L’Italie au cours de ces derniers mois a connu la campagne électorale la plus ample et la plus longue de l’histoire de la République, conduite sous la houlette du chef du gouvernement (le président du Conseil), «notre» Matteo Renzi [en fonction depuis 22 février 2014], un véritable saltimbanque au service des intérêts de la bourgeoisie. Son caractère égocentrique – et emporté par les vertiges du succès – l’a entraîné à jouer le tout ou rien à l’occasion de ce référendum. Et il a perdu.
La modification de divers articles de la Constitution [de 1948] devait conclure un parcours de trois années de contre-réformes menées par le gouvernement. Elles répondaient aux recommandations de la JPMorgan Chase & Co qui, dans un rapport datant 2013, invitait les pays «du Sud de l’Europe» à introduire des «réformes structurelles» marquées du sceau de l’austérité, accompagnées d’un nombre de réformes incisives portant sur la configuration constitutionnelle. Ces dernières visaient les constitutions empreintes d’idées socialistes, reconnaissant trop de droits aux salarié·e·s ainsi qu’un pouvoir gouvernemental (exécutif) trop lié à la souveraineté parlementaire.
Le gouvernement Renzi a pris au pied de la lettre ces prescriptions et avec une série «de réformes», il s’est aligné. En mars 2014, il approuva la réforme du système électoral (Italicum) qui assure une majorité de députés à la Chambre (54%) au parti qui obtient le 40% des suffrages
Puis fut introduit le Jobs Act, destiné à supprimer toutes les garanties concernant le droit du travail. Puis est arrivée la «réforme» de l’école, etc. Tout cela pour aboutir à la proposition de modifications substantielles de la Constitution de 1948, dans l’intention de dépouiller le Parlement de son pouvoir législatif en faveur d’un pouvoir exécutif fort. Le Sénat élu doit être aboli et remplacé par un organe nommé par des cliques politiques. Il ne peut voter la confiance au gouvernement ou la défiance (vote de censure). Il voit son pouvoir législatif réduit. C’est une telle proposition de réforme constitutionnelle qui a été soumise à référendum le 4 décembre 2016.
Le 4 décembre de Matteo Renzi
Les électeurs italiens ont sanctionné avec un «non» affirmé les prétentions plébiscitaires de Matteo Renzi, malgré le soutien unanime et martelé des médias de masse, de la TV et de la presse ainsi que de l’ensemble des organisations patronales et du monde de la finance, sans mentionner tous les faiseurs d’opinion. Les citoyennes et citoyens, dans leur large majorité, ont renvoyé à l’émetteur les chantages et la politique de la peur étayée par le spectre du «saut dans l’inconnu». Au fur et à mesure que les sondages accréditaient la possibilité d’une victoire du «non» se déchaînait la contre-offensive: les dangers pour l’économie italienne, les énormes drames sociaux, les interventions des puissants du monde (Obama au premier rang) et de l’Europe (déclaration de Jean-Claude Juncker, par exemple), appuyée par leur presse. Tous se prononçaient pour le «oui». Or, ce fut le «non». Cette fois, les sondages avaient capté avec justesse le signal, mais non pas l’ampleur du vote de refus et le taux de participation. Des millions d’Italiens se sont déplacés (un taux de quasi 70%, soit un taux qui depuis des années ne s’était pas concrétisé à l’occasion d’un référendum. La loi constitutionnelle, au moyen de laquelle le gouvernement Renzi prétendait modifier 47 articles de la Constitution – entre autres sur l’instigation de l’ex-président de la République Giorgio Napolitano –, a été rejetée clairement. Les «non» ont avoisiné 60%, un peu moins de 20 millions de votes et avec une différence de 20 points de pourcentage avec le «oui», soit un écart de 6 millions; ce qui n’est pas une petite différence.
Après avoir battu en brèche la prévoyance sociale, détruit les droits du travail, démoli l’école pour tous, massacré le système de santé, le patronat voulait fermer la boucle sur le plan institutionnel. En effet, l’austérité généralisée ne peut avancer que conjointement à une restriction des droits et de la démocratie. Les motivations du vote face au changement constitutionnel cumulent diverses raisons: la méfiance face aux politiques gouvernementales et aussi un facteur de type personnel dû à la façon dont Renzi a conduit la campagne politique. Voter non signifiait de même voter contre la personne parce que Renzi voulait que ce soit ainsi, en personnalisant à l’excès le référendum. Sa bravade, sa mise en relief comme homme seul au commandement a déplu à de nombreux Italiens. L’incroyable surreprésentation médiatique du président du Conseil, dont le visage apparaissait à chaque moment sur les écrans, non seulement n’a pas payé mais a fini par susciter une réaction de rejet qui a certainement contribué à accroître la dimension de la défaite. Conjointement à sa réforme a été rejetée l’action du gouvernement qui s’appuyait sur le Parti démocrate (PD) et d’autres forces mineures dites du centre issues de l’aire ex-berlusconienne.
