Uruguay: «Ils seront nombreux ceux qui seront contraints de voler»

Entretien avec Walter Rodriguez

Plus de 15’000 personnes travaillent dans le tri des ordures. La plupart d’entre elles sont âgées de moins de 30 ans. Elles vivent dans des bidonvilles et dans des quartiers de la périphérie pauvre de Montevideo (Uruguay). Elles se déplacent à pied ou dans des charrettes tirées par des chevaux. Dans le meilleur des cas, elles ont un vélo. Certaines ont réussi à constituer une coopérative et reçoivent une «aide» de l’Intendance [administration] municipale de Montevideo dirigée par le Frente Amplio [Front ample, de «gauche»]. Néanmoins, elles vivent et travaillent dans l’insalubrité et restent dépourvues de droits. Walter Rodriguez, président du Syndicat de Classificadores de Residuos Solidos [UCRUS – «Trieur de déchets solides»] a 62 ans. Il est retraité de la construction et depuis un peu plus de cinq ans se consacre au tri des déchets dans le cadre d’une coopérative familiale du quartier «6 de Diciembre». Au cours de cet entretien, il décrit la situation des personnes qui font le tri des déchets et dénonce le manque d’alternatives pour ces milliers de travailleurs et travailleuses. (Rédaction de Correspondencia de Prensa).

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Depuis combien de temps faites-vous le tri des déchets?

Depuis environ cinq ans et demi.

Et avant, que faisiez-vous?

Je travaillais dans la construction. De fait, j’ai pris ma retraite en tant que travailleur de la construction.

Et pourquoi avec vous choisi le tri des déchets?

Il n’y a pas eu une raison unique. D’une part, les allocations de retraite sont réduites et ne suffisent pas pour vivre. Elles sont de 8540 pesos [320 euros; 384 CHF] par mois. Or, actuellement et au cours des 16 prochains mois, cette somme sera consacrée au paiement d’une dette que j’ai dû contracter. Il y a également eu des raisons familiales. Je vivais avec mon épouse et neuf enfants (dont deux biologiques) à Salto, mais je travaillais toujours comme ouvrier à Maldonado. Ma femme en a eu assez que je travaille toujours loin de la maison. Un jour, elle m’a proposé de déménager à Montevideo. Et c’est elle qui a tout arrangé. Elle m’a appelé et elle m’a dit: «Voilà, nous avons déménagé à Montevideo et j’ai réussi à avoir un loyer de 1600 pesos.» Je trouvais bizarre que ce soit aussi bon marché. Lorsque j’ai vu le lieu qu’elle avait loué, avec les enfants, j’ai compris – c’était dans la zone de taudis (asentamiento) derrière la fabrique de Conaprole [fabrique de produits laitiers].

Et cela a compliqué les choses?

Oui. A cause du travail, cela m’arrangeait de vivre dans un lieu plus proche et accessible. Lorsque je me suis installé ici j’ai commencé à avoir des difficultés à trouver du travail. Avant, mes employeurs venaient me chercher parce que je connais le domaine des sanitaires et de la construction. Mais quand j’ai commencé à dire que je vivais dans cet endroit ils n’ont plus fait appel à moi. C’est ainsi qu’avec le déménagement à Montevideo les choses sont devenues plus compliquées et peu à peu j’ai eu l’impression de m’être exclu sans le vouloir. J’ai envisagé de retourner à Salto, mais je ne voulais pas contrarier mon épouse. J’ai donc continué à travailler comme je le pouvais. Mais je me suis rendu compte qu’il y avait également des difficultés avec les enfants. Je voulais leur transmettre l’habitude de travailler. Nous avons commencé à leur chercher des emplois. Ils se présentaient pour des jobs, mais sans succès. Au coin de la rue il y avait de l’alcool, de la drogue, un mauvais environnement. Je ne voulais pas que mes enfants disposent de «temps libre» qui facilite leur intégration dans ce type d’entourage.

Et c’est alors que vous avez choisi le tri des ordures?

