«La Grèce plonge dans le chaos»

Entretien avec Stathis Kouvelakis

Nous publions ci-dessous un entretien avec Stathis Kouvelakis sur la situation politique actuelle en Grèce, entretien réalisé le 4 novembre 2011. Dans la nuit du vendredi 4 au samedi 5 novembre, les députés de son parti, le Pasok, «ont accordé la confiance» à Georges Papandréou: par 153 voix pour contre 145 Après l’abandon de la proposition de référendum, Papandréou a lancé le projet d’un «gouvernement de coalition». Il laissa entendre qu’il n’en serait pas membre et passerait, peut-être, le témoin à son frère ennemi du Pasok et ministre des Finances, Evangelos Venizelos (ancien ministre de l’Intérieur).

Tout en affirmant qu’un «gouvernement de transition» serait acceptable, le leader de l’opposition de droite (La Nouvelle Démocratie), Antonis Samaras – héritier de Costas Karamanlis qui quitta le pouvoir en laissant une dette de 357 milliards d’euros –, a réaffirmé que la «seule solution était les élections». Donc la «grande coalition» est, a priori, exclue.

La «troïka» (FMI, BCE, Commission européenne)proconsul de la Grèce – n’est pas favorable à des élections. Donc, le Pasok devra «gouverner» (un terme peu adéquat) avec des alliés. Le président Karolos Papoulias, «socialiste», après avoir reçu Papandréou, s’est entretenu avec les dirigeants des formations politiques. Samaras a réaffirmé son opposition à une «grande coalition».

Une force, celle de l’extrême-droite au Parlement (le Laos, soit Le Peuple), s’est dite prête à rallier un gouvernement de coalition à condition d’avoir un Premier ministre «à poigne»! A cela s’ajouterait le petit groupe (Alliance démocratique), organisé autour de Dora Bakoyannis, maire d’Athènes lors des Jeux Olympique de 2004, un des emblèmes de la corruption et des opérations immobilières plus que douteuses. Dora Bakoyannis fut ministre des Affaires étrangères de 2006 à 2009, avant de rompre avec la Nouvelle Démocratie. Arithmétiquement, cela donnerait à l’hypothétique nouveau gouvernement une majorité de 180 (par rapport à celle de 153). Une «majorité» pas très crédible pour diriger – sous la houlette de la troïka – un pays déjà dans le gouffre. Or, au cours des prochains quatre mois, des mesures d’austérité encore plus brutales devront être adoptées. D’où la pression continue de la troïka pour une «grande coalition».
Stathis Kouvelakis offre ici une analyse de la conjoncture présente.

Nous y ajoutons un reportage-entretien sur les activités de Médecins du monde à Athènes, reportage effectué par Médiapart. Il permet d’appréhender combien «austérité» rime avec violente paupérisation. (Rédaction)

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En l’espace d’à peine trois jours, le Premier ministre grec, Georges Papandréou, a semé une confusion politique sans égale à force de rebondissements. Quel est l’état d’esprit de la population grecque?

La séquence politique, qui s’achève vendredi soir 4 novembre 2011, a plongé le pays dans l’«ingouvernabilité» totale. La Grèce plonge dans le chaos. Cette impression, je la ressens dans les rues d’Athènes: un commerce sur trois est fermé, les quartiers sont sombres, une grande partie du centre-ville est devenue relativement dangereuse.

La volonté, même passagère, de Georges Papandréou, de leur donner l’occasion de s’exprimer par voie de référendum n’a pas apaisé les tensions?

Au départ, il y a eu un effet de surprise. L’élément démocratique a été surtout perçu comme une occasion donnée pour exprimer le rejet de la population envers leur gouvernement. Dans la situation actuelle, si le gouvernement avait tenu n’importe quel référendum avec n’importe quelle question, la réponse aurait été «non». Les taux d’approbation de ce gouvernement oscillent entre 5 et 10 % dans les derniers sondages. Les médias étrangers n’ont pas pris la mesure de l’ampleur de ce rejet depuis un an et demi, comme ils n’ont pas pris la mesure de l’état de la révolte et de la sécession.