La sociologie a gagné…
Le vote référendaire a réuni un mouvement de protestation de type électoral qui s’était déjà manifesté lors des élections administratives récentes (juin 2016) et qui exprime une configuration majoritaire dans le pays. Réduire une telle expression de mécontentement collectif à un soutien à une ou à une autre force politique relèverait d’une simplification. Le vote «non» a été le propre de nombreuses couches populaires et d’une partie significative des couches moyennes paupérisées par la crise économique qui voyaient s’évanouir les perspectives de bien-être et de sécurité sociale pour eux et pour leurs enfants et petits-enfants. Le vote représente une radiographie sociologique qui réunit des raisons de classe, de genre et de génération ainsi qu’une dislocation spatiale qui oppose centre et périphérie. La décomposition du résultat électoral par genre, classe d’âge, insertion professionnelle, lieu d’habitation – telle que l’ont relevé les quotidiens nationaux La Stampa et La Repubblica du 6 décembre – est significative. Le «non» s’impose auprès des femmes (60,7%), parmi les jeunes entre 18 et 35 ans (plus de 70%). Le «oui» s’impose seulement dans la tranche d’âge des plus de 60 ans, alors que dans les autres classes d’âge le «non» enregistre des pourcentages allant de 57 à 67%. Parmi la population active, le «non» obtient 66% chez les ouvriers, 62% chez les employés, les techniciens, les enseignants et les fonctionnaires, 62% parmi les professions libérales et 76% chez les travailleurs indépendants. Le «oui» avoisine la victoire parmi les professionnels [avec une éducation supérieure] et les dirigeants. Parmi la population inactive, le «non» s’affirme avec des pourcentages supérieurs à 60% au sein des étudiants, des ménagères, des chômeurs (76%). Par contre, le «oui» obtient un pourcentage de 55% parmi les retraités. Géographiquement, le «oui» ne gagne que dans trois régions: le Trentin, la Toscane et l’Emilie-Romagne. Le «non» domine dans les régions du sud les plus durement frappées par la crise. Dans toutes les grandes villes du sud, le «non» s’impose nettement: à Naples avec 70% et à Palerme avec 73%. Dans les grandes villes, le «oui» s’est concentré là où vivent la grande et la moyenne bourgeoisie, ceux qui comptent pour quelque chose, ainsi que les «intelligents»; puis le «oui» perd son importance peu à peu, dès que l’on s’éloigne du centre vers les quartiers périphériques.
… malgré le manque de politique
Le «non» a gagné malgré l’incapacité, le plus souvent démontrée, de ceux qui peuvent encore se définir comme une gauche de développer, conjointement à une politique pour les droits démocratiques, une mobilisation sociale qui puisse mettre à nu les choix réels de Renzi et de la Confindustria. Durant la campagne, il était en fait nécessaire d’unir la bataille cruciale pour défense des droits démocratiques, tels qu’inscrits encore dans la Constitution, avec la bataille sociale pour la défense des intérêts des classes laborieuses et subalternes. La campagne pour le «non» n’a pas toujours combiné ces deux éléments. Par contre, les votants l’ont en partie fait. Ce ne fut pas seulement l’attraction des questions soumises au référendum qui les a poussés à aller voter. Ce fut la rage et l’insatisfaction qui ont débordé dans divers couches et secteurs sociaux, phénomène que découvre la presse censée faire l’opinion. Cette fois, la dimension de protestation a dépassé l’imaginable pour assumer le caractère d’un véritable et réel rejet, une sentence sans appel.
Au cours de la campagne référendaire, la gauche n’a pas réussi à faire entendre suffisamment son discours. Elle n’a pas mis au centre de son opposition les politiques du gouvernement. Au cours des semaines précédant le 4 décembre, les directions de la CGIL et de la FIOM, les plus affirmés en faveur du «non», non seulement n’ont pas brillé par leur investissement dans la campagne référendaire contre le gouvernement, mais à la veille du vote ont signé en hâte le contrat de la métallurgie, puis un projet d’accord concernant l’emploi public acceptant de ce fait, en substance, toutes les indications du gouvernement, arrachant des augmentations salariales ridicules, insignifiantes par rapport à la perte du pouvoir d’achat. D’autre part est faible et critiquable l’attitude de ceux qui ont cru bon de ne pas insérer dans les plateformes de mobilisation de l’automne pour les renouvellements des contrats le rejet des contre-réformes constitutionnelles, se limitant de la sorte aux questions sociales.
Durant la campagne référendaire, des forces se sont mobilisées à fond pour rejeter la contre-réforme, mais n’ont pas saisi la nécessité d’une mobilisation sociale pour le «non». Se limitant à défendre une vision mythique et mystificatrice de la Constitution, sans tenir compte que cette dernière était – et est – le fruit de rapports de force obtenus par les classes sociales au cours de la guerre de résistance (1943-1945). Cette Constitution était et reste certainement une Constitution démocratique, mais de type bourgeois. Toutefois, elle contient des éléments de garantie démocratique relatifs à l’équilibre des pouvoirs de l’Etat et aux mécanismes électoraux, ainsi que des formulations et des points d’appui pour la mise en relief de principes portant sur l’égalité, la liberté et la justice sociale, qui, certes, dépendent des rapports de force entre classes pour leur réalisation. Ce n’est pas par hasard que de tels principes ont trouvé à s’actualiser dans les réformes stimulées par les luttes ouvrières et étudiantes au cours des années 1960 et 1970 ; puis ces réformes ont été réabsorbées peu à peu suite au déclin des luttes de classe et de l’avance des politiques néolibérales bourgeoises.
