Lampedusa: la solidarité avec les migrants

Par Carine Fouteau

La nouvelle maire de Lampedusa, en Italie, donne ses rendez-vous chez une de ses amies. Surplombant la mer, la maison est située près d’une crique réaménagée à la suite des arrivées de migrants. Non loin, se trouve un cimetière où sont enterrés ceux qui n’ont pas survécu à la traversée en Méditerranée.

La cinquantaine énergique, tunique en batik bleu azur et pantalon blanc, Giusi Nicolini est née sur l’île. Elle est issue d’une famille communiste. L’ex-représentante de l’association écologiste Legambiente [Ligue pour l’environnement] est aussi l’ancienne directrice de la réserve naturelle. Ce soir-là, dans la chaleur étouffante du sirocco, elle est préoccupée car elle vient de trouver de nouvelles irrégularités dans les comptes laissés par son prédécesseur.

Elue lors des élections municipales des 6 et 7 mai 2012, elle a mis dehors Bernardino De Rubeis, proche du Mouvement (conservateur) pour les autonomies (MPA), dont l’exaspération à l’égard des Tunisiens s’est teintée de xénophobie lorsque l’île, cette petite bande de terre ferme à l’extrême bord sud de la Sicile, est devenue, début 2011, le théâtre d’une tragédie humaine et géopolitique débordant largement les considérations locales.

Comme la plupart des 6000 habitants de Lampedusa, Giusi Nicoloni s’est mobilisée pour apporter de l’aide pendant cette période au cours de laquelle, certains jours, plus de 7000 exilés ont été recensés. Un an et demi plus tard, elle ne tire aucune gloire de son engagement et rappelle la tradition d’accueil de Lampedusa. «J’ai été élue, affirme-t-elle, parce que les gens voulaient du changement. Je n’avais jamais été maire auparavant et ils voulaient du neuf. Ils voulaient une femme, une environnementaliste, ils savaient ce que j’avais fait à la réserve, ils avaient le résultat sous les yeux, et surtout, ils voulaient quelqu’un qui agisse dans le respect des règles. Ils en avaient assez de la corruption et du clientélisme.»

Pour elle, immigration, environnement, affaires, tout est lié. «Ils en avaient assez que la gestion de la ville ne serve que les intérêts de quelques-uns. De la même manière qu’ils ont détruit les côtes avec l’urbanisation touristique, ils n’ont cessé de considérer les migrants comme un business», assure-t-elle. Elle évoque, par exemple, les «accointances» entre l’ex-administration municipale et la structure gestionnaire de l’ancien centre d’identification et d’expulsion qui recevait, se souvient-elle, 40 euros par personne et par jour: «Plus il y avait d’étrangers et plus ceux-ci restaient longtemps, plus cela leur apportait de l’argent.» «On n’a jamais su ce qu’ils faisaient de toutes ces sommes», regrette-t-elle, rappelant les démêlés de son adversaire défait face à la justice.

Elle signale aussi les appels d’offres pour recycler les bateaux des migrants «remportés par des amis de la mairie». «A deux reprises, explique-t-elle, les décharges ont pris feu. Les entreprises avaient déjà empoché l’argent. Mais comme les bateaux étaient partis en fumée, elles n’ont pas eu à s’en occuper. Outre les questions que pose le caractère plus ou moins accidentel de ces incendies, les conséquences environnementales sont dramatiques», car, en plus des carcasses de navires, ont brûlé toutes sortes de produits toxiques.

La maire de Lampedusa: Giusi Nicolini

La nouvelle «sindaco» ne nie pas l’évidence: l’île, plus près de la Tunisie que de la Sicile, a connu une année 2011 hors norme. Quelque 40’000 migrants y ont transité, dont 25’000 en l’espace de deux mois. Le petit port n’a pas désempli, les garde-côtes ont enchaîné les sorties en mer jusqu’à épuisement des équipages, le centre de rétention était plein à craquer. Au point qu’en septembre 2011, ça a mal tourné: les 1500 Tunisiens, révoltés, ont mis le feu à leur geôle et se sont évadés. L’île mesurant à peine 20 kilomètres carrés, ils n’ont pas pu aller loin. Des habitants leur ont jeté des pierres, ils se sont battus avec eux.

