Par Charles-André Udry
Le «nettoyage des banques» est, depuis des mois, un des vrais tests pour le gouvernement du Parti Populaire de Mariano Rajoy et de l’oligarchie espagnole, ainsi que pour ses «partenaires» européens. Le secteur bancaire occupe une place importante en Espagne, suite à un fort processus de concentration-centralisation et à une transnationalisation prononcée de ses principaux acteurs. Fin 2011, le bilan des banques se situe à hauteur de quelque 330% du PIB (Neue Zürcher Zeitung, 9 mai 2012). Ladite exposition des créanciers (banques pour l’essentiel) au secteur de la construction et de l’immobilier s’élève à 338 milliards d’euros (405,6 milliards de CHF), dont 176 à 184 milliards sont «problématiques», selon les dires de la Banque d’Espagne (Wall Street Journal, 8 mai 2012; Les Echos, 8 mai 2012, El Pais, 9 mai 2012).
Dit autrement: il s’agit officiellement de prêts «douteux» – dans le langage courant on parle de «gens douteux» – aux constructeurs et aux promoteurs immobiliers, les ex-faiseurs de miracles, il y a encore cinq ans. Sont inclus de même des biens immobiliers acquis par les banques suite à des «défauts de paiements». Comprenez: des salariés à qui des appartements ont été vendus et qui ne peuvent faire face au paiement des intérêts hypothécaires, sans parler même du remboursement du principal. Par dizaines de milliers, ces «propriétaires» ont été éjectés de «leur» appartement… mais doivent néanmoins s’acquitter de leur dette, même si elle est un peu «accommodée».
Il faut replacer ce sauvetage des banques dans un contexte où la chute de la production industrielle – un des facteurs qui nourrissent le chômage, avec ses effets désastreux sur les revenus des salarié·e·s et de leurs familles – continue depuis octobre 2011 à des taux mensuels (par rapport à l’année précédente) oscillant entre -3% et -7,5% (en mars 2012).
Le banquier politique et le politique banquier
Une dimension du sauvetage des banques révèle l’intrication entre ce secteur et le pouvoir d’Etat. Il y a plusieurs années que nous insistons sur la mutation qui s’est opérée dans la hiérarchie des instances gouvernementales et étatiques. La première place a été acquise, depuis les années 1980, par les ministères de finances et les banques centrales. Cela s’est accentué dans le cadre de l’Union européenne (UE). Aujourd’hui, avec la crise de la «dette publique» – qui n’est pas publique, faut-il le répéter, mais celle du système bancaire et d’assurance? – s’est imposée une superposition éclatante entre imposants banquiers et «techniciens gouvernementaux». C’est ce qu’illustrent les Mario Monti (Italie), Lucas Papadémos (Grèce) ou encore Luis de Guindos Jurado en Espagne. Dans l’opération de sauvetage du système bancaire espagnol ce trait fort ressort avec netteté.
Rodrigo Rato, le patron de Bankia – la quatrième banque du pays, fruit plus que mûr du mariage de sept caisses d’épargne, dont l’avenir est, lui, aussi douteux que leur union était louche –, fournit une illustration de cette machinerie. Né en 1949, il est le fils de deux familles fort riches des Asturies, incarnées par son père Ramon Rato et sa mère Aurora Figaredo. Son père fut ministre de l’économie et un des grands banquiers de l’Espagne (El Pais, 8 mai 2012). Dressé par les jésuites, il fera ses études à l’Université Complutense de Madrid et à Berkley. Il adhère à 30 ans à l’Alliance populaire (AP), dont il sera l’un des dirigeants, puis au Parti Populaire (PP), la formation unifiée et créée par le franquiste Manuel Fraga, «disparu».
De septembre 2003 à avril 2004, il préside le gouvernement de José Maria Aznar, dont il a été le ministre de l’Economie d’avril 2000 à avril 2004. Il l’avait déjà été de 1996 à 2000, toujours sous Aznar; tout en ayant eu la tâche de deuxième vice-président du gouvernement de mai 1996 à 2003. Dans ces fonctions, il a été le régent de la «bulle immobilière» dont les explosions, en ricochet, ont frappé finalement Bankia.
