Entretien avec James Galbraith
conduit par Romaric Godin
James Galbraith, économiste à l’université d’Austin (Texas) et ancien conseiller de Yanis Varoufakis lorsqu’il était ministre de l’Economie de Grèce, revient sur la situation dans ce pays, sur la zone euro et sur les «réformes structurelles» en France.
James Kenneth Galbraith, né en 1952, est le fils de John Kenneth Galbraith, figure de proue du keynésianisme étasunien de l’après-guerre et conseiller de plusieurs présidents des Etats-Unis. Professeur à l’université d’Austin, au Texas, il a critiqué l’emprise du marché sur la gauche dans son ouvrage L’Etat prédateur et est un des économistes les plus sévères à l’encontre de la pensée libérale. Ami de Yanis Varoufakis, il a été son conseiller pendant les quelques mois du passage de ce dernier au ministère des Finances grec en 2015. De passage à Paris, il livre à La Tribune ses réflexions sur la Grèce, l’euro, les « réformes structurelles » en France, et les élections aux Etats-Unis.
Votre dernier ouvrage traduit en français relate votre expérience en tant que conseiller du ministre des Finances grec Yanis Varoufakis au cœur de la tourmente grecque de l’an dernier [1]. Un an après, quel regard portez-vous sur le nouvel « accord » annoncé le 24 mai dernier par l’Eurogroupe ?
La vente en liquidation de la Grèce se poursuit et ce soi-disant accord n’est qu’une nouvelle étape de ce processus. Il signifie encore des réductions dans les pensions, encore une accélération des privatisations à des prix bradés, encore des hausses de taxes indirectes. C’est l’assurance de la poursuite de l’étranglement de l’économie hellénique avec des délocalisations d’entreprises, des expulsions de particuliers de leur logement et la cession de biens d’Etat – les ports, les aéroports, les chemins de fer et même des terrains ou des plages – qui étaient des sources de revenus commerciaux pour le gouvernement.
Et l’engagement vis-à-vis de la dette est limité…
Les créanciers ont imposé deux ans de délai pour parler de la dette, sans aucune garantie sur le résultat et alors qu’ils imposent une politique qui ne rendra aucun résultat. Et quand bien même elle aurait quelques résultats, ils ne profiteraient pas aux Grecs, mais à des entreprises étrangères, à des compagnies pharmaceutiques ou agroalimentaires qui pourront investir des marchés qui étaient, jusqu’ici des soutiens à l’économie locale. En fait, les Grecs ne sont plus les bienvenus sur les marchés grecs…
Ce que vous décrivez ressemble à une logique coloniale…
C’est une logique de colonisation. Si cela se passait aux Etats-Unis, ce serait normal. N’importe quel citoyen étasunien peut détenir une entreprise en Arizona, mais je crois que c’est différent en Europe où les nations existent et valent encore quelque chose. Ici, on voit la logique créancière triompher sur l’indépendance nationale. C’est la première fois que cela se produit et c’est assez inacceptable.
La dette grecque est-elle légitime ?
Il faut poser la question de la validité des dettes et de la responsabilité des grands Etats européens. Les dettes acquises par le gouvernement grec l’ont souvent été avec l’accord des créanciers pour financer des projets militaires ou des projets de construction qui ont profité aux entreprises allemandes ou françaises. On savait depuis 2010 que la dette n’était pas remboursable et l’on a transféré ces dettes sur les contribuables européens, y compris ceux de pays comme la Slovaquie où la richesse est inférieure à celle de la Grèce. Parallèlement, on exige du peuple grec, qui n’a pas été consulté, de rembourser l’intégralité de ces dettes. Tout ceci mène à une impasse politique pour la résolution du problème de la dette. Tout cela parce que des responsables européens refusent d’assumer leurs mauvais choix.
Comment jugez-vous l’action du gouvernement d’Alexis Tsipras ?