«Cette situation a été créée de toutes pièces, déplore Giusi Nicolini. Pendant un an, la question de l’immigration a été instrumentalisée par les autorités nationales. Le risque d’invasion, la peur des étrangers, tout y est passé. Mais la vérité, c’est qu’il n’y a pas eu beaucoup plus d’arrivées que d’autres années. C’est devenu explosif à partir du moment où les migrants n’ont plus été transférés en Sicile. Cela a provoqué un goulot d’étranglement, les gens ont été massés à Lampedusa, c’est devenu intenable. C’était fait exprès: ils ont créé un problème là où il n’y en avait pas, pour justifier leurs politiques répressives. Tout le monde en a pâti: les migrants dont les droits ont été bafoués et les Lampedusiens qui ont vu fuir les touristes. Dino De Rubeis [l’ex-maire] a voulu profiter de la situation: l’attention portée à l’immigration lui a permis de poursuivre ses activités parallèles. Mais les électeurs ont dit stop.»

Début juillet 2012, la saison commence tout juste, après un été 2011 catastrophique. Sur cette île où les touristes ont remplacé les poissons, tous scrutent l’horizon et redoutent de nouveaux débarquements. Le dernier a eu lieu dans la nuit de jeudi 5 à vendredi 6 juillet. A bord, 60 hommes, des Tunisiens, tous transférés en Sicile en vue de leur expulsion, ainsi que trois femmes et trois enfants, «accueillis» dans le centre de rétention de l’île, fermé après l’incendie, mais rouvert lundi 2 juillet en tant que centre de premier secours.

«Ce lieu peut loger jusqu’à 300 personnes», indique la maire, qui a négocié avec le ministère de l’Intérieur la garantie que les personnes n’y restent pas plus de 96 heures. «Lampedusa doit redevenir une île d’accueil», lance-t-elle, avant de se rendre au festival des pêcheurs organisé en centre-ville.

«J’ai vu des corps flotter»

«Ces personnes, il y a deux, trois jours, je les ai entrevues mais il faisait sombre, il était tard. C’est le lendemain, au port, qu’on m’a raconté les conditions de leur arrivée», indique Vincenzo Billeci, 60 ans, pêcheur de génération en génération. «A chaque fois que je sors en mer, témoigne-t-il, j’y pense. Je pense aux migrants. Quand je vois une embarcation, mon premier réflexe est de me dire, “ils sont peut-être en perdition, quelle est leur position, comment les aider”.»

Rencontré sur le quai, au pied de la capitainerie, il propose de se retrouver chez lui, à l’intérieur des terres, près d’un des points culminants de l’île. Depuis sa maison en pierre, au milieu d’une zone aride imprégnée d’odeurs de fenouil, on aperçoit ce qui fut un cimetière à bateaux venus de Tunisie.

«Ces derniers jours, les navires militaires italiens et tunisiens sont de sortie, ce qui n’était pas le cas auparavant. Ils surveillent la mer comme s’il allait se passer quelque chose, comme s’ils s’attendaient à des arrivées», observe-t-il. «Nous avons peur qu’ils reviennent. Parce qu’à la fin, l’année dernière, il y a eu ces émeutes, ils sont devenus trop nombreux. Ils étaient plus que nous, on ne peut pas revivre cela», prévient-il.

Avec son équipage d’une quinzaine de personnes, Vincenzo Billeci pêche en ce moment le sériole, quand ce n’est pas la sardine ou le maquereau. A quatre ou cinq reprises, dans sa vie, il lui est arrivé de croiser des migrants en mer: «Le plus souvent, ils avaient besoin d’aide, mais ils n’étaient pas mal en point. Sauf une fois, j’ai vu des corps flotter.»

En cas de sauvetage, la procédure est a priori rodée: contacter les garde-côtes et attendre qu’ils arrivent éventuellement en distribuant quelques vivres. «Je ne les fais pas monter à bord, sinon je risquerais d’être poursuivi pour les avoir aidés ou comme passeur, rappelle-t-il. En plus, c’est dangereux. Un jour, un bateau de pêche a tenté de remorquer un canot de migrants avec une corde. La manœuvre a raté, il y a eu des blessés, le capitaine a été considéré comme responsable.»

La réalité est toujours plus complexe qu’il n’y paraît et le droit de la mer entre souvent en collision avec d’autres législations, notamment celle sur l’immigration. Il donne quelques exemples: que faire si l’embarcation chavire le temps que les secours rappliquent? Que faire si les pêcheurs se trouvent au-delà des milles autorisés, donc eux-mêmes en situation illégale? «L’assistance à personne en danger prime, insiste-t-il, la priorité est de sauver les vies. Mais qui sait ce qu’on risque de nous reprocher?»

