Russie. «Ce qu’un flux de commentaires sur YouTube peut nous apprendre sur la dissidence dans la Russie de Poutine»

Par Francine Hirsch

Comme de nombreux observateurs de la Russie, j’ai passé une partie de la journée du 18 mars à regarder les images du rassemblement du président Vladimir Poutine au stade Loujniki à Moscou. Il y avait beaucoup de choses à retenir: l’appel à l’unité russe, les banderoles promettant «un monde sans nazisme», les drapeaux russes et la lettre Z, désormais omniprésente, qui est devenue un symbole de soutien à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il y avait aussi la foule – des dizaines de milliers de jeunes gens souriants qui se déhanchaient sur des chants patriotiques.

L’enthousiasme était-il réel? C’est ce que nous voulions tous savoir. Les médias russes ont mis en avant l’enthousiasme de la foule. Mais certains journalistes occidentaux n’en étaient pas si sûrs. La BBC et d’autres médias ont rapporté que des Russes avaient été contraints par leur école ou leur employeur à assister au rassemblement, et il semble, d’après les entretiens réalisés à l’extérieur du stade, que certaines personnes étaient impatientes de partir. Quelques personnes sont parties juste après s’être fait poinçonner leur billet.

Pendant ce temps, quelque chose d’inattendu se passait sur YouTube. Le Conseil de la Fédération du Parlement russe a diffusé en direct sur Internet (livestream) les images du rassemblement – et la personne qui l’a mis en place n’a pas désactivé le flux de commentaires. Les gens ont commencé à s’exprimer, souvent sous des pseudonymes. Ils ont écrit sur Poutine, la guerre et l’avenir de la Russie. Certains les soutiennent. Mais beaucoup d’autres sont critiques. Au total, quelque 11 000 commentaires ont été postés.

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L’enregistrement du livestream avec les commentaires est resté sur YouTube pendant plus de 24 heures avant d’être retiré. Certaines personnes ont fait des captures d’écran. Un militant russe vivant temporairement à l’étranger a réussi à exporter 4892 commentaires dans un Google Doc, qu’il a intitulé «Vox Populi-Vox Dei, commentaires du public sur la vidéo». Il a trié ces commentaires en fonction du nombre de «likes» et a partagé le document sur les médias sociaux.

Un collègue en Russie a partagé le document et les captures d’écran avec moi. En tant qu’historienne de l’Union soviétique, j’ai immédiatement compris l’importance potentielle de ces documents. A une époque de censure d’Etat extrême et de répression de masse, les sondages d’opinion sont inutiles et les sources non officielles sont rares. Une analyse de ce flux de commentaires pourrait-elle nous apprendre quelque chose d’utile sur la Russie de Poutine en temps de guerre?

Le document est d’une lecture fascinante. La quasi-totalité des commentaires étaient rédigés en russe; quelques-uns étaient en ukrainien ou en anglais. Il y avait des milliers d’émojis, dont des drapeaux ukrainiens et russes. Les mots de soutien à Poutine et à la Russie étaient entrecoupés de commentaires critiquant sévèrement la guerre. Un certain nombre de commentaires provenaient d’Ukrainiens qui s’identifiaient comme tels, certains en Ukraine et d’autres en Russie. De nombreux commentaires parlent de «l’irréalité du moment».

Les commentaires exprimant les critiques les plus vives se concentrent sur trois thèmes clés. (Bien que le Google Doc avec les noms complets soit accessible au public sur Internet, j’ai décidé d’utiliser plutôt les initiales.)

Commentaires sur le spectacle

De nombreuses personnes ont critiqué le rassemblement tout en le regardant en temps réel. Un certain nombre de personnes ont parlé de l’hypocrisie d’organiser une célébration en pleine guerre, alors que des soldats russes et des Ukrainiens mouraient. Certains ont commenté le spectacle lui-même et ont comparé Poutine à d’autres démagogues, comme Hitler.

  • «Hypocrites, tous ceux qui ont participé à ce spectacle infernal, des artistes aux employés de l’Etat, qui, pour un jour de congé supplémentaire et un hot-dog gratuit, se détournent du fait qu’une guerre est en cours et que nous en sommes les agresseurs.» -sassynails S.
  • «Le tsar croit sans doute que tous les gens se sont rassemblés là de leur plein gré et se réjouissent sincèrement, mais c’est une illusion, il faut dire que beaucoup y ont été conduits sous la menace de licenciement et de privation de primes… Il n’est déjà pas bien dans sa tête et son entourage ne fait que le flatter, en organisant ce genre de cirque de pseudo-soutiens de ses actions. C’est ignoble.» -A.R.
  • «C’était comme ça dans les années 30 du XXe siècle en Allemagne. Ils criaient, ils étaient heureux, [ils] saluaient leur Führer exactement comme ça, enfin, comme d’une personne à une personne. Quelle horreur. Est-ce vraiment la fin?» -D.A.
  • «C’est l’apogée de la honte et de la folie. Un jour, cette vidéo sera montrée dans les cours d’histoire comme un exemple de folie de masse. J’habite en Russie, mais je ne veux pas avoir affaire à une telle Russie.» -M.O.
Commentaires sur la guerre

Il est illégal en Russie de parler d’une guerre contre l’Ukraine, de faire référence à l’invasion autrement que comme une «opération militaire spéciale». La majorité des commentaires discutent ouvertement de la guerre, et beaucoup la décrivent comme une guerre d’agression brutale. De nombreux appels à la justice ont été lancés, certains invoquant Nuremberg et la Cour pénale internationale.