Je n’ai plus confiance dans le caractère du Premier ministre. Voici un an, j’ai été un temps proche de ce dernier et j’avais beaucoup de confiance en lui. Mais il est clairement entouré par des gens défaitistes qui lui ont dit : « Tu peux résister, mais il faudra, à la fin, faire ce qu’on nous dit. » Au ministère des Finances, nous appelions ce cercle la « troïka de l’intérieur ». A présent, c’est un homme qui a subi une défaite et qui a manqué son entrée dans l’histoire. C’est le chef d’une administration coloniale. Il se défend en affirmant qu’il vaut mieux que ce soit lui qui soit en place afin de pouvoir négocier quelques détails et faire porter l’effort sur les gens relativement plus riches. C’est peut-être vrai. Mais la réalité profonde, c’est que son administration fait ce qu’on lui dit de faire et se contente de répéter les formules des créanciers.
Si, l’an dernier, la Grèce avait refusé la logique des créanciers, au risque de sortir de la zone euro, serait-elle dans une meilleure position aujourd’hui ?
Lorsque, voici un an, j’ai transmis à Yanis Varoufakis une note sur le « plan X », celui qui prévoyait la sortie de la Grèce de l’union monétaire, c’était pour lui faire la liste des défis auxquels il faudrait faire face au cas où. Il y avait des questions légales, notamment sur le contrôle de la banque centrale, mais aussi des questions liées à la situation des banques commerciales, à la liquidité de l’économie, aux ressources énergétiques, aux fournitures de médicaments. Il s’agissait d’indiquer à quels responsables il fallait s’adresser.
Il semble que cette somme de défis ait semblé formidable aux responsables grecs d’alors. Ils ont douté de la capacité du gouvernement et de la société civile grecs à supporter le coût social et politique de la transition. A présent, je pense qu’ils ont sous-estimé les capacités et la patience du peuple grec dont la résolution est devenue évidente après la mise en place du contrôle des capitaux et le référendum du 5 juillet 2015.
Pour revenir à la question, les défis techniques auraient alors posé des difficultés importantes, mais qui se seraient allégées avec le temps grâce au contrôle des capitaux et à l’importance des paiements électroniques. Mais je ne pense pas que le gouvernement grec actuel disposait de la mentalité et de la résistance suffisantes pour soutenir un tel processus. De plus, pour soutenir la valeur de la monnaie, il faut des alliés et des soutiens extérieurs. La Grèce en disposait-elle ? Rien de moins sûr, c’est une question délicate. Quoi qu’il en soit, le gouvernement actuel ne prendra plus ce type d’initiative, la défaite est partout, et la réponse prendra la forme d’une résistance populaire qui se voit déjà.
Quel avenir, après cette crise grecque pour la zone euro ?
Pour préserver l’Union européenne à long terme, il faudra changer de système monétaire. La question ne concerne pas seulement la Grèce, mais aussi l’ensemble des pays déficitaires de la zone euro. Il faudra leur donner un moyen de réaliser les ajustements nécessaires de façon moins brutale et moins dogmatique que ce qu’on a vu en Grèce. Cette réflexion ne viendra pas de la Grèce, mais peut venir d’autres événements politiques au Portugal, en Espagne, en Italie ou même en Finlande, qui est très défavorisé par rapport à ses voisins nordiques par son adhésion à l’euro.
Quel nouveau système monétaire proposez-vous ? Peut-on encore s’appuyer sur la Modeste Proposition?? que vous proposiez dans un livre écrit en 2013 avec Yanis Varoufakis et Stuart Holland et qui s’appuyait notamment sur des transferts et une politique active d’investissement ?
J’aimerais que l’on puisse encore ouvrir une discussion sur les bases de la Modeste Proposition qui, techniquement est encore valable, soit engagée au niveau européen. Cela ne me semble cependant pas possible pour le moment. Il faut donc pouvoir contourner ces blocages autrement. Je pense que les pays en difficulté devraient commencer à en discuter entre eux et forgent une alliance pour changer le système monétaire.
