Désireux de mettre en œuvre cette réforme censée permettre l’avènement d’un nouveau «paradigm» concernant le régime des retraites en France, le gouvernement se fait particulièrement discret depuis deux semaines jusqu’à l’intervention radiotélévisée d’Emmanuel Macron le soir du 31 décembre.
Sans doute pense-t-il que le temps joue pour lui en observant la courbe des taux de grévistes connaître une diminution constante, quoique sans connaître un effondrement. Aussi préfère-t-il regarder, hésitant entre mépris et condescendance, les images quotidiennes de salarié·e·s contestataires arc-boutés sur la revendication de «retrait» du projet devant instituer à partir de 2025 un «système universel par points» dont ne seront concernées, officiellement, que les générations nées après 1975.
Ces cheminots et traminots grévistes s’accrochent à cette grève autogérée et reconduite quotidiennement avec une abnégation qui force le respect. Encore quelques jours à peine, et l’obstacle des fêtes sera franchi, alors que d’aucuns pouvaient raisonnablement penser que «la trêve des confiseurs» et les tensions budgétaires de plus en plus éprouvantes finiraient par avoir raison de ces foyers de résistance, et qu’ils ne resteraient au début de cette nouvelle année que quelques poches insoumises faciles à réduire.
Réconfortés et émus de ressentir de façon palpable un soutien populaire notamment à travers les caisses de solidarité 2.0 [1] qui se remplissent de façon exponentielle, ces grévistes actifs aimeraient néanmoins ne plus être seuls à supporter «l’effort de grève». Ils scrutent l’horizon en souhaitant ardemment être rejoints par d’autres secteurs d’activité qui jouissent, eux aussi, d’une capacité de nuisance, d’un pouvoir incapacitant qui leur permettraient de concourir eux aussi à la suspension du cours habituel des choses. Leur renfort bienvenu aiderait à rendre la situation politiquement intenable pour le pouvoir exécutif, jusqu’à ce que ce dernier, afin de créer les conditions d’un retour rapide et durable à l’ordre, soit obligé de renoncer à son projet de réforme pour lequel le Président de la République s’est pleinement engagé depuis son élection. Il considère en effet celui-ci comme devant être l’un des principaux marqueurs de son quinquennat, autrement dit une réforme systémique qui, rétrospectivement, devra être célébrée comme une étape majeure du processus de réorganisation néolibérale de la société française.
Du fait de leur exercice solitaire de la grève reconductible depuis bientôt un mois, nombreux sont les salariés insubordonnés des transports publics qui se sentent investis d’une mission: continuer à résister pour la préservation de leur régime historique et spécifique, mais également pour tous ceux et celles qui, bien que se considérant «amis» du mouvement et solidaires des grévistes, sont demeurés attentistes pour des raisons hétérogènes.
En effet, fers de lance d’une mobilisation dont ils ont été les précurseurs pour les salariés de la RATP, après un premier coup de semonce le 17 septembre, devenus l’orgueil et la fierté de tout un mouvement transgénérationnel, ils savent que dans les circonstances actuelles, du fait de leur isolement, le destin victorieux de la mobilisation sur le plan national est étroitement lié à leur capacité à tenir leurs positions, c’est-à-dire à faire en sorte qu’il n’y ait pas de cessez-le-feu. Ils font le nécessaire pour que la mobilisation continue à polariser l’attention des médias obligés de parler quotidiennement de la grève et de son objet.
Mais il est certain que les grévistes actifs de la SNCF et de la RATP, qui mettent en œuvre un auto-gouvernement de la grève à l’échelle des ateliers par le truchement des assemblées générales souveraines, ne disposent pas d’une force de frappe suffisante pour espérer bloquer l’appareil productif, encore moins suspendre la vie économique, et cela en dépit des effets économiques négatifs, bien que limités à l’échelle macro, que peut engendrer la remise en cause du fonctionnement normal des transports.
Ils savent que l’absence d’élargissement de la base sociale de la grève conduit à une forme de «routinisation» et de «banalisation» de l’action protestataire en cours, et que ce qui guette à court et moyen terme, c’est un épuisement de sa force et de sa portée subversive du fait de la capacité d’adaptation et de résilience des usagers-salariés et des entreprises qui optent déjà, quand elles le peuvent, pour des stratégies de contournement et d’évitement (télé-travail notamment qui n’existait pas en 1995).
Ainsi, aujourd’hui, la grève aussi bien dans le transport ferroviaire que dans les transports en commun à Paris pourrait-elle perdurer encore deux semaines, qu’elle ne permettrait sûrement pas par ses seules forces de rendre la situation suffisamment insupportable pour le pouvoir d’État, comme cela avait été le cas après les quatre premiers actes du mouvement des «Gilets jaunes». Cela avait obligé le gouvernement non seulement à renoncer à l’augmentation programmée de la taxe carbone, mais également à concéder à des mesures d’augmentation des revenus de millions de salarié·e·s que ce soit à travers la revalorisation de la prime d’activité ou la désocialisation et la défiscalisation des heures supplémentaires.
La prochaine journée de mobilisation interviendra le jeudi 9 janvier, c’est-à-dire plus d’un mois après le déclenchement de la grève à durée indéterminée dans les transports. Il convient de dresser certains constats avant que l’acte deux de la mobilisation ne commence.
«Gilets jaunes» et mouvement des retraites: une sociographie des acteurs très différente
Les journalistes n’ont eu de cesse de demander à Philippe Martinez ou à tel ou telle syndicaliste cégétiste ou de Solidaires, si la fameuse «convergence» avec ce qu’ils désignent comme étant des «Gilets jaunes» ne se réaliserait pas, enfin, à la faveur de cette mobilisation contre la réforme des retraites, sous prétexte qu’ils voyaient encore, comme le samedi 28 décembre, quelques centaines de personnes se revendiquer ostensiblement de ce mouvement.
En réalité, comme l’a rappelé récemment Jérôme Fourquet [2], les caractéristiques sociologiques du mouvement actuel, qui est un mