Le Canal de Suez: l’enjeu d’une bataille des pouvoirs

Morsi fait sa propagande pour le «projet de la Renaissance»
Morsi fait sa propagande pour le «projet de la Renaissance»

Par Samar Al-Gamal

Quelques mois avant la révolution, Hossam Badrawi, l’un des dirigeants de l’ex-PND [Parti national démocratique créé en 1978 par Anouar el-Sadate, remplaçant l’Union socialiste arabe de Gamal et dissout le 16 avril 2011; il était auparavant membre de l’Internationale socialiste, des Hollande et Blair et Schröder et Carlos-Andrez Perez du Venezuela!] et proche de Gamal Moubarak [fils de Hosni Moubarak], invitait des politiciens, ingénieurs et journalistes à discuter d’un projet qui «allait changer la face de l’Egypte».

Badrawi, ce gynécologue dont l’ascension au sein du PND a suivi celle de Gamal Moubarak, défendait une idée qui, selon les pontes du PND, devait propulser Gamal à la place de son père [Hosni|.

Cette idée était celle de développer la région entourant le Canal de Suez. Elle remonte à la fin des années 1980, quand l’Agence japonaise pour le développement avait présenté aux responsables de l’époque un plan pour développer le golfe de Suez.

Plus tard, après la révolution de 2011 et le départ de Moubarak, les candidats à la présidentielle ont presque tous présenté ce même projet dans leurs programmes électoraux. Le vainqueur, Mohamed Morsi, des Frères musulmans, défenseur d’un plan de «renaissance» élaboré par sa Confrérie, considère désormais le développement du Canal comme le projet du siècle, et son gouvernement évoque déjà des chiffres grandioses.

«Un million d’emplois grâce à des investissements d’environ 100 milliards de L.E.» [1000 LE = 138,35 CHF], précise le président du secrétariat technique pour le développement du Canal de Suez, Walid Abdel-Ghaffar.

Dans les détails, il s’avère que ces milliards s’étalent sur 17 ans, soit jusqu’en 2030. Mais Abdel-Ghaffar ne précise pas comment le gouvernement a évalué cette somme: les études n’ont pas été encore lancées et la nature des investissements n’a pas été définie.

Brûler les étapes

Le gouvernement a pourtant créé un secrétariat et a inauguré le projet en présence du Premier ministre, [Hesham Kandil, en place depuis le 24 juillet 2012, précédemment Ministre des eaux et de l’irrigation,formé aux Etats-Unis] avant même de finaliser le projet de loi. Cette législation, en préparation au Conseil des ministres, soulève en elle-même une tempête de controverses. Selon ses détracteurs, elle ferait de la région du canal «un Etat dans l’Etat». [Etant donné les revenus directs et indirects issus du Canal dans l’ensemble des revenus de l’Etat égyptien et son indépendance.]

Le projet de loi, dans sa version actuelle, place en effet le gestionnaire ou le directeur du projet au-dessus de toute responsabilité juridique, sans aucune tutelle des législations égyptiennes et lui accorde des prérogatives pyramidales allant de l’octroi de terrains à la définition du cursus scolaire.

Le gouvernement a vite réfuté ce brouillon divulgué par la presse, mais en s’abstenant de dévoiler le «véritable» contenu. Selon le ministre du Logement, Tareq Wafiq, le projet ne verra pas le jour sans consensus national, mais «sa mise en œuvre nécessite la soumission du projet de loi au vote pour poursuivre les discussions politiques et juridiques». Le gouvernement craint, en effet, que le texte ne soit jugé inconstitutionnel.

De quel projet parle-t-on?

«Il est pourtant difficile de parler de projet, puisque le régime ne dévoile pas les détails et ne précise pas en quoi il est différent du projet élaboré sous Kamal Al-Ganzouri [premier ministre de 1996 à 1999] à l’époque de Moubarak», estime l’ancien ministre de l’Economie, Moustapha Al-Saïd. Qui seront les investisseurs égyptiens et étrangers et sous quelles conditions seront-ils autorisés à profiter de la région? Personne n’a de réponse.

Mais selon Saïd, «le vrai problème est que le débat a pris une tournure politique entre les Frères musulmans et l’opposition». Pour les Frères musulmans, il s’agit d’une occasion à ne pas manquer pour lancer une nouvelle propagande avant les élections législatives. Et l’opposition ne veut surtout pas manquer une opportunité de prouver l’échec du régime à développer le pays.

«Jusque-là, le gouvernement nous vend une illusion. Son plan est imprécis. Ils parlent de la séparation de la région de l’Etat pour profiter de son emplacement exceptionnel alors que le Premier ministre a annoncé, le 13 mai dernier, que le gouvernement n’a aucun plan défini», précise Abdel-Hamid Kamal, membre fondateur du Front populaire pour le développement du Canal de Suez. Les partisans du projet affirment que la région sera entièrement soumise à l’autorité de l’Etat et que le régime «n’a pas l’intention de vendre une parcelle de terrain à un investisseur arabe ou étranger, mais entend les octroyer pour une durée déterminée».

«Réduire le projet à ce brouillon de loi est une grande injustice», affirme Ahmad Abou-Baraka, conseiller juridique du Parti Liberté et justice [formation des Frères musumans], alors que l’opposant et professeur de sciences politiques, Gamal Zahrane, croit que ce texte de loi «détruit une partie de la patrie, ouvre la porte à une fragmentation du territoire et donne les terres de l’Etat au secteur privé».

Carte «avec frontières»

Abdel-Ghaffar, président du secrétariat pour le développement du Canal, réfute ces accusations. Paradoxalement, il précise que le projet ne sera remis au Conseil consultatif — seul organe législatif — que muni d’une carte «des frontières bien précises», explique-t-il en parlant d’une exigence de l’armée.

Les forces armées, qui détiennent presque l’ensemble de cette région, champ de bataille de diverses guerres, affirment, par la voix du ministre de la Défense, Abdel-Fattah Al-Sissi, que leurs exigences ont été assurées. Une source militaire parlant al-Ahram, sous couvert d’anonymat, parle de 3 conditions imposées par les militaires.

La première exigence est une zone tampon de 5 km le long du Canal. Aucune compagnie ne serait autorisée à construire à l’intérieur de cette zone. L’armée aurait également exigé que la part des étrangers dans les différents investissements ne dépasse pas les 40 %. Enfin, Israël serait exclu de tout partenariat.

Des voix s’élèvent déjà pour exiger le transfert de l’ensemble du dossier à l’armée. «Elle serait la propriétaire, mais n’interviendrait pas dans la gestion», prêche un proche de l’institution militaire. Celle-ci serait, selon lui, chargée de planifier, d’accorder les terrains aux intéressés et de construire les bâtiments et les infrastructures. Le secteur privé s’occuperait du reste.

«On ne peut pas faire confiance à un président Frère ou autre qui aura ses propres calculs et partisans à l’intérieur du pays ou à l’étranger. L’armée, quant à elle, est neutre». Et pour les finances? « Tout contrôle appartiendra à l’Organisme des comptes, les militaires n’y interviendront pas», ajoute cette même source qui semble affirmer que cette volonté est celle de l’armée.

Le président du secrétariat pour le développement du Canal précise, de son côté, que l’armée n’a pas rejeté le projet qui «se prépare sous ses auspices». Un avocat a déjà intenté un procès devant le tribunal administratif du Conseil d’Etat, réclamant la suspension des procédures opérationnelles du projet, car il réinstaure les mandats étrangers. Dans le flou le plus complet, le projet semble faire son chemin: sans détails, ni informations, il ouvre la porte à toutes les spéculations, et surtout à tous les abus.

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Une zone stratégique – sur tous les plans – objet d’une politique néolibérale

Par May Atta

Une «zone stratégique»: le Canal de Suez....
Une «zone stratégique»: le Canal de Suez…

Les Frères musulmans ont présenté leur programme «du développement de l’axe du Canal de Suez», premier de leur dit projet de «Renaissance». Cependant, le projet ne manque pas de soulever la polémique, surtout d’un point de vue juridique, en raison des prérogatives attribuées à l’organisme.

«Il met un terme à la souveraineté de l’Etat égyptien et offre une couverture légitime aux puissances internationales pour procéder à toutes sortes de manipulations». C’est en ces termes que l’expert en droit international, Ali Al-Ghatit, a décrit le projet.

En effet, à part le contrôle du président de la République, ce projet échappe complètement aux institutions de l’Etat. L’article 1 du premier chapitre stipule que la région du Canal de Suez, concernée par le projet, sera définie par le président de la République. Elle comprend initialement la région de l’est de Port-Saïd, le nord-ouest du golfe de Suez, le port d’Al-Aïn Al-Sokhna, la Vallée de la technologie d’Ismaïliya, en plus d’autres «zones nouvelles».

L’article 5 apporte pourtant comme «précision» qu’il revient au Président de la République de déterminer les frontières de ces zones, ainsi que les projets qui dépendent de «l’Organisme de développement du Canal» dans un délai maximum de 6 mois à partir de la date de mise en vigueur de la loi.

