Malgré le rôle crucial joué par les militaires dans les bouleversements en Egypte, on entend assez peu la voix de ceux qui sont au cœur des forces armées: les officiers subalternes dont la loyauté, ou l’absence de loyauté, envers les militaires pourrait déterminer l’issue de la révolution. Aujourd’hui, un homme de l’intérieur de l’institution a écrit un témoignage exceptionnel sur la vie dans l’armée égyptienne. Officier de réserve depuis plusieurs années, il était en service actif tout au long de la révolte anti-Moubarak et a servi durant cette période troublée avant d’achever ses obligations fin 2011. L’identité de l’officier a été dissimulée; le texte ci-dessous a été publié dans un souci de clarté et afin de préserver l’anonymat de l’auteur, note Jack Shenker du quotidien britannique The Guardian. Il faut ajouter que le journaliste et militant Hossam el-Hamalawy (du mouvement des Socialistes Révolutionnaires) et le blog d’information «the Arabist» ont jugé cet article «éclairant» et ont établi un lien vers l’original. (Rédaction A l’Encontre)
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La formation des officiers était intense. Nos journées commençaient à 05h00 et les conditions étaient épouvantables. C’était une tentative de nous briser et de nous transformer de civils en militaires. Les heures étaient remplies de rassemblements inutiles et de formations absurdes où nous devions rester pendant des heures au soleil, reprenant le récital des chansons militaires, chantant tous les jours l’hymne national sous les ordres de sergents et d’adjudants qui nous traitaient affreusement mal.
Mais même ceux qui nous formaient pouvaient se plaindre de l’armée et nous dire combien ils étaient étonnés et choqués de l’écart entre la réalité et leurs attentes et à quel point ils étaient frustrés de ne pas pouvoir la quitter.
La nourriture réglementaire était exécrable et servie la majeure partie du temps dans des plats et avec des cuillères sales; cela était en partie dû à une mauvaise gestion, mais je crois également qu’ils le faisaient délibérément, car il était possible d’acheter notre propre nourriture à la cantine, bien fournie, et c’était une manière pour que l’armée gagne de l’argent.
Les fautes étaient sanctionnées par l’obligation de rester au centre d’entraînement pendant les jours de congé, couché par terre, les mains liées derrière le dos, obligé de ramper sur le sol ou de rester debout pendant une heure sous le soleil, en uniforme et avec tout le harnachement; ou encore être jeté dans une prison militaire. Là, tout était conçu pour vous humilier mais souvent, nous préférions être envoyés en prison. C’était mieux que le programme quotidien ordinaire, parce qu’au moins on était à l’abri du soleil.
Parfois on se rebellait jusqu’à ce que la prison soit pleine, au point qu’ils devaient essayer d’être plus agréables avec nous. Au début, nous n’étions même pas autorisés à avoir des téléphones, mais au fil du temps tout le monde a trouvé des façons de contourner les règles et nous avons réussi à faire entrer dans la caserne tout ce qu’on voulait: téléphones mobiles, ordinateurs portables, bière, haschich, jeux d’échecs, jeux de cartes et bouilloires.
Le principal défi était de rester sain d’esprit et de tenir le coup, en se souvenant qu’ils essayaient de briser votre mental. Tous les officiers supérieurs vivent encore en 1973 [l’année du dernier conflit militaire important de l’Egypte, la guerre du Yom Kippour avec Israël] et passaient tout leur temps à nous rappeler la menace imminente que représente Israël et comment les Israéliens sont inquiets du grand nombre de jeunes officiers instruits incorporés chaque année dans l’armée égyptienne. C’était différent dans les temps anciens car ils luttaient alors pour une cause. Maintenant, c’est seulement des conneries et la corruption, seulement un autre boulot pour la majeure partie du personnel.
La plupart des officiers subalternes sont complètement indifférents à tous les discours patriotiques. Pour eux, ce qui compte c’est un emploi stable avec un salaire convenable; la majorité est assez naïve et pas très consciente politiquement et la révolution les a pris par surprise. Lorsque le 25 janvier [le déclenchement de la révolution] est arrivé, ces officiers ont été instinctivement contre les manifestations, mais une fois que le régime a commencé à se fissurer, ils ont été atterrés par la sortie des histoires de corruption de Moubarak et ses copains. La plupart sont devenus favorables à la révolution, mais je pense qu’il y avait quelque amertume sur le fait que les choses étaient tellement pourries depuis si longtemps et que leur génération avait fait si peu à ce sujet. Maintenant, c’était les jeunes qui provoquaient un changement politique et les gars plus âgés se sentaient confus et ne savaient plus trop quoi croire.