Non, pas personnellement. Je ne savais pas comment sortir de cette situation. C’est mon fils Richard, qui a aujourd’hui vingt ans, qui est venu me dire: «Papa, et si on allait «requechar» (collecter des déchets)? Et je lui ai répondu: «Quoi, trier les ordures? Est-ce que je suis venu de Salto pour travailler dans les ordures? Ce serait honteux.» Il m’a répondu que ce qui serait honteux serait de faire comme beaucoup d’autres et de se mettre à chaparder. Il a ajouté que oui, il aurait un peu honte, mais que s’il ne trouvait pas un emploi, il préférait cela que se mettre à mendier dans la rue ou à quémander. J’y ai réfléchi nuit et jour, je n’ai pas pu dormir cette nuit-là. Et le lendemain je lui ai dit qu’il avait raison.

Nous avons commencé en tirant nous-mêmes une charrette, nous allions du bidonville à la Ciudad Vieja et rentrions chargés. Peu à peu nous avons développé cette activité. Nous avons créé une coopérative familiale, un atelier de ferronnerie. Et aujourd’hui nous avons huit chevaux et cinq charrettes.

Quels ont été les aspects positifs liés au fait de s’investir dans cette activité?

Ce qui a été positif c’est que mes enfants se sont habitués à travailler et ne sont pas entrés dans le milieu de la drogue et des mauvaises fréquentations. Aujourd’hui, je vois tous les jours dans la rue des gamins, des femmes et des hommes perdus dans la drogue et qui n’arrivent plus à s’en sortir. Et je ne voulais pas de cela pour mes gamins. Dieu merci, j’ai pu ainsi maintenir une stabilité.

Est-ce que vos enfants ont fait des études?

Ils ont terminé l’école primaire. Lorsque j’ai épousé leur mère j’ai tenté de les envoyer au lycée, mais aucun d’entre eux n’en voulait. Et leur mère les a soutenus.

Comment les a-t-elle soutenus?

Elle leur a dit que s’ils ne voulaient pas étudier ils n’avaient pas besoin d’y aller. Mes deux filles biologiques sont en train de faire des études. Une est en sixième à l’école et l’autre en première année de lycée. Ma femme ne voulait pas non plus qu’elles fassent des études, mais là je me suis montré ferme parce que ce sont mes filles. Et je lui ai dit: «Si ma fille veut aller étudier, elle ira, et je la soutiendrai

Pourquoi votre épouse ne veut-elle pas qu’ils fassent des études?

Parce qu’elle dit que la rue est très dangereuse, qu’au lycée elles vont avoir de mauvaises fréquentations et prendre de mauvaises habitudes. Mais je crois que si nous l’aidons, nous pourrons voir comment se dérouleront les choses.

Si vous pouviez quitter ce travail pour un autre, le feriez-vous?

Je crois que s’il y avait des alternatives relativement bonnes je le ferais, aussi bien moi que certains de mes enfants. Mais jusqu’à maintenant on ne voit aucune alternative. Le Ministère du développement, par exemple, a sorti quelques programmes de travail, comme le balayage des rues, avec un statut d’indépendant. Mais il s’agit là de politiques d’assistance qui ne me convainquent pas. On travaille pendant six mois, on gagne 5000 pesos [187 euros] et, au bout de quelques mois, quand on est en train de s’adapter à ce type de travail, on nous l’enlève. Par contre, si des usines s’ouvraient, des industries et la possibilité de travailler à plus long terme, jusqu’à la retraite, je pense que plus d’un choisirait cette alternative.

Est-il vrai que beaucoup de gens, surtout des jeunes, assurent qu’ils préfèrent vivre des ordures que de dépendre d’un horaire, d’un régime formel?