Il n’en parle pas, toutefois ce type de rencontre pénalise les pêcheurs. L’attente des garde-côtes peut être longue. En cas d’enquête judiciaire, les bateaux sont confisqués, ce qui les empêche de travailler. A un moment, l’année dernière, les acheteurs venus traditionnellement de Catane, en Sicile, ont cessé de s’approvisionner à Lampedusa, en raison de l’affluence des migrants. Les pêcheurs de l’île n’ont plus trouvé d’acheteurs.

Malgré son appréhension de voir arriver des migrants, Vincenzo Billeci n’est pas inquiet de la victoire de Giusi Nicoloni. «Nous continuerons d’accueillir ceux qui viendront, il faudrait être sans cœur pour ne pas les aider», indique-t-il, convaincu que la marge d’action de la nouvelle maire en la matière est de toute façon limitée.

«Une petite fille est née, elle s’appelle Gift»

Au centre médical en bordure du centre-ville, le responsable des lieux, Pietro Bartolo, né sur l’île, n’est pas non plus surpris du résultat des élections municipales: «Cette femme a été à l’image des gens de Lampedusa, qui, pour certains, se sont révélés à l’occasion des événements de l’an passé. Des habitants ont ouvert leur porte, ils ont donné des habits, proposé de la nourriture, ils ont fait ce qu’ils ont pu. Les tensions du mois de septembre 2011 sont simplement liées au fait que tout le monde était stressé et à bout de force.»

Le va-et-vient dans son bureau est continu. Il vérifie des radiographies, se plaint du matériel, répond à deux appels en même temps, indique quoi faire à son assistante. Ce docteur, gynécologue à l’origine, a coordonné les interventions sanitaires lors de la crise.

Comme Giusi Nicolini, il estime que le gouvernement italien, alors dirigé par Silvio Berlusconi, a sciemment bloqué les transferts pour contraindre l’Union européenne (UE) à réagir et à soutenir l’Italie.

«Quand ces barques ont accosté, raconte-t-il, l’assesseur régional chargé de la santé a soudain compris qu’il y avait un gros problème. Un commissaire a été nommé à l’échelon national, mais il a sous-estimé l’ampleur des difficultés et est intervenu tardivement. Un protocole a finalement été décidé à Palerme: nous avons convenu de doubler ou tripler les effectifs de médecins et d’infirmières, spécialement en gynécologie, en pédiatrie et pour les urgences, de multiplier par deux la flotte d’hélicoptères et de mettre à disposition les services d’hôpitaux en Sicile.»

A l’égard des ONG comme la Croix-Rouge et Médecins sans frontières, il garde un peu de ressentiment. «Ces grandes associations voulaient montrer qu’elles savaient faire et qu’elles étaient importantes», regrette-t-il. Avec le recul, il considère néanmoins que l’urgence sanitaire a été gérée «au mieux». «Personne n’est mort ici», insiste-t-il, se remémorant le cas d’une mère arrivée au centre médical avec son nourrisson encore attaché au cordon ombilical.

Une autre a perdu les eaux lors de la traversée. Bien qu’il ne soit pas équipé pour donner naissance, le docteur a jugé qu’il était trop tard pour l’envoyer ailleurs. Elle a accouché sur place: «Le bébé a dû être réanimé, il était malade, c’était un moment préoccupant. Mais finalement, une petite fille est née, elle s’appelle Gift.»

Certains jours, ce centre de soin, qui accueille en moyenne 50 personnes, a dû en supporter 90 de plus. Déshydratation, faim, fatigue extrême et stress: telles sont les pathologies les plus fréquentes des migrants, en plus de l’hypothermie pour ceux qui arrivent mouillés. «En général, ne partent que les personnes en bonne santé, souligne-t-il, les plus fragiles risquent de mourir en route, c’est terrible à dire, mais c’est la sélection naturelle.»

Il indique avoir pu rendre visite aux femmes et aux enfants conduits récemment au centre d’accueil et affirme qu’ils vont bien. Avant de partir, il ouvre un fichier sur son ordinateur: des photos de corps entassés dans la cale d’un bateau. Ces migrants, 25 en tout, ont été retrouvés morts asphyxiés, le 1er août 2011, à Lampedusa. Pietro Bartolo a dû monter à bord et pratiquer les autopsies.

«A part changer l’île de place, je ne vois pas»

Ce drame a bouleversé l’île, comme celui du 8 mai précédent, quand un bateau a coulé devant le port et que les habitants se sont jetés à l’eau pour secourir les passagers. En face de la mairie, Elettra Cirillo tient, avec deux amies, le bar Mediterraneo, le long de la via Roma, l’unique rue commerçante de la ville.

