Egypte: au-delà des oscillations, la révolution continue

Manifestation dénonçant le pouvoir renforcé de Morsi
Manifestation dénonçant le pouvoir renforcé de Morsi

Par Hany Hanna

Dans la foulée de la révolution tunisienne, la révolution égyptienne commence le 25 janvier 2011 (sans mentionner, ici, la longue maturation sociale et politique qui précède cette date) par des manifestations initiées par deux groupes jeunes: celui du 6 avril et celui de la page Facebook «Nous sommes tous des Khaled Saïd», en référence au jeune qui avait été tué sous la torture par la police en juin 2010.

Les trois premiers jours sont marqués par des manifestations massives. La police en ressort totalement débordée et épuisée. Elle se retire du jeu. C’est là que les Frères musulmans entrent en scène: ils décident de participer aux manifestations le vendredi 28 janvier 2011, avec le reste de l’opposition qui veut obtenir le départ d’Hosni Moubarak et la fin du régime. Pour tenter de sauver sa peau, Moubarak nomme alors Omar Souleiman, vice-président [du 29 janvier au 11 février 2011] et le charge d’ouvrir le dialogue avec l’opposition [le général Souleiman est spécialiste du renseignement et à la tête de ce service dès 1993].

L’ensemble de celle-ci refuse, à l’exception des Frères musulmans qui vont négocier, seuls, avec deux revendications: la libération de leur guide-adjoint, Khaïrat El Chater et l’organisation d’élections législatives. Face aux manifestations et au développement considérable des grèves, l’armée destitue Moubarak le 11 février. Le bilan des 18 premiers jours de la révolution est de plus de 850 morts, ainsi que des milliers de blessés et de disparus.

La confiscation de la révolution par les militaires

Comme l’armée n’avait pas tiré sur la foule, la majorité des révolutionnaires lui font confiance pour assurer la période de transition. La plupart des occupants de Tahrir rentrent chez eux, mais certains se méfient et préfèrent rester sur la place.

Le 9 mars 2011, soit moins d’un mois après la chute de Moubarak, la police militaire disperse par la force les occupants de Tahrir, avec l’aide de baltaguis, des voyous en général payés par le pouvoir. Elle procède à des arrestations suivies de tortures physiques et morales, par exemple par le biais de «tests de virginité» sur les jeunes filles arrêtées. Beaucoup réalisent alors que voir dans l’armée un «protecteur de la révolution» était, pour le moins, un malentendu.

Le 19 mars, le référendum sur la Constitution provisoire donne au Conseil militaire une base légale pour assurer la Présidence de la république. En fait, sur soixante-trois articles de cette Constitution provisoire (proclamée le 30 mars), neuf seulement avaient été soumis au référendum. Dès le 23 mars, les grèves sont criminalisées et des travailleurs en lutte sont traduits devant les tribunaux militaires.

A l’occasion de ce référendum commence à apparaître au grand jour l’alliance entre le Conseil militaire et les Frères musulmans sur deux niveaux parallèles:
• les vagues de répression;
• la mise en place du processus électoral.

Dans un contexte de redémarrage des grèves et de persistance de mobilisations de rue, la répression se déchaîne. On compte périodiquement des dizaines de morts et des centaines de blessés, comme en avril, octobre, novembre et décembre 2011. Le summum est atteint fin janvier 2012 avec le massacre de 74 personnes au stade de Port-Saïd, suivi de nouveaux affrontements au Caire [nous reviendrons sur les affrontements actuels, fin janvier 2013, suite au jugement – condamnation à mort – qui vient de tomber – réd.]. Les victimes sont des «Ultras», supporters du Club du Caire El Ahly. Ils étaient punis pour leur participation déclarée à la révolution. La répression (dont la dernière vague menée sous le Conseil militaire déferle fin avril–début mai 2012) est généralement approuvée par les Frères Musulmans. Ils traitent les manifestants de voyous payés par les opposants, voir par l’étranger, notamment en novembre et décembre 2011.