«Ce texte donne au Président de la République le droit d’accorder à cette région la configuration qu’elle désire sans passer par les conseils législatifs. D’ailleurs, comment est-il possible de soumettre au vote une loi portant sur une région dont personne ne connaît les frontières? Comment se fait-il que les responsables de ladite région soient absolument libres de leurs décisions sans avoir à rendre de compte à personne sauf au Président de la République?», demande Al-Ghatit. En effet, l’article 8 stipule que le PDG et les membres du conseil d’administration de l’Organisme prêtent serment devant le Président de la République, avant le début du projet.

Un article que l’expert constitutionnel Tareq Al-Béchri [voir ci-dessous] a critiqué la semaine dernière dans le quotidien Al-Shorouk: «Le serment implique un engagement de la part des responsables à respecter la Constitution et la loi, et à préserver la sécurité du territoire national. Or, dans ce cas, le serment n’implique rien de tout cela, puisqu’il s’agit d’une loi qui échappe à la Constitution et d’un territoire qui échappe à l’Etat et à ses institutions », s’indigne Al-Béchri.

L’article 6 de ladite loi vient justifier les doutes d’Al-Béchri. Cet article investit le PDG de l’Organisme du développement de la zone du Canal des prérogatives de tous les ministres à l’exception de ceux de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice.

Un territoire «indépendant» de l’Etat

Au sein du système égyptien centralisé qui ne reconnaît aucune forme de loi locale propre aux gouvernorats, un tel article est susceptible de créer un territoire «indépendant » de l’Etat.

En outre, l’article 13 de la loi accorde au nouvel organisme la propriété des territoires sur lesquels les projets seront installés, hormis ceux appartenant à l’armée, au ministère de l’Intérieur et à l’Organisme du Canal de Suez.

Quant à l’article 10, il stipule que les fonds de l’organisme sont des fonds privés, alors que l’article 20 exige que le budget soit soumis au Président de la République. Un rapport annuel sommaire sur les activités de l’organisme sera présenté à l’Assemblée du peuple sans que ce dernier ait le pouvoir de se prononcer dessus.

Selon Al-Ghatit, l’article 20 du projet de loi est le plus dangereux. Il stipule que le PDG de l’Organisme se charge de décider de la délivrance des permis de projets et de toutes autres activités dans cette zone sans devoir se conformer aux conditions ou aux critères stipulés par la loi égyptienne. Il affirme que des hommes politiques étrangers, qu’il a refusé de nommer, ont exprimé leurs intentions de présenter leurs projets avec les règlements supposés les gérer puisqu’ils ne sont pas tenus de respecter les lois égyptiennes.

Al-Ghatit estime que les vices du projet de loi ne sont pas dus à une erreur, mais qu’ils ont été décidés en toute connaissance de cause pour créer un Etat au sein de l’Etat.

L’article 30 libère l’organisme de la tutelle de la justice ordinaire et crée un comité de règlement de conflit qui lui est propre. Ses trois juges seront nommés par l’Organisme lui-même. De quoi provoquer davantage de doutes sur le caractère constitutionnel du projet. Cependant, il y a des chances que la Haute Cour constitutionnelle s’oppose au projet. (Articles publiés dans Al-Ahram, 22 mai 2013)

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Que signifie le projet de la région du Canal de Suez?

Par Tareq Al-Béchri

2012-634841824973642137-364_485x310Le 1er avril 1882 se déclenche la première grève ouvrière dans l’histoire de l’Egypte moderne, tenue par les porteurs de charbon venus de Haute-Egypte et qui travaillaient dans le nouveau port de Port-Saïd. Ils réclamaient l’augmentation de leurs payes. Ils faisaient partie intégrante d’une action politique importante menée avec la Révolution de Orabi.

Après des mois de négociations, les ouvriers remportent le combat avant que leur mouvement ne se brise, tout comme la révolution, face à l’invasion britannique.

L’histoire se reproduit le 9 février 2011, 2 jours avant l’abdication de Moubarak: plus de 6000 ouvriers de l’Organisme du Canal organisent un sit-in à Ismaïliya, au Suez et à Port-Saïd, réclamant une augmentation de leurs salaires et la chute du dictateur au cours d’une révolution qui appelait à la liberté, à la justice sociale, au développement et à la dignité.

Le projet de loi sur «la région du Canal de Suez» comprend 30 articles. Tous les textes de la loi excluent cette région des systèmes en vigueur dans l’Etat égyptien. Les textes et les préceptes du projet placent la région du Canal au sein d’un statut indépendant des autres régions, sans aucune alternative. C’est comme s’il s’agissait d’un appel adressé au monde signalant que cette partie du territoire égyptien échappe à la loi et aux institutions de l’Etat. Un statut qui permet à quiconque d’y exercer une activité commerciale, comme bon lui semble». (Article publié dans Al-Shorouk, le 10 mai 2013)

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