Aviv, fait suite à des protestations de colons, mécontents de devoir partager les transports avec les Palestiniens, invoquant notamment des risques d’attentat. Sauf que les organisations de défense des droits de l’Homme (en Israël) rappellent que ces travailleurs palestiniens ont tous une accréditation de sécurité et, par conséquent, essayer d’invoquer l’argument de la menace terroriste n’est que la couverture d’un racisme pur et simple.
Bien évidemment, conscientes de la controverse que cette décision ne manquerait pas de susciter, les autorités israéliennes, elles, se défendent d’avoir mis en place une quelconque ségrégation. Elles avancent, au contraire, plusieurs justifications à la création de ces deux lignes dédiées. Premier argument, elles devront limiter le surpeuplement dans les bus et améliorer la qualité des services, pour le bien des Israéliens, comme des Palestiniens. Et à en croire les photos diffusées par le site d’information YNET, les deux lignes ont été en effet prises d’assaut, hier, par des dizaines de travailleurs palestiniens. Certains ont même dû renoncer, faute de place, précise le journaliste d’Haaretz.
Autre argument avancé par le Ministère des transports: ces nouvelles lignes de bus doivent remplacer les opérateurs pirates, qui transportent les travailleurs à des prix exorbitants. Désormais, il en coûtera un peu plus de 2 euros donc à chaque Palestinien pour un trajet vers Tel-Aviv, au lieu des 8 euros que certains payaient jusqu’à présent dans les lignes de transport clandestines. En clair, cette vraie fausse ségrégation devrait plutôt soulager la détresse des Palestiniens.
Et d’ailleurs, des officiels de la police ont déclaré qu’il n’y avait aucune intention d’expulser les Palestiniens des autres lignes de bus, précise pour sa part le Hufftington Post. Sauf que son confrère d’Haaretz rappelle avoir déjà dans le passé rapporté des incidents, lors desquels des Palestiniens s’étaient fait sortir des bus. En octobre dernier, d’ailleurs, une vidéo montrant un chauffeur israélien empêchant des Palestiniens de monter à bord de son bus avait déjà fait le tour du Web et provoqué la colère des défenseurs des droits de l’Homme. Un acte totalement illégal, puisque la loi israélienne garantit aux Palestiniens détenteurs d’un permis de travail en Israël le droit d’utiliser l’ensemble des transports publics. Un acte illégal, mais loin d’être rare, autant d’incidents précise à nouveau le Hufftington Post, signe des tensions et des suspicions entre «communautés». Hier, des informations ont même été diffusées dans les médias israéliens, selon lesquelles la police, placée aux points de passage en Cisjordanie, pourrait à présent ordonner aux passagers palestiniens de descendre des autobus fonctionnant sur les lignes régulières, indique notamment le quotidien Israel Hayom. Sur le site d’information israélien YNET, un chauffeur raconte: «Nous n’avons pas le droit de refuser le service, ni de faire descendre quiconque de nos bus, mais d’après ce qu’on nous a dit, il y aura des check points où on demandera aux Palestiniens de descendre pour être redirigés vers les bus spéciaux.» Et au sein des groupes de défense des droits de l’Homme, on s’inquiète déjà de la mise en place de mesures supplémentaires.
Alors à la radio de l’armée israélienne, la directrice de l’organisation de défense des droits de l’Homme B’Tselem a déclaré: «Un tel projet ne peut être justifié sur la base de besoins sécuritaires ou de surpeuplement. La création de ces lignes de bus distinctes pour les Juifs et les Palestiniens est révoltante. C’est tout simplement du racisme.»
Dans sa tribune au quotidien Haaretz, le professeur de droit susmentionné estime pour sa part que ces lignes de bus séparées rappellent la ségrégation raciale instaurée aux Etats-Unis. Et de rappeler qu’en 1896 la Cour suprême avait rendu l’un de ses arrêts les plus honteux, l’arrêt dit Plessy versus Ferguson, par lequel la Cour avait autorisé les Etats qui le souhaitaient à imposer, par la loi, des mesures de ségrégation raciale pourvu que les conditions offertes aux diverses races par cette ségrégation soient égales.
A l’époque, seul le juge John Marshall Harlan (1877-1911) s’était prononcé contre la décision. «Mon opinion, disait-il, est que la loi est incompatible avec la liberté personnelle des citoyens, Blancs comme Noirs, et contraire tant à la lettre qu’à l’esprit de la Constitution. Si d’autres lois de même nature devaient voir le jour, l’effet en serait des plus nocifs. Il resterait aux Etats le pouvoir, par une législation sinistre, d’interférer avec la pleine jouissance de la liberté, de réguler les droits civiques communs à tous les citoyens sur la base de leur race, et de tenir dans une infériorité légale un grand nombre de citoyens qui forment maintenant une partie de notre communauté.» Et de conclure, un tel système est incompatible avec la garantie d’une forme républicaine de gouvernement.
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Thomas Cluzel a effectué cette chronique sur France Culture, le 5 mars 2013. Le titre est de la rédaction d’A l’Encontre.
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