Sans aucun doute, c’est ce que l’on voit aussi dans ma coopérative. La seule alternative pour eux serait de travailler dans la construction. Mais la construction est très instable; aucun chantier ne dure très longtemps, une année au plus et c’est peu. Ensuite, il faut à nouveau chercher un travail. Actuellement ceux qui sont dans cette activité de récolte de déchets ont déjà établi un circuit. Ils ont établi des liens avec des commerces qui leur procurent des «produits de base» à trier; alors si l’on quitte cette activité pour faire autre chose, en sachant qu’il faudra peut-être revenir, on perd tous ces avantages. Il faut alors recommencer à zéro et cela demande beaucoup de travail. Mes gamins me disent que s’ils voient quelque chose qui leur garantit la possibilité de continuer à travailler à plus long terme, ils quitteront le tri des déchets. Ils ont essayé la construction, mais les chantiers ne durent même pas une année.

Combien d’argent gagnez-vous avec le tri?

Nous sommes neuf personnes investies dans la coopérative: six enfants, mon épouse, ma belle-fille et un camarade. Et on perçoit l’équivalent de 12’000 pesos par mois par associé [450 euros]. L’année passée nous gagnions jusqu’à 16’000 pesos chacun. Tout reste dans la famille.

Autrement dit vous percevez actuellement un revenu familial d’environ 80’000 pesos?

C’est exact, mais tout ne revient pas à la famille, car chacun a ses besoins, pour des habits, l’achat d’une moto, l’achat d’un cheval. Les aînés ont d’ailleurs leurs propres familles et des enfants. Il faut aussi beaucoup investir dans les chevaux, car certains nous sont volés, d’autres tombent malades et meurent.

Il a été proposé [par les autorités] d’éliminer les charrettes et l’activité qu’elles réalisent. Beaucoup disent que si cela devait arriver, ils n’auraient d’autre choix que de voler. Pourquoi?

Tous ne deviendraient pas des voleurs, mais si on leur enlève la possibilité de subsistance que procure le tri des ordures, un grand pourcentage d’entre eux y serait effectivement contraint. Il ne faut pas oublier que les gens ont développé cette activité parce qu’ils n’avaient pas d’autre alternative de travail. Beaucoup de ceux qui font le tri ont des antécédents pénaux. Ils ont accepté ce travail parce qu’ils voulaient changer de vie et commencer à gagner leur vie, malgré l’indignité de passer leur temps parmi les ordures.

D’autres viennent de familles qui ont fait ce travail depuis des générations et pour eux c’est un métier. Si on leur enlève les moyens de vivre dont ils ont l’habitude, ils vont bien devoir trouver un moyen de subsistance. Nous ne les poussons pas à faire cela, mais nous voyons que beaucoup d’entre eux seront acculés au vol pour survivre. S’ils ont quatre ou cinq enfants et qu’ils n’ont pas de quoi les nourrir parce qu’on leur a enlevé leur seul moyen de subsistance, il faudra bien qu’ils fassent quelque chose pour survivre.

Et trouver un autre travail?

Il faut tenir compte d’un fait: on estime à 15’000 le nombre de personnes qui vivent du tri des ordures. Si elles «sortaient» toutes en même temps pour chercher un travail formel, je ne pense pas qu’il y aurait suffisamment de travail pour les incorporer toutes. Beaucoup de ces personnes auraient d’ailleurs de la peine à en trouver, ne serait-ce que parce qu’elles ne savent pas lire et écrire; et qu’elles ne savent pas faire autre chose.

J’ai affaire tous les jours avec les trieurs de déchets et je sais que, pour beaucoup d’entre eux, il est impossible de s’intégrer dans un autre travail. Avant de proposer des solutions, il faut connaître la réalité. Ce sont des «politiciens» qui se sont saisis de ce thème et qui ont proposé de supprimer les charrettes pour gagner de la popularité. Mais la vérité est qu’ils nous transforment en otages d’une situation qu’ils ont eux-mêmes créée. Je me dis: il existe des normes, alors qu’ils les appliquent. Que ceux qui commettent des infractions, que ce soit en maltraitant des animaux ou en violant les règles de la circulation, eh bien qu’ils soient punis selon ces normes. Mais qu’ils ne nous mettent pas tous dans le même sac.

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Cet entretien a été conduit par Gaston Pergola et publié dans El Pais, Montevideo, le 8 juillet 2012 (traduction A l’Encontre).

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