Dans un premier temps, il a mené sa carrière internationale en tant que «représentant» de l’Espagne auprès de la Banque mondiale (BM), de la Banque interaméricaine de développement (BID), de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) ou comme représentant du ministère de l’Economie au sein de l’UE. Il poursuivit son ascension au FMI. En effet, il succéda en tant que directeur général à l’Allemand Horst Köhler de la CDU, après la brève période d’intérim assumée par l’Etatsunienne Anne Krueger (mars-juin 2004). R. Rato fut couronné le 7 juin 2004 et démissionna le 31 octobre 2007. Il va se recycler rapidement dans la Banque Lazard à Londres, avec deux continents comme champ de bataille dont il connaissait bien le terrain grâce à ses attributions précédentes: l’Europe et l’Amérique latine.
En décembre 2009, il entre à Caja Madrid, dont il prend les rênes en janvier 2010. Quelques mois plus tard, il annonce la fusion de cette entité – qui surnageait sur un coussin de créances hypothécaires hypothétiques et suspectes – avec d’autres caisses percées: Bancaja, Caja de Canarias, Caixa Laietana, et les Cajas d’Avila, de La Rioja et de Segovia. Avec l’effronterie propre à sa caste – assurée de cette immunité que Dieu alloue, sans limite de crédit, à ses vrais siens – il parie sur ses réseaux et son lustre pour: déminer la bombe à retardement que constitue la gestion clientélaire et d’aigrefin de ces cajas; stabiliser la pile vacillante des prêts hypothécaires; faire silence sur les plus que maigres entrées de dépôts des épargnants. Ainsi est mis en place le mécano Bankia (avec une participation dominante de Caja Madrid, 52,06%, et de Bancaja, 37,7%) et Banco Financiero y des Ahorro (BFA). Début mai 2012, Rodrigo Rato osait encore affirmer qu’aucun sauvetage de l’Etat n’était nécessaire; une sorte de proclamation provocatrice dans l’atmosphère de Kriegspiel qui règne entre requins de la banque et intrigants du gouvernement Rajoy.
Les «marchés» – les investisseurs – n’étaient pas sans savoir que l’exposition aux actifs immobiliers n’était pas neutralisée par les initiatives de Rato et ses adjoints. La fermeture de 20% des agences relevait d’un léger maquillage, en termes comptables. Cependant pas en termes d’emplois: 16% du personnel sera licencié. Puis une opération, bien nommée de ségrégation, est mise en place en avril 2011. Traduisons: un tri et une allocation des actifs les plus toxiques sont effectués dans la «maison mère»: la BFA. Elle a été construite, sur la base d’un système de mutualisation et d’auto-protection, en décembre 2010. Elle commence à être active le 1er janvier 2011. On y retrouve les cajas. BFA est l’actionnaire majoritaire de Bankia. Cette dernière non seulement dispose d’un réseau en Espagne, mais est active à l’échelle internationale: Lisbonne, Dublin, Milan, Londres, Munich, Vienne, Miami, Pékin et Shanghai. Une carte de visite qui ne suffit pas à rassurer «les marchés», au contraire. L’action de Bankia, du 2 août 2011 au 8 mai 2012, a dévissé de 3,9 euros à 2,375 euros, soit une chute de 39%. L’exposition à des actifs véreux de Bankia se monte à 31,8 milliards.