  • «Réveillez-vous, s’il vous plaît! Ceux qui restent humains dans leur cœur, s’il vous plaît, réalisez ce que nous faisons!!! Pas de guerre! Paix à l’Ukraine! Liberté pour la Russie et la Biélorussie! Poutine à La Haye! Nuremberg pour tous ceux qui sont impliqués dans cette sale guerre. J’ai honte de vivre dans le même pays que ceux qui soutiennent ces agissements illégaux.» -L.P.
  • «Arrêtez Poutine! Ne restez pas silencieux! Diffusez des informations sur la guerre en Ukraine. A nous tous: faites ce que vous devez, j’ajouterai: faites tout ce que vous pouvez.» M.F.
  • «13 000 soldats russes morts sont morts dans cette guerre, pas dans une opération [spéciale]!!!» -S. R.
  • «PAIX DANS LE MONDE! Maintenant, même ce slogan soviétique d’une personne saine d’esprit est interdit, bonjour la dystopie. PAS DE GUERRE!» -A.V.
Commentaires sur le flux de commentaires

Enfin, certains des commentaires les plus populaires, ceux qui ont reçu le plus de «likes», étaient des expressions de joie et de soulagement d’avoir trouvé des personnes partageant les mêmes idées sur le fil de commentaires de YouTube. Les gens s’émerveillent du fait que le fil de commentaires fonctionne et qu’ils peuvent exprimer librement leurs opinions. Au fur et à mesure que les gens réagissaient les uns aux autres, un dialogue s’est instauré entre Russes et Ukrainiens partageant les mêmes idées.

  • «Dans les commentaires, comme je le vois, c’est la plus grande protestation de ces dernières années. Au moins quelque part, les gens peuvent dire quelque chose, avant qu’ils ne désactivent les commentaires.» -Y.S.
  • «Qu’est-ce qui se passe? Ils ont oublié de désactiver les commentaires?! Des gens réfléchis et intelligents, je suis fier de vous! ??» – PRO EGO
  • «Je suis si heureux de voir autant de personnes sensées dans les commentaires. Récemment, j’avais déjà commencé à perdre espoir et à penser que l’écrasante majorité soutient tout cela… Mais maintenant je regarde le nombre énorme de commentaires cool et je crois qu’il y a de l’espoir et que nous aurons un avenir que nous construirons nous-mêmes et dans lequel il n’y aura pas de place pour quelqu’un comme Poutine.» -P.S.
  • «Bien-aimés, chers, pensant, sentant [les gens qui sont] conscients de ce qui se passe! Merci d’être, car j’avais déjà perdu la foi, je pensais que la Russie était devenue un pays d’esclaves, mais ce n’est pas le cas! Vous existez et vous souffrez aussi, même si ce n’est pas comme nous en Ukraine, mais ça vous fait mal aussi et vous-mêmes ne savez pas ce qui vous attend. Je ne veux pas vous haïr, je vous souhaite du bien, ainsi qu’à nous, malgré l’horreur de ce qui se passe!!! Je crois que le vieux tyran malade de cupidité va tomber et nous resterons libres et vous serez vous-mêmes enfin libérés!!! Gloire à l’Ukraine! Et gloire à ceux d’entre vous, les Russes, qui sont libres dans leurs âmes du pouvoir d’un tyran!» -T.D.

Alors, qu’est-ce que les commentaires sur YouTube peuvent nous apprendre sur la Russie de Poutine?

Tout d’abord, nous devons reconnaître que ce type de source non officielle laissera toujours des questions sans réponse. Les personnes qui ont laissé des commentaires l’ont fait par le biais de leur compte YouTube, et beaucoup l’ont fait de manière anonyme. Si cela leur a permis de s’exprimer librement, cela signifie également que nous ne pouvons pas vérifier leur identité ni même leur lieu de résidence.

Travailler avec une telle source signifie accepter l’incertitude et laisser nos conclusions ouvertes. Mais s’appuyer exclusivement sur des sources officielles dans une société fermée comporte des risques encore plus grands.