La victoire démocratique du référendum et la démission du gouvernement [Matteo Renzi a annoncé de suite sa démission, mais le président Sergio Mattarella lui a demandé de rester en place pour le vote du budget et pour se donner le temps de présenter une nouvelle formule gouvernementale (1)] devraient fournir l’occasion pour une reprise de la mobilisation sociale sur les lieux de travail, dans les écoles et les universités, dans les régions et pour la défense des droits, de l’environnement, ainsi que pour une amélioration des conditions de vie et de travail. Ce n’est que de cette façon qu’il sera possible d’envisager la reconstruction d’une gauche digne de ce nom afin d’éviter que le résultat de cette bataille qui a mobilisé une énergie importante se limite à un affrontement électoral entre le Mouvement 5 étoiles et les vieux partis qui ont «mal gouverné» le pays au cours des dernières décennies.
La bourgeoisie face à la défaite politique
Le «front» du non a récolté un succès qu’il n’est pas apte à gérer politiquement pour de nombreuses raisons. La droite reste divisée et privée d’un leadership ; le Mouvement 5 étoiles ne dispose d’aucune stratégie claire ni de programme, si ce n’est son affirmation au plan électoral. La «gauche» du Parti démocrate [qui s’était prononcée pour le non] se perdra dans une longue et fatigante bataille interne au parti. La «gauche radicale» est pour l’heure faible, désorganisée et hors jeu. Renzi a voulu régler les comptes et a tout perdu. Dans sa chute, outre lui-même, il a entraîné le gouvernement et avec le gouvernement la stabilité si souvent invoquée comme le bien suprême par la classe dominante et par la pléthore de mass media qui l’ont secondé. En fait, le vote «non» n’a pas seulement battu Renzi, mais le projet politique de la bourgeoisie italienne qui avait joué ses cartes sur ce «jeune» prometteur et arriviste. Les modifications constitutionnelles n’étaient pas un caprice du président du Conseil. Elles répondaient à des exigences précises du capitalisme et de la finance mondiale. La bourgeoisie qui l’a appuyé a subi une défaite avec ce vote. Ce n’est pas un hasard si le lendemain du vote, le directeur de La Repubblica a titré ainsi son éditorial: «Un saut dans l’inconnu», en commentant la démission de Renzi et de la possible crise gouvernementale. De plus, aucun autre parti en ce moment n’est apte à offrir une assise sûre à la classe dominante. Actuellement, il n’y a aucune possibilité pour un gouvernement des droites. Elles sont trop faibles et divisées pour constituer une alternative et la classe dominante elle-même ne semble pas trop intéressée à une alternative de ce type. La classe dominante sait fort bien ce qu’elle veut et l’a dit de suite après le résultat électoral dans les pages du quotidien financier Sole 24 ore : «Les marchés se tranquilliseront si à la démission annoncée de Matteo Renzi suivra la formation, dans un délai rapide, d’un gouvernement qui gouverne et qui promet de faire ce qui doit être fait : une nouvelle loi électorale, la résolution des problèmes des banques sans ajournement et sans opacité, l’établissement d’un budget, la confirmation des réformes structurelles déjà en cours, la consolidation des comptes publics.» Les classes dominantes veulent le programme de Renzi après Renzi, bien que 20 millions de citoyens et citoyennes ont dit non à tout cela.
Battu à l’occasion du référendum, le gouvernement dispose encore d’une majorité parlementaire et le jeu politique repose dans les mains du Parti démocrate. En fait, Renzi, tout en annonçant sa démission de président du Conseil, affirme en même temps vouloir continuer, restant à la tête de son parti, insistant sur les élections avant le congrès du PD, ce qui implique qu’en tant que secrétaire général il serait le candidat au poste de premier ministre désigné par le parti lui-même. Après le vote et à partir de la réalité que ce dernier a révélée, pourra-t-on commencer à reconstruire cette gauche dont on sent aujourd’hui le manque? C’est une bonne question, espérons qu’elle trouve une bonne réponse. (Article envoyé au site A l’Encontre en date du 8 décembre. Traduction A l’Encontre)
Diego Giachetti est historien, auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels on peut citer Un sessantotto e tre conflitti. Generazione, genere, classe, 2008, Venti dell’est. Il 1968 nei paesi del socialismo reale, 2008, La Fiat aux mains des ouvriers. L’automne chaud de 1969 à Turin, Ed. Les nuits rouges, 2005, Berlusconi et il berlusconismo, 2010.
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(1) Le dimanche 11 décembre, le président Sergio Mattarella a proposé au poste de président du Conseil Paolo Gentiloni, ministre des Affaires étrangères. (Réd. A l’Encontre)
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