Deloitte allume la mèche
La mèche a été allumée par la société d’audit Deloitte, une des quatre grandes transnationales d’audit aux côtés de PricewaterhouseCoopers (PwC), Ernst&Young et KPGM. Deloitte éclaire la faille dans son rapport d’audit (El Pais, 9 mai 2012). En effet, dans le bilan 2011 de BFA est comptabilisée une participation dans Bankia pour une valeur de 12 milliards d’euros. Selon la valeur de marché (le prix de l’action à la Bourse), cette participation est estimée à 2 milliards. Une légère différence. Même si, selon les normes comptables en vigueur et du fait que BFA ne pensait pas céder de suite ses actions Bankia sur le marché, il était possible d’attribuer à cette participation une valeur de 8,5 milliards. Mais une déduction minimale de 3,5 milliards dans le bilan relevait de la nécessité. Or, si l’on met côte à côte les gains de BFA, soit 41 millions d’euros, et la perte à enregistrer, soit 3500 millions, une difficulté arithmétique saute aux yeux.
Une solution était suggérée par Deloitte: mettre à zéro le patrimoine de BFA, la maison mère de Bankia, et pour ne pas déshabiller totalement BFA, transformer la participation préférentielle de l’Etat espagnol en capital de BFA. Mais cela reviendrait à la nationalisation à 100% de BFA. Une fois de plus s’offre l’image de la prise d’otage qu’opèrent les banques: un sauvetage contraint, mais sans contrepartie. Ce qui justifie, de notre point de vue, très concrètement, l’exigence politique et stratégique – dans la crise durable présente du capitalisme – d’une nationalisation-déprivatisation du secteur bancaire, pour en faire un pôle public unique de financement, qui ne soit pas mis en concurrence avec des grands cachalots privés, ceux qui ne font qu’une bouchée d’un requin.
Une autre solution se profile: attribuer à Bankia des fonds publics, sans aucune «intervention de l’Etat» (La Vanguardia, 9 mai 2012). Autrement dit, canaliser vers Bankia des revenus de l’ensemble des salarié·e·s contribuables qui subissent une attaque sans précédent contre le salaire social: salaire direct, indirect, allocations diverses, éducation, santé, crèches, etc. Nous y reviendrons car la décision concrète en la matière doit être prise ce vendredi 11 mai. A moins que la crise s’accélérant «sur les marchés», comme symptôme d’une crise du système bancaire, la nationalisation soit choisie, avant, comme intervention d’urgence.
De Rato à Goirigolzarri
Rodrigo Rato sera remplacé par un honnête homme: José Ignacio Goirigolzarri, né à Bilbao en 1954. Il a quitté la grande banque BBVA – dont il fut un des poissons pilote pour son expansion aux Etats-Unis et en Amérique latine – après 30 ans de bons et loyaux services. Sa sortie, aidée par le grand patron de BBVA, s’est effectuée il y a 32 mois. Il a reçu une retraite chapeau de 61 millions d’euros, de quoi attendre un nouveau mandat après avoir signé une clause de confidentialité et de non-concurrence. La Banque d’Espagne et le gouvernement «ont fait pression pour qu’il accepte» (El Pais, 8 mai 2012).
Rato ne semblait pas très disposé à quitter le poste de pilotage de Bankia. Entre gens bien élevés et donc se méfiant comme il est de règle dans ce milieu, José Ignacio Goirigolzarri a exigé tous les pouvoirs. Il les a obtenus.
Ce genre d’affrontements est un reflet de ceux qui ont cours au sein même du PP et de l’oligarchie régnante, placée sous les coups d’une crise d’une force qui n’était pas nécessairement prévue dans tous ses contours. Ce tremblement de terre bancaire provoque des secousses non seulement dans les cercles dirigeants du «monde de la finance», mais aussi dans ceux coextensifs dudit champ politique et du bloc social aux commandes. Des commandes dédoublées dans l’«espace européen» où les tours de contrôle hésitent sur les couloirs à faire emprunter à des gros-porteurs dont les trains d’atterrissage sont peu fiables, malgré des procédures autoritaires qui s’affinent: celles du Mécanisme européen de stabilité (MES) et du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’UE (TSCG).
Le Costa-Concordia bancaire espagnol a besoin d’un capitaine solide. Mais, les tréfonds de la finance de marché sont plus que vicieux et imprévisibles. Une crise d’illiquidité dans le système bancaire peut éclater, sans prévenir, et mettre à genoux l’oligarchie bancaire qui, elle, prendra la société en otage, avec une violence froide et déterminée.