On l’a vu lors de la fête nationale du 28 octobre, événement tragique passé presque inaperçu en France. Le chef de l’Etat a été éjecté de la tribune de la cérémonie officielle par une foule en colère. Une foule qui a ensuite occupé la tribune et devant laquelle les contingents civils ont défilé en liesse, chantant des slogans de la résistance et de la lutte contre la dictature. Vous imaginez des choses équivalentes en France? Ce sont des scènes avec une portée symbolique très forte.

C’est ce qui a d’ailleurs poussé Georges Papandréou à organiser un référendum…

Cet événement a été l’élément déclencheur en effet [suite aux deux jours de grève générale des mercredi et jeudi 19 et 20 octobre 2011, les plus importants depuis le début de la vague de mobilisation]. Il était déjà soumis à une forte pression après le vote du 20 octobre qui portait sur toute une série de mesures extrêmement dures de réduction de salaires et de hausses d’impôts. Il a joué son va-tout après le 28 octobre.

Mais l’éventualité de ce référendum n’aurait pas pu servir de soupape au ras-le-bol des Grecs…

L’un des buts de Georges Papandréou était en effet d’offrir un moyen d’expression institutionnel, de canaliser le mécontentement quitte à prendre le risque d’un non. Il voulait désamorcer l’aspect le plus explosif et le plus incontrôlable des manifestations de rue.

Est-ce tenable? Je ne pense pas. Des seuils symboliques de protestation ont été franchis. Ce qu’il faut comprendre c’est que 80 % des Grecs ne savent pas comment ils vont boucler leur budget de novembre. Les taxes ont été multipliées par 10! Les élèves n’ont toujours pas de manuels scolaires depuis la rentrée. Cela n’est pas arrivé depuis la Libération. Dans les hôpitaux, on demande aux patients d’aller chercher eux-mêmes les pansements et les aspirines dans les pharmacies. La population est complètement à bout. Quelles que soient les habiletés politiciennes, ça reste des tempêtes dans un verre d’eau. Il n’y a pas de stabilité, ni de stabilisation possible quand le minimum d’une vie normale est interrompue.

Le Premier ministre donne l’impression de jouer au poker à coups de bluff…

En fait, la situation est hors de contrôle. L’ensemble de l’état-major de l’armée a été relevé de ses fonctions, d’une façon tout à fait brusque, le jour même de l’annonce du référendum. Cela indique bien une réaction de panique de l’Etat qui perd le contrôle de la situation. Contrairement à ce qu’on a pu dire, Georges Papandréou n’avait pas peur d’un coup d’Etat. Les chefs d’état-major résistaient très vivement aux coupes dans les dépenses militaires. Il a donc amorcé une recomposition du paysage politique.

L’annonce d’un référendum faisait partie de ce début de recomposition?

Le calcul de Georges Papandréou avait quelque chose d’ambigu. Aux abois, il avait besoin de quelque chose pour se redonner une légitimité minimale, quitte à être très offensif dans son geste. Il mettait au pied du mur ses adversaires pour les pousser à assumer les conséquences.

En ce sens, comme il s’en est félicité lui-même, Georges Papandréou a obtenu la clarification qu’il souhaitait de la part de l’opposition de droite, qui a jeté son masque. Il faut rappeler qu’il n’y avait pas de consensus entre les deux grands partis autour des mesures d’austérité décidées au niveau européen. L’opposition de droite avait une position ambiguë car elle n’a voté aucun des paquets d’austérité depuis le début de la crise. Aujourd’hui, elle les accepte. Georges Papandréou a aussi coincé la gauche radicale – qui monte dans les sondages autour de 25% des voix – en leur demandant si elle était prête à prendre le risque d’une rupture avec l’Union européenne.

La clarification politique lui a permis de constituer un bloc de consensus, tacite et explicite, plus large et qui lui permet de gagner du temps.