Elle fait partie de ces gens qui se sont particulièrement consacrés aux migrants. Elle gérait alors une boutique de souvenirs qu’elle a transformée en lieu de stockage de chaussures et de vêtements à donner. Elle a commencé à rassembler et trier: «Quand je suis allée à l’église, j’ai vu deux longues files d’attente, d’un côté les gens qui apportaient des choses, de l’autre les migrants. Je me suis dit que cela ne pouvait pas fonctionner comme ça. J’ai décidé de faire quelque chose.»

Avec le recul, elle estime que ces moments où elle s’est activée pour les autres ont changé sa vie. Elle a gardé des contacts sur Facebook avec des Tunisiens désormais installés en France, en Belgique et même en Norvège. Récemment, elle a fait la connaissance de Somaliens hébergés temporairement dans un hôtel-résidence, le centre de rétention étant inaccessible. «Ces personnes, témoigne-t-elle, ont des parcours extraordinaires. Ils ont passé des jours dans le désert, ils ont été enfermés en Libye, ils ont connu la guerre là-bas. Quand ils arrivent ici, ils se sentent enfin en sécurité. Mais ils m’ont expliqué qu’ils avaient encore peur que les autorités les reconnaissent, c’est pourquoi ils mettent de la colle forte sur leurs doigts pour effacer leurs empreintes digitales.»

Abri, nourriture, vêtements: Elettra Cirillo reproche, au bout du compte, à la protection civile italienne d’être intervenue trop tard et à l’Europe d’avoir «fermé ses frontières». «On a été livrés à nous-mêmes», résume-t-elle.

La réouverture du centre de premier secours, telle que l’a demandée Giusi Nicolini, lui paraît utile à une condition: «qu’il reste un centre de transit et ne redevienne pas une prison». De fait, l’«état d’urgence» décrété en février 2011, après la révolution en Tunisie, a fait exploser les cadres légaux: le prétexte migratoire a été pris pour supprimer des droits aux étrangers et allonger la durée d’enfermement, ce qui a contribué à enflammer les Tunisiens retenus des mois durant à Lampedusa, alors qu’ils n’étaient censés que passer.

Elle aussi préférerait que les arrivées cessent. «Les affaires reprennent lentement, observe-t-elle. Je ne sais pas si ce sont les migrants qui font peur aux touristes ou si c’est la crise économique.» Mais que faire? «A part changer l’île de place, je ne vois pas», lance-t-elle.

Théoriquement, le port, déclaré «non sûr» après l’incendie du centre, ne devrait pas accueillir de migrants, à moins qu’ils n’arrivent jusqu’aux côtes par leurs propres moyens. Ces derniers mois, les personnes sauvées en mer étaient supposées être accompagnées par les garde-côtes à Porte Empedocle, près d’Agrigente, en Sicile. Mais cette solution est dangereuse parce que les distances à parcourir, plus grandes, ralentissent les opérations de sauvetage.

«Ce n’est pas officiel, mais les garde-côtes de Lampedusa se déplacent chaque fois que c’est nécessaire et ils ramènent le plus souvent les personnes sur l’île, malgré l’interdiction», assure Giusi Nicolini. «La priorité, c’est d’empêcher des décès en mer», insiste-t-elle. A la capitainerie, le commandant confirme ces propos.

A peine élue, la maire a pourtant déjà enterré un migrant retrouvé noyé près de Lampione, l’une des trois îles Pélage. Sans bateau, son corps a été retrouvé seul au milieu des flots. Sur sa tombe, quelques mots, quelques signes de reconnaissance. Une date, 25 mai 2012. Il repose auprès de dizaines d’autres exilés – le nombre exact n’est pas connu – dans ce cimetière de la Cala Pisana, en direction de l’aéroport. Ici et là, des croix en bois entourées d’herbes folles.

Là encore, la rupture avec le précédent élu municipal s’impose. Ce dernier, qui a toujours refusé de déléguer la restauration des tombes aux associations qui le demandaient, a fait bâtir l’an passé des sortes de caveaux sur lesquels il a apposé des images kitsch de coucher de soleil et d’eaux limpides. Avec ces inscriptions: «Immigrant non identifié de sexe masculin d’ethnie africaine et de couleur noire», «Riposa In Pace». (Cet article a été publié sur le site Mediapart, en date du 13 juillet 2012)

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