L’heure d’une dénonciation de la prise d’otage par les banques
Le «sauvetage» de Bankia – sous une forme ou une autre – met en lumière la gravité de la crise bancaire systémique à l’œuvre en Espagne et ailleurs. Passons sur la façon dont les bilans de Bankia et d’autres institutions ont été et sont frisés. A juste titre, Les Echos (9 mai 2012) insiste sur une donnée, outre la crise grecque et son extension possible au Portugal et à l’Irlande: les «investisseurs s’interrogent déjà sur la situation des autres établissements et sur les moyens de l’Espagne pour en aider d’autres [que Bankia et BFA]. Comment le gouvernement pourrait-il trouver l’argent nécessaire en pleine crise?» François Duhen, stratégiste chez CM-CIC, constate succinctement: «L’Espagne n’est pas au bout de ses problèmes.» Quant aux analystes de Barclays, dans un article titré «Pourquoi la crise de l’euro se fait toujours plus complexe», ils affirment: «Le système bancaire ibérique aura besoin à court terme de 100 milliards de liquidités et, dans l’hypothèse où ce serait l’Etat qui doit mettre tout l’argent, la dette publique irait gicler à 100% du PIB et l’effort d’austérité budgétaire aura été fait en vain.» (24Ore/Il Sole, 9 mai 2012)
Entre les lignes de différents articles de la presse économique ressort une autre interrogation euphémisée: quel sera le «degré d’acceptabilité sociale et politique» que va manifester la population face à cette socialisation des pertes d’une dette bancaire, présentée comme étant publique et «justifiant» de ce fait la mise en joue des salarié·e·s? C’est ici que la «crise grecque» acquiert un écho européen au travers du refus massif de la régression sociale et existentielle.
Or, les banques espagnoles, ces derniers mois, ont réussi le tour de force de récolter des fonds (actions et obligations convertibles) auprès de «petits épargnants», certes une minorité de la population, et de fonds de pension, ainsi que de vendeurs d’assurances vie.
Selon la Banque d’Espagne, les fonds récoltés au quatrième trimestre 2011 sont supérieurs de quelque 8 milliards d’euros à ceux acquis au même trimestre de 2010. Cette moisson – grâce un blitz-marketing – a permis, en partie, de camoufler plus longtemps les pertes sous-comptabilisées dans les bilans des banques.
La crise de Bankia – avec le lot de «scandales» qui vont faire surface – peut porter un coup aux fleurons du système bancaire espagnol. D’où la nervosité enregistrée et les affrontements secs sur les parquets cirés et les moquettes moelleuses. Ce d’autant plus que l’image de la maîtrise du système bancaire a été largement diffusée depuis trois ans, malgré le désastre gigantesque de l’effondrement immobilier, c’est-à-dire de la crise de surproduction de logements.
Comment se fait-il qu’aucune des grandes banques espagnoles n’ait annoncé une perte dans ses résultats annuels depuis le début de la crise financière de 2008 (plus exactement datant de 2007), dont la quatrième phase est en cours?
Le sauvetage de Bankia marque une nouvelle étape socio-politique en Espagne. La dénonciation de la dette et l’objectif d’une nationalisation-déprivatisation des banques deviennent un chaînon nécessaire d’une lutte contre les politiques d’austérité. C’est-à-dire contre le chômage et la dégradation historique du salaire social, envisagé comme le prix de la reproduction élargie, sur la durée d’une vie, de la force de travail collective du salariat, à partir des standards établis dans les années 1970-1980. Ce à quoi devrait s’ajouter, à partir de coordinations sectorielles de résistances et de luttes, une perspective européenne, socialiste et démocratique. Cette dernière peut poser, sous en angle de solidarité de classe, la question d’une reconquête souveraine de droits expropriés qui traduisaient la nécessaire satisfaction de besoins sociaux et d’une véritable sécurité, qui est d’abord d’ordre social. (9 mai 2012)
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