Compétition et compromis entre les islamistes et les militaires

• Les élections législatives (28 novembre 2011 au 10 janvier 2012) donnent une très large victoire aux islamistes avec environ 45 % pour les Frères musulmans et 25 % pour les Salafistes. La nouvelle assemblée nationale déçoit. En février 2012, le taux de participation est de moins de 7 % lors des élections au Sénat qui, en Egypte, est élu au suffrage universel direct.

• Pendant la période où ils avaient un accord avec le Conseil militaire, les Frères avaient dit qu’ils ne présenteraient pas de candidat aux élections présidentielles. Mais ils deviennent gourmands [1].

Au premier tour (23 et 24 mai 2012), le total des voix refusant à la fois les militaires et les islamistes se retrouve en seconde position, mais elles se dispersent entre quatre candidats. Le mieux placé d’entre eux, Hamdine Sabahi [qui a récolté 25,1% des suffrages, avec la première place à Alexandrie et à Port Saïd et des résultats inattendus, entre autres, dans des quartiers du Caire; ce qui indique ses liaisons étroites avec des secteurs populaires et ouvriers et un accent socialiste dans sa position] rate d’environ 2% sa présence au second tour (le 16 et 17 juin). Le seul choix laissé aux électeurs est alors entre les Frères et les militaires!

Au second tour, dans le but d’éviter l’élection du candidat des militaires, le Général Ahmed Chafiq, qui était l’ancien Premier ministre de Moubarak, un soutien à Morsi est apporté par une partie de l’opposition en échange d’une série d’engagements [2]. C’est le cas du cyber-activiste Wael Ghonim à l’origine de l’appel à manifester le 25 janvier 201, du journaliste et militant nassérien Hamdy Qendil, ou encore de l’écrivain Alaa El Aswany. Morsi fait toutes les promesses exigées… et n’en tient aucune une fois arrivé au pouvoir.

Le 11 août, l’ensemble des membres du Conseil militaire sont mis à la retraite, mais l’armée conserve le reste de ses avantages, dont son immense empire économique.

La fin de l’attentisme

Pendant les cent premiers jours de la présidence Morsi, la population était assez attentiste. Il avait en effet promis de résoudre les problèmes les plus urgents comme les problèmes d’insécurité, de circulation ou de propreté. Aucune de ces promesses n’a été satisfaite.

Morsi négocie un accord avec le FMI, dont les conditions sont la réduction des dépenses publiques, les privatisations, les licenciements qui vont avec, la suppression des subventions aux produites de première nécessité, ce qui entraîne une importante hausse des prix [qui est accentuée par la dévaluation de la livre et son impact sur les produits importés]. Lorsqu’ils étaient dans l’opposition, les Frères musulmans disaient qu’emprunter de l’argent était un péché. Parvenus au pouvoir, ils déclarent l’emprunt «halal» [voir l’article publié sur ce site en date du 20 janvier 2013 sur la politique économique des Frères et les emprunts dit soukouk].

Le 2 octobre, à l’issu de ces 100 jours, des manifestations massives sont organisées. Place Tahrir, les manifestants sont agressés par des jeunes partisans des Frères musulmans, mais les jeunes révolutionnaires les chassent de la place. Ceci est symboliquement important, car auparavant, les Frères musulmans et les islamistes en général, avaient la réputation d’être les seuls capables de mobiliser massivement. Ce n’est manifestement plus le cas. Un retournement des rapports de forces commence à se produire sur ce terrain.

Le 9 octobre, des manifestations encore plus massives ont lieu. Elles n’ont pas cessé depuis. Face à cela, le pouvoir manifeste une nervosité croissante envers l’opposition.

Le durcissement du pouvoir islamiste

Par sa déclaration constitutionnelle du 21 novembre 2012, Morsi se donne de véritables pouvoirs dictatoriaux. Depuis les élections présidentielles de juin, il avait déjà le pouvoir exécutif. Il disposait également du pouvoir législatif suite à la dissolution de l’Assemblée le 14 juin par le Conseil constitutionnel et l’éviction du Conseil militaire en août.