Le plan ne va pas au-delà d’un simple gain de temps?

Non. Les journalistes grecs qui ont interrogé les ministres le disent clairement. Il n’y a pas de plan derrière tout ça, si ce n’est de gagner du temps.

A qui profite cette crise dans le jeu politique interne?

Toutes les tentatives vont dans le sens d’une recomposition d’un bloc de force qui va assumer de façon ferme et musclée la mise en œuvre des plans d’austérité dictés par l’Union européenne. Ceux qui dans le Pasok (Mouvement socialiste panhellénique au pouvoir) remettent en cause l’autorité de Papandréou le font pour trouver un consensus avec la droite, voire avec l’extrême droite. Cette dernière est vraiment la grande gagnante de cette crise. Le parti d’extrême droite a voté tous les plans d’austérité, il a été le meilleur soutien du gouvernement. Aujourd’hui, il consolide sa position. Il pèse de 6 à 8% des voix et vont sans doute peser dans les prochaines élections

Il n’y aura pas de majorité absolue dans le prochain Parlement. La droite se maintient tout juste. Le paysage politique sera beaucoup plus éclaté avec 7 ou 8 partis. On va vers une liquéfaction du paysage politique, tout le contraire de ce qu’on a toujours connu.

Si la gauche radicale n’était pas aussi divisée, elle aurait pu constituer une solution de rechange. Avec les écolos, elle pèse plus que l’opposition de droite.

Que peut-il se passer maintenant?

Des nouvelles élections sont inévitables, même si dans un climat pareil je vois mal comment une campagne peut se dérouler sereinement. Les responsables du Pasok ne peuvent même pas traverser les rues s’ils n’ont pas une escorte policière importante.

La classe politique essaye de trouver des formules de transition qui vont permettre le vote par le Parlement actuel de l’accord du 26 octobre. Mais si le Pasok et la Nouvelle Démocratie, même sans Georges Papandréou, arrivent à se mettre d’accord là-dessus, le gouffre entre les élus et la population n’apparaîtra que plus clairement et s’accentuera.

Et les manifestations pourraient reprendre?

Cela me paraît inévitable. Il n’y a pas de fatigue qui compte quand on n’a pas de quoi faire ses courses. La colère est énorme et peut prendre une forme aveugle. Il ne faut pas oublier que la population grecque n’est pas docile. C’est un chaudron. Une étape supplémentaire dans son explosion va inévitablement être franchie. Je ne sais pas sous quelle forme, je ne suis pas devin.
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Stathis Kouvelakis est professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, spécialiste de la Grèce. L’entretien a été effectué par Sarah Diffalah pour le «Nouvel Observateur» en ligne.

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«Pour de nombreuses personnes, 5 euros, c’est déjà trop»

Entretien avec Christina Samartzi

A Athènes, la polyclinique de Médecins du monde ne reçoit plus seulement des migrants et des demandeurs d’asile comme le prévoyait sa mission d’origine. La cinquantaine de médecins et infirmières qui y travaillent, pour la plupart bénévolement, voient affluer un nouveau public de Grecs, appauvris par la crise au point qu’ils ne peuvent plus se soigner et se nourrir à leur faim. Ce centre de soins est situé dans le centre, à Koumoundourou Square. Un autre a ouvert à Perama, ville portuaire à une demi-heure de route de la capitale, et une unité médicale mobile circule dans les îles et les régions plus reculées. Entretien conduit par Carine Fouteau avec Christina Samartzi, responsable des programmes nationaux en Grèce pour l’ONG.

Les traces de la crise et des plans d’austérité sont-elles perceptibles dans le profil des personnes qui frappent à votre porte?