Poutine a pris des mesures extrêmes pour contrôler le récit de l’invasion de l’Ukraine. Le 4 mars, la Douma d’Etat russe a adopté une loi menaçant d’amendes et de peines de prison de 15 ans toute personne participant à des manifestations anti-guerre, exprimant son opposition à la campagne militaire russe ou la qualifiant même de «guerre». Des arrestations dans toute la Russie et des poursuites pénales ont suivi. Les derniers médias indépendants de Russie, déjà soumis à des pressions, ont presque complètement fermés. La station de radio Echo de Moscou et la chaîne de télévision TV Dojd (La Pluie) ont suspendu leurs activités début mars. Novaya Gazeta, l’un des derniers journaux indépendants de Russie, a fermé ses portes lundi 28 mars après des avertissements de la censure d’Etat.

Dans ce contexte, une source comme les commentaires de YouTube est peut-être notre meilleure chance d’examiner la dissidence dans la Russie de la guerre.

Si nous ne pouvons pas savoir avec certitude qui a écrit les commentaires sur le livestream, nous savons qu’il a été visionné par des dizaines de milliers d’utilisateurs russes de YouTube. Nous savons également qu’il a été partagé et discuté sur les plateformes de médias sociaux. Certains Russes qui ont publié des commentaires à propos du livestream sur Facebook et Twitter se sont consolés en constatant que les commentaires anti-guerre les plus passionnés ont reçu des centaines de «likes». Le collègue russe qui a partagé le Google Doc et les captures d’écran avec moi y a vu une preuve importante que «tous les Russes ne sont pas des monstres assoiffés de sang».

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Que pouvons-nous donc déduire du livestream de YouTube? Il est probable que ceux qui, en Russie, ont regardé le rassemblement sur YouTube et ont interagi avec le flux de commentaires font partie d’un groupe démographique plus jeune que ceux qui se fient aux informations de la télévision d’Etat. Ils sont plus susceptibles de s’engager sur les médias sociaux et de rechercher des sources d’information indépendantes. Ils sont également plus susceptibles de s’opposer à la guerre.

Il est très peu probable que ces Russes se soulèvent dans une insurrection. Les enjeux sont tout simplement trop élevés dans une société où même critiquer la guerre sur les médias sociaux pourrait être poursuivi comme un acte criminel. Certains tentent de quitter la Russie. Ceux qui restent continueront à utiliser les espaces virtuels pour se retrouver. Nous devons continuer à rechercher ces échanges pour avoir une meilleure idée de ce qui peut se passer en coulisses.

Lorsque j’ai regardé le rassemblement, mon esprit s’est tourné vers les journaux intimes de Victor Klemperer, un universitaire juif allemand qui a observé l’ascension d’Hitler au pouvoir. Dans une entrée de journal datant de novembre 1933 [Mes soldats de papier. Journal 1933. Le Seuil, 2000], pendant la première année où Hitler était chancelier mais avant qu’il ne se déclare Führer, Klemperer décrit comment la propagande «sans borne» et les défilés ont créé un sentiment d’inévitabilité, une croyance «dans le pouvoir et la permanence d’Hitler».

Poutine veut créer un sentiment d’inévitabilité quant à son règne et un récit singulier sur la «mission» de la Russie en Ukraine. Les plates-formes en ligne peuvent permettre aux gens de contester ce récit et d’exprimer leur désaccord, un lieu où la résistance peut se développer. Elles peuvent aider les Russes qui s’opposent à la guerre d’agression brutale de Poutine à savoir qu’ils ne sont pas seuls. Les activistes russes vivant à l’étranger le reconnaissent et poursuivront probablement leurs efforts pour transmettre des informations exactes sur la guerre en Russie et soutenir la dissidence via Internet.

Avec l’interdiction de Facebook, Instagram et d’autres plateformes de médias sociaux, la dissidence peut également trouver ses alliés dans des endroits improbables. Après tout, quelqu’un au Conseil de la Fédération a laissé le fil de commentaires de YouTube allumé. Et il a été laissé en place pendant plus d’une journée. Etait-ce un acte intentionnel ou simplement de la négligence? Nous ne le saurons peut-être jamais.

Enfin, est-il possible que le flux de commentaires YouTube ait fait partie d’un effort concerté en faveur d’une organisation particulière en Russie ou en Ukraine, un effort d’«astroturfing» [simulation d’un mouvement populaire à des fins de repérage politique]? Le Service fédéral de sécurité de Russie ou le Service de renseignement extérieur d’Ukraine pourraient-ils être derrière tout cela? Le large éventail de réponses rend cette hypothèse hautement improbable, et l’on peut imaginer que les services de renseignement ont des choses plus importantes à faire en ce moment. Mais tout semble possible dans le contexte actuel, ce qui est une autre raison de laisser nos conclusions ouvertes. Si cela s’avérait être le cas, cela ferait une histoire encore meilleure. (Article publié sur le site The New Republic, le 29 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Francine Hirsch est titulaire de la chaire Vilas Distinguished Achievement d’histoire à l’université du Wisconsin-Madison. Elle est l’auteur de Soviet Judgment at Nuremberg: A New History of the International Military Tribunal After World War II (Oxford, 2020).

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