Par Sylvain Tronchet
A l’occasion de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix 2021 à Oslo, le directeur de la rédaction de Novaïa Gazeta, lauréat avec la journaliste philippine Maria Ressa, raconte l’histoire tragique de son journal, la situation du journalisme en Russie et la paix «menacée» en Europe.
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A 60 ans, Dmitri Mouratov est une immense figure du journalisme russe. Directeur de la rédaction du journal Novaïa Gazeta, il compte au nombre des fondateurs de ce média en 1993, grâce notamment à des fonds apportés par Mikhaïl Gorbatchev, qui leur avait fait don d’une partie de la bourse accompagnant son prix Nobel de la paix. Au fil des années, Novaïa Gazeta est devenu le principal journal d’opposition en Russie, révélant de nombreux scandales de corruption, les exactions de l’armée et les injustices en tous genres qui ont jalonné la période post-soviétique en Russie.
Les conflits en Tchétchénie ont été particulièrement scrutés par cette rédaction, dans laquelle a travaillé la journaliste Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006. Sans son travail, les atteintes aux droits de l’homme commises sur ce territoire n’auraient probablement jamais été documentées de façon aussi précise.
Après elle, trois autres collaborateurs de Novaïa Gazeta travaillant sur la situation en Tchétchénie ont été assassinés. Stanislav Markelov a été abattu à Moscou en janvier 2009 alors qu’il quittait une conférence de presse consacrée à un ancien officier de l’armée russe condamné pour l’enlèvement et le meurtre d’une jeune femme tchétchène. Anastasia Baburova, qui tentait de lui venir en aide, a elle aussi été tuée. En décembre de la même année, Natalia Estemirova, une chercheuse, régulière contributrice du journal, a été enlevée en Tchétchénie, puis assassinée. Au total, six journalistes ou collaborateurs réguliers de Novaïa Gazeta ont été assassinés entre 2000 et 2009.
Novaïa Gazeta a également fait l’objet d’attaques informatiques, de procès retentissants accompagnés de demandes de dommages et intérêts exorbitantes, menaçant parfois son existence. Pourtant, jusqu’à aujourd’hui le journal a survécu. Il a échappé au statut d’«agent de l’étranger» [1], attribué par le ministère de la Justice, qui a contraint plusieurs médias indépendants à fermer ou réduire drastiquement leur activité ces dernières années. Vladimir Poutine a félicité Dmitri Mouratov mais l’a immédiatement mis en garde, l’invitant à ne pas «utiliser le prix Nobel comme un bouclier» pour enfreindre les lois russes et «attirer l’attention sur soi». (S.T.)
Entretien
Le nom de Novaïa Gazeta a souvent été évoqué pour le prix Nobel de la paix. Vous y attendiez-vous cette année?
Tout ce qui concerne le prix Nobel fait l’objet de rumeurs. Il existe même des bookmakers qui prennent des paris. Tout le monde prétend savoir qui est la «short list». Et pas une seule fois, au cours des dernières années, une de ces prédictions n’a été confirmée. Je sais néanmoins que nous avons été nominés pour le prix Nobel plus d’une fois. L’agence Reuters, qui est considérée comme proche du comité Nobel, est venue ici et a attendu dans le hall le jour de l’annonce du prix à trois ou quatre reprises. Cette année, Reuters n’est pas venu, alors je me suis dit qu’il pouvait se passer quelque chose.
Savez-vous pourquoi vous avez obtenu le Nobel cette année?
Le comité Nobel fait une très bonne chose: il n’ouvre ses archives qu’au bout de cinquante ans. En l’occurrence, je ne sais pas exactement qui a présenté ma candidature et qui a voté, et je ne le saurai jamais. En Russie, des «experts sur canapé» ont écrit que Mikhaïl Gorbatchev [l’ancien dirigeant soviétique a reçu le Nobel de la paix en 1990, ndlr.S.T] nous avait nominés parce qu’il est mon ami. Je lui ai rendu visite juste après l’annonce du prix à l’hôpital où il se trouve actuellement. Il m’a salué joyeusement et m’a dit: «Regarde, il y a deux Nobel dans la chambre!» Je lui ai demandé s’il était intervenu. Il m’a dit: «Non, ce n’est pas moi. Tu vois mon état, je n’y ai même pas pensé.» Donc l’identité de ceux qui nous l’ont attribué est un mystère pour moi comme pour les autres.
Pensez-vous que l’attribution de ce prix soit liée à la situation de la presse indépendante en Russie?
Oui. Ces deux dernières années les problèmes des médias russes se sont accrus dramatiquement. Plus de 90 personnes physiques, médias et organisations de défense des droits de l’homme ont déjà été déclarés «agents étrangers» [ce statut, décrété par le gouvernement russe rend pratiquement impossible la poursuite d’activités journalistiques ou militantes à ceux qui en font l’objet en raison des contraintes qu’il impose, ndlr. S.T.]. Des ennemis du peuple en somme. En 1922, nous avons eu le «bateau des philosophes», sur lequel 227 personnes ont été expulsées [le régime soviétique a expulsé par bateau des intellectuels et leurs familles, ndlr. S.T.]. Parmi eux, il y avait le futur inventeur des hélicoptères Sikorsky, les écrivains Berdiaev, Iline… Aujourd’hui, ce n’est pas le bateau des philosophes, mais l’avion des journalistes. C’est l’expulsion des intellectuels du pays.
Savez-vous pourquoi Novaïa Gazeta échappe pour l’instant à cette répression institutionnelle qui a obligé plusieurs médias indépendants à fermer?