L’idée n’est cependant pas de recréer une « union latine » monétaire. J’explore plutôt pour le moment l’idée de créer une construction s’inspirant du système de Bretton Woods de 1944 au niveau européen. Le centre conserverait l’euro comme monnaie qui jouerait le rôle du dollar dans le système monétaire mondial d’avant 1973. Les autres pays disposeraient alors de leur propre monnaie avec des taux de change fixes, mais ajustables, mais seraient protégés par la BCE des spéculateurs. Ceci me semble un moyen d’avancer dans les discussions. Car il ne faut pas se faire d’illusions : une dissolution de la zone euro qui ne serait pas organisée déclencherait une guerre économique. Et dans une guerre économique, les faibles gagnent rarement.
Vous avez néanmoins travaillé à une sortie de la zone euro dans un cadre tendu et en plein conflit avec les créanciers…
Oui, mais ce travail n’a jamais été utilisé comme une arme stratégique dans les négociations par le gouvernement grec. Nous avons travaillé dans le plus strict secret pour ne pas compliquer les négociations et pour éviter de déclencher une tempête politique en Grèce qui aurait déstabilisé le gouvernement. Nous avions un temps pensé organiser une réunion restreinte avec des représentants des créanciers, mais nous y avons renoncé. C’était trop risqué. Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, n’attendait que l’opportunité d’ouvrir le débat. Il l’a tenté début mai, dans une rencontre avec Yanis Varoufakis.
Certains nous l’ont reproché. Je me méfie cependant des positions des économistes de la gauche de Syriza, comme Costas Lapavitsas, qui étaient favorables à une sortie de la zone euro. Cette analyse part d’un défaut des économistes de penser que l’on peut évaluer la situation après la transition. Mais je pense que la gauche grecque n’avait pas fait un travail soigneux d’analyse de ce qu’il fallait faire. Il existait aussi un problème de légitimité et il fallait s’assurer de la survie politique d’un gouvernement de gauche. Si l’on devait faire face au chaos, on aurait vu le retour de la droite au pouvoir. Il faut donc se montrer prudent. Notre travail consistait donc uniquement à être prêt si cette sortie devenait inévitable. C’était simplement une mesure de prudence pour ne pas être démuni et provoquer le chaos.
Dans ce travail théorique que vous avez effectué et que vous publiez dans votre livre, vous favorisez l’idée que, de façon transitoire, deux monnaies peuvent coexister. La loi de Grisham selon laquelle la « mauvaise monnaie chasse la bonne », jouerait alors en faveur des autorités ?
L’idée est de s’appuyer le plus possible sur la monnaie électronique. L’expérience des contrôles des capitaux en Grèce et à Chypre montre que les gens qui ont l’habitude d’utiliser le numéraire passent aux moyens électroniques pour réaliser des transactions quotidiennes. La tendance observée est que l’on stocke son épargne sous forme de billets ou de biens solides comme des automobiles ou des biens immobiliers et que l’on utilise les moyens de paiement électroniques pour l’utilisation des dépôts.
Dans le cadre de la transition, l’euro sera donc stocké et la nouvelle monnaie pourra être utilisée sous forme électronique pour les moyens de paiement du quotidien. Ceci permettra, avec un taux de change interne de 1 pour 1 de disposer d’un peu de temps pour organiser la transition. La conversion en nouvelle monnaie pour les paiements électroniques est rapide et sa large diffusion est allégée.
La France connaît une forte contestation de la réforme prévue du droit du travail. Dans votre livre, vous expliquez les effets néfastes de cette réforme. Quel est votre jugement sur les « réformes structurelles », mantra de la politique économique dans la zone euro ?