Morsi annonce le référendum sur la Constitution
Morsi annonce le référendum sur la Constitution

Avec la déclaration du 21 novembre, Morsi neutralise le pouvoir judiciaire en interdisant tout recours contre ses décisions exécutives ou les lois qu’il promulgue. Dès le lendemain, il complète le dispositif en nommant un nouveau procureur général, alors que la loi prévoit que ce rôle incombe au Conseil supérieur de la magistrature.

Le même jour, il promulgue:
• Une loi prévoyant une peine de 6 mois de prison contre ceux considérés comme pouvant «porter atteinte à la révolution», ce qui permet de mettre n’importe quel opposant en prison sans le moindre jugement;
• Une loi sur l’augmentation des prix.

Très rapidement, des manifestations de protestation ont lieu dans tout le pays. Il y a autant de monde dans la rue et sur la place Tahrir que pendant les jours ayant précédé la chute de Moubarak.

Le 5 décembre 2012, les milices des Frères dispersent par la force le sit-in devant le palais présidentiel et torturent des manifestants.

Le 8 décembre 2012, Morsi fait une deuxième déclaration constitutionnelle, où il dit que les décisions déjà prises sont inattaquables devant la justice [3].

Le lendemain, l’Assemblée Constituante vote les 236 articles du projet de Constitution et décide que le référendum sur ce dernier aurait lieu la semaine suivante, rendant impossible toute campagne politique. Le Oui l’emporte avec 64 % des suffrages exprimés, dans des conditions de fraudes massives [4]. Le compromis passé entre les islamistes et les militaires est entériné dans la Constitution. Les civils continueront à être jugés par des cours martiales dans les affaires où les militaires sont impliqués.

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* Après avoir longtemps vécu à Paris, Hany Hanna est retourné vivre en Egypte où il est journaliste et traducteur-interprète. Ce texte est écrit sur la base de son intervention lors de la réunion d’information ayant eu lieu à Paris le 15 janvier 2013 à l’initiative de l’Union syndicale Solidaires, du Cedetim et d’Attac.

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[1] Pour justifier ce revirement, un des responsables des Frères explique maladroitement qu’ils n’avaient pas présenté de candidat dans un premier temps parce qu’ils pensaient que l’Occident – notamment les Etats-Unis – ne serait pas d’accord. Ces derniers n’ayant finalement pas eu d’objection, les Frères ne voyaient alors plus de raison pour ne pas se présenter. Leur candidat initial ayant été invalidé, le choix de la confrérie s’est ensuite porté sur Morsi qui ne s’était pas proposé spontanément.

[2] Les conditions posées pour ce soutien à Morsi étaient notamment que le futur président s’engage à nommer :
– un gouvernement de coalition nationale;
– un Premier ministre qui soit une personnalité unanimement reconnue;
– plusieurs Vice-présidents dont une femme, un Copte et un jeune de la révolution.

[3] Morsi décide également de prolonger de deux mois la durée de vie de la Constituante qui devait rendre son projet de Constitution dans les 4 mois. Ce délai est porté à 6 mois, afin, d’après ses déclarations, de parvenir à un projet consensuel. Dans cette Constituante, les islamistes voulaient imposer certains articles litigieux. Prenant la posture de Président de tous les Egyptiens, Morsi explique qu’il donne aux membres de la Constituante le temps de trouver un compromis satisfaisant pour tous. Il n’en a rien été.

[4] D’après le Président de l’Organisation égyptienne des Droits de l’Homme, c’est le Non qui l’aurait en réalité emporté. Il n’est pas le seul à dire cela. On ne connaîtra sans doute jamais la vérité, mais il est certain que la fraude a rarement été aussi importante en Egypte. Des cas sont par exemple signalés où, après avoir voté, des Frères ont fait à nouveau la queue de façon à empêcher d’autres personnes de voter. Dans des circonscriptions favorables aux islamistes, le vote a été prolongé jusqu’à 23h, alors que dans des circonscriptions qui ne l’étaient pas le vote s’était arrêté à 19 heures.

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