C’est une question qu’on me pose tout le temps. J’ai essayé déjà d’y répondre de différentes manières mais la réalité est que je ne le sais pas. Mais je sais autre chose. Un prix, en général, est un aboutissement. En football, par exemple, quand le PSG ou Lyon ont gagné des titres, ils peuvent aller se reposer. Dans notre cas, c’est l’inverse. Nous avons découvert qu’être prix Nobel est une tâche immense. Le lendemain de l’annonce du comité Nobel, j’ai reçu des dizaines et des dizaines de lettres. Les gens m’envoyaient des décisions de justice, me disaient qu’ils n’avaient pas de logement, pas de fauteuil roulant, pas de médicaments parce qu’ils étaient trop chers… Nous ne pouvons pas ne pas leur répondre. Nous réfléchissons à la manière de le faire le plus efficacement possible.
Dans votre salle de conférence de rédaction, il y a six portraits accrochés au mur. Ce sont les six journalistes de Novaïa Gazeta assassinés entre 2000 et 2009. Ce prix est-il aussi le leur?
Evidemment. Le [patron de rédaction] que je suis n’est rien sans ses journalistes. Maria Ressa (co-lauréate du prix Nobel), c’est normal, elle travaille seule comme journaliste et chercheuse, elle est brillante. Elle mérite d’être récompensée. En ce qui me concerne, c’est parce que ce prix ne peut pas être décerné à titre posthume. Si je l’ai eu, c’est parce que je suis toujours en vie.
La veille de l’annonce du prix Nobel, cela faisait tout juste quinze ans qu’Anna Politkoskaïa avait été assassinée…
Quinze ans, c’est le délai de prescription. Le cerveau du crime n’a pas été retrouvé [seuls les exécutants ont été condamnés, ndlr.S.T.]. Mais nous avons fait en sorte que cette affaire soit rouverte, et, tant que le journal existera, nous continuerons à essayer de trouver le responsable. Nous allons insister pour que les autorités poursuivent cette enquête. Il est très important de ne laisser aucun crime impuni. Si nous laissons faire cela, d’autres portraits viendront s’ajouter sur le mur.
Comment les nouveaux journalistes de Novaïa Gazeta se positionnent-ils face à cet «héritage» qui peut-être difficile à porter?
Je suis surpris, vraiment surpris. J’avais très peur pour les jeunes qui viennent travailler pour nous. Nous avons beaucoup de jeunes de 22, 23, 25 ans qui sont merveilleux professionnels, intelligents, brillants. Je pensais qu’ils seraient effrayés par le nombre de portraits de nos journalistes morts. Et au contraire, cela leur donne une énergie supplémentaire pour prendre leur place et poursuivre leur travail. C’est pour moi quelque chose de nouveau, qui est propre à cette génération.
Dans son histoire, Novaïa Gazeta a révélé de nombreux scandales de corruption, a dénoncé les violations des droits de l’homme en Tchétchénie… Quels sont les grands sujets sur lesquels vous sentez devoir être présents aujourd’hui?
Mais il me semble que nous devons être attentifs face au risque de déclenchement d’une guerre au centre de l’Europe. C’est ainsi que le journal s’est positionné dès le premier jour.
Il y a actuellement une rhétorique guerrière qui conduit à la militarisation des esprits. On est en train d’instiller l’idée que la guerre est quelque chose de normal. Sur toutes les chaînes, sur tous les écrans, [les autorités] vantent leurs missiles, leurs sous-marins et on peut lire «nous pouvons recommencer» [en référence à un slogan populaire dans certains milieux nationalistes russes, qui exprime l’idée que l’armée russe pourrait de nouveau marcher sur Berlin, ndlr. S.T.]. Tout ça pour quoi? Pour tuer encore 37 millions de personnes [bilan parfois avancé des pertes humaines civiles et militaires de la Deuxième Guerre mondiale en ex-URSS, ndlr. S.T.]?
Vous avez déjà dit que vous ferez don de la bourse accompagnant votre prix Nobel à des œuvres caritatives. Savez-vous où vous allez exposer la médaille ?
Selon la coutume russe, la médaille sera déposée dans une grande coupe qui ne sera pas remplie de champagne [dans la tradition de l’Armée rouge, on déposait les médailles au fond d’un grand verre de vodka que le récipiendaire buvait cul sec avant d’embrasser sa décoration, ndlr. S.T.]. Et cette médaille sera accrochée ensuite sous les portraits de nos amis morts tragiquement. (Entretien conduit par Sylvain Tronchet publié sur le site de France Culture le 9 décembre 2021)
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[1] Le 25 novembre, la Cour suprême russe a commencé l’examen – finalement reporté au 14 décembre durant l’audience – de la dissolution d’une des deux structures clefs (ADC Memorial-Centre des droits humains) de la fameuse ONG Memorial, fondée en janvier 1989 par Andreï Sakharov notamment. La caractérisation d’«agent de l’étranger» permet au pouvoir de Poutine de multiplier les «raisons» pour interdire une telle ONG, après avoir déjà «exproprié» une partie de ses archives, multiplié les entraves administratives et poursuivi ses membres et militants. En effet, l’actuel régime russe élabore un nouveau récit national qui implique de réécrire l’histoire passée et l’histoire présente. Dmitri Mouratov ainsi que Mikhaïl Gorbatchev on pris la défense de cette ONG qui, entre autres, a non seulement constitué des dossiers précis sur le vaste système répressif stalinien, a exhumé des corps des charniers de la Grande Terreur de 1937-38, mais aidait aussi ceux qui continuaient à se battre pour la «réhabilitation des victimes» de la répression stalinienne, en prenant appui sur la Loi fédérale du 18 octobre 1991 adoptée à ce propos sous Boris Eltsine. Dans son discours lors de la réception de son prix Nobel, le 10 décembre, Dmitri Mouratov a pris une fois de plus la défense de l’ONG Memorial. (Réd.)
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