C’est une idéologie qui n’a aucun fondement sur les faits. C’est un dogme qui relève de la théologie. Ce n’est pas par des « réformes » que l’on parvient au plein emploi. Ce n’est pas la flexibilisation du marché du travail qui a permis aux Etats-Unis d’avoir un taux de chômage bas. C’est bien plutôt grâce aux institutions non lucratives dans la santé, l’enseignement supérieur, la recherche et qui disposent de subventions indirectes. Plutôt que ces « réformes », l’UE devrait mettre en place des assurances sociales permettant aux revenus des ménages de ne pas être déstabilisés en cas d’éloignement du marché du travail. Ce n’est pas en réduisant les salaires – conséquences finales de ces réformes – ou en renforçant les pouvoirs des entrepreneurs que l’on renforcera l’économie. Les entrepreneurs ne créeront pas des emplois par charité parce que le marché du travail sera flexibilisé. Les pays nordiques ont maintenu un taux de chômage très bas pendant 50 ans en maintenant une régulation salariale forte et en incitant les entreprises à investir dans des activités à haute productivité. La conséquence de ces réformes est très inquiétante : en dérégulant le marché du travail, on réduit la croissance de la productivité car on favorise la main-d’œuvre bon marché. C’est l’inverse de ce que pensaient les économistes néoclassiques. Or, la productivité un des problèmes majeurs aujourd’hui.
Selon vous, le principal problème de l’Europe est-il la domination de la pensée économique allemande ?
C’est évidemment beaucoup un problème. Mais les Français ont aussi leur part de responsabilité. La France doit faire face à une tendance ordolibérale depuis 50 ans qui est portée par le patronat, des économistes, une partie du monde politique et l’administration. Souvent, les dirigeants français se cachent derrière l’Allemagne pour imposer leurs recettes, et prétendent répondre à une pression extérieure. Mais c’est une blague. Et c’est un problème pour les autres pays de la zone euro qui ne peuvent pas s’appuyer sur la France. Il est temps que la France retrouve des idées françaises, celles qui ont inspiré le gaullisme, mais aussi celles de l’école de la régulation. Il faut que la France puisse pouvoir porter une tendance progressiste originale.
La crise actuelle trouve sa source dans les problèmes de la Finance. Selon vous, le secteur financier est-il désormais moins dangereux pour l’économie réelle ?
Je ne vois pas vraiment de changement dans la situation de la finance mondiale. Bien sûr, après une crise, les banques sont plus prudentes, mais le secteur cherche toujours des moyens faciles d’augmenter ses revenus. Et on a vu surgir de nouvelles bulles depuis huit ans : dans les prêts estudiantins aux Etats-Unis, dans le gaz de schiste, dans les pays émergents. La fin de cette dernière bulle est d’ailleurs douloureuse, on le voit en Amérique latine et en Asie et cela pose beaucoup de problèmes. On constate aussi une croissance soutenue des dérivées dont on ne sait pas réellement à qui ils appartiennent, mais on sait que plusieurs banques, comme la Deutsche Bank en Europe, sont très exposées à ces marchés. Les conditions d’une nouvelle crise par la finance sont donc toujours présentes.
En tant que citoyen des Etats-Unis, comment observez-vous la montée de Donald Trump ? Est-ce un vrai danger sur le plan économique ?
Rien n’est clair pour le moment, mais l’élection de Donald Trump semble désormais possible. Peut-être n’est-il qu’un candidat faible. Mais son adversaire supposée, Hillary Clinton, est très faible elle aussi. Une grande majorité des électeurs rejette ces deux candidats. Si la candidate démocrate est élue, on peut penser que la politique actuelle se poursuivra, avec néanmoins des conditions économiques moins favorables. Si Donald Trump est élu, il est difficile de savoir ce qu’il se passera. Pour le moment, il propose moins d’impôts pour les riches et plus de dépenses d’investissement public. C’est très contradictoire… (Entretien publié par le quotidien économique La Tribune, le 1er juin 2016)
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[1] Crise grecque, tragédie européenne, par James Galbraith, aux Editions du Seuil (2016), 243 pages, 18 euros.
[2] Modeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro, par James K. Galbraith, Stuart Holland et Yanis Varoufakis, aux éditions Les Petits Matins/Institut Veblen (2014), 73 pages, 5 euros.
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