La grande nouveauté, c’est que nous voyons de plus en plus de Grecs venir demander de l’aide et se faire soigner ici, où ils savent qu’ils peuvent trouver gratuitement des généralistes, des dermatologues, des psychologues et des pédiatres. Ce n’était pas le cas auparavant, ou à la marge. Médecins du monde s’est installé à Athènes pour porter secours aux migrants, aux demandeurs d’asile et aux réfugiés, principalement originaires d’Afrique subsaharienne et d’Asie centrale. Arrivent désormais des chômeurs, des travailleurs précaires avec de faibles revenus et des sans-abri qui n’ont plus les moyens de se soigner. Ils ne peuvent plus payer les consultations dans le secteur privé. Ils n’ont plus, non plus, accès à l’hôpital public où il existe un droit d’entrée de 5 euros. Pour de nombreuses personnes, 5 euros, c’est déjà trop. Ils ne peuvent plus, non plus, acheter les médicaments. Ils viennent ici pour en obtenir gratuitement. En 2011, les Grecs ont représenté 30% du public reçu. Ils étaient moitié moins l’année précédente. Dans notre centre de Perama, situé dans une région très pauvre, ne viennent que des Grecs.

Quand avez-vous commencé à constater cette évolution?

Cela a débuté à la fin de l’année 2010 et ça s’est amplifié début 2011, pour atteindre des sommets. Au total, environ 30’000 personnes sont passées chez nous cette année, contre 20’000 un an auparavant.

Qui sont ces Grecs qui ont recours à vos services?

Les profils sont variés, mais on observe la présence de beaucoup de femmes seules avec leurs bébés. Ces femmes n’ont plus accès aux services sociaux habituels car l’Etat n’a plus les moyens de les prendre en charge. Elles viennent pour faire vacciner leurs enfants. Elles ont besoin de médicaments et d’examens médicaux de base. Il y a aussi de plus en plus de personnes âgées, des retraités qui n’ont plus de revenus. On reçoit également des fonctionnaires qui ont vu fondre leurs salaires, ainsi que de nombreux anciens entrepreneurs. Dans le passé, ils pouvaient être riches, ils étaient à la tête de PME florissantes qui ont fait faillite du jour au lendemain et ils se retrouvent sans rien. Ils ont honte de venir à la polyclinique. Certains ont tellement honte qu’ils nous parlent en anglais pour passer pour des migrants. Ils ne veulent pas qu’on pense qu’ils sont grecs.

A qui en veulent-ils?

Ils sont désespérés, sans espoir. Ils pensent que les choses ne vont qu’empirer. Ils sont en colère car ils se sentent impuissants. Ils en veulent en priorité au gouvernement grec et aux hommes politiques grecs en général, qu’ils considèrent comme responsables de leur situation, mais aussi aux gros pays de l’Union européenne, au premier rang desquels l’Allemagne et la France.

Ont-ils des pathologies spécifiques?

Beaucoup de ces personnes sont sous-alimentées. On s’en rend compte quand on leur prescrit des médicaments qui doivent être avalés après un repas. Ils nous disent qu’ils n’ont pas de quoi se nourrir. C’est pour cela que nous avons lancé une campagne dans les supermarchés pour obtenir des produits alimentaires de première nécessité, comme du lait, du riz, des pâtes ou de l’huile. C’est la première fois que nous devons recourir à ce type de campagne. On se croirait en Afrique. A part cela, on retrouve les maladies habituelles des gens qui vivent dans la rue, comme les infections dermatologiques.

Quelles sont les solutions en termes de logement et de vêtements?

Il y a d’autres associations, d’autres ONG sur place, mais les financements sont insuffisants. Nous-mêmes, nous avons un foyer d’hébergement, mais il est réservé aux migrants. Nous avons un service psycho-social, avec des psychologues et des travailleurs sociaux qui informent les personnes sur leurs droits et les orientent vers d’autres structures, mais la plupart d’entre elles sont saturées. Pour les vêtements, nous demandons à ceux qui le peuvent d’en apporter et nous les redistribuons. Au moment où nous en aurions le plus besoin, au moment où l’Etat est défaillant et qu’il n’y a plus que nous, les associations, pour prendre le relais, les subventions publiques sont en baisse, ainsi que les aides venues de donateurs privés.

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