Après la chute de Moubarak et quand le Conseil suprême des forces armées (CSFA) a pris le pouvoir, les galonnés ont agi rapidement pour assurer la fidélité de tous les officiers subalternes. Pour chaque vendredi, durant lequel était organisée une importante manifestation, ou un appel à un rassemblement sur la place Tahrir, nous recevions tous une prime comprise entre 250 et 500 livres égyptiennes (32 à 64 euros ou 39 à 78 CHF), que nous intervenions ou pas pour assurer le maintien de l’ordre à cette occasion.
C’est ridicule. A l’apogée de l’agitation, les officiers de réserve doublaient leur salaire et tout le monde recevait en permanence des primes énormes (une moyenne de 2400 livres égyptiennes; et pour moi en janvier et février l’équivalent de quelque 300 euros ou de 366 CHF). La plupart des officiers d’active se foutaient complètement de ce qui se passait sur le plan politique dans les rues, ils étaient juste heureux avec l’argent supplémentaire. Parfois même on pouvait entendre des blagues un peu coupables sur le fait que nous étions les seuls bénéficiaires de la révolution et que le peuple égyptien avait été arnaqué.
Il était évident que l’armée voulait désespérément éviter toute forme de protestation dans le pays une fois Moubarak retiré. Le but était de convaincre davantage la partie islamiste de la population qui serait traditionnellement plus hostile aux forces armées, ainsi que de foutre les jetons à quiconque envisagerait de manifester. Chaque confrontation avec les manifestants était un test pour mesurer la réaction du grand public et pour voir quel degré de brutalité et de violence ils pouvaient se permettre.
C’était particulièrement évident lors des événements de Maspero [une manifestation de chrétiens coptes et de leurs partisans le 9 octobre, qui a été attaquée par les forces armées, faisant 27 morts]. Les médias, l’armée et le Ministère de l’intérieur ont toujours travaillé main dans la main pour leurs objectifs personnels et, dans ce cas, ils ont œuvré pour accentuer la fitna [un mot arabe désignant le chaos et la division] entre musulmans et chrétiens; il y avait à ce sujet beaucoup d’ignorance et de confusion dans les rangs. La minorité chrétienne est considérée par beaucoup – à l’intérieur et à l’extérieur de l’armée – comme moins importante, elle est donc une cible facile. Vous devez garder à l’esprit que, dans la plupart des cas, les gradés regardent seulement les télévisions égyptiennes traditionnelles et donc ils ne voient jamais les vidéos de YouTube montrant la face obscure du CSFA. Ils sont dans le déni.
Mais les mois passant, malgré cette ignorance et le généreux système de primes, la contestation contre Tantaoui [commandant en chef du CSFA] a augmenté. La plupart des officiers subalternes pensent maintenant qu’il était le bras droit de Moubarak, et ils détestent le fait que la violence du CSFA ait terni l’image de l’armée aux yeux du public.
Un grand nombre désapprouvent encore la contestation actuelle parce qu’ils pensent que ce n’est pas le bon moment et aussi parce qu’ils sont contrariés que d’autres puissent aller manifester dans les rues, alors qu’eux-mêmes n’ont pas cette liberté. Mais cette attitude commence à changer, notamment parce que des chaînes de TV indépendantes ont diffusé des clips vidéo montrant la violence récente et parce que la brutalité des forces de sécurité est ouvertement mise en cause par des gens comme Yosri Fouda et Ibrahim Eissa [personnalités de premier plan dans les médias].
De plus en plus d’officiers subalternes se retournent contre le CSFA et contre Tantaoui. (Traduction Pierre-Yves Salingue)
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Cet article a été publié dans le quotidien anglais The Guardian, en date du 28 décembre 2011. Jack Shenker l’a écrit depuis le Caire. Le titre original: «Egyptian army officer’s diary of military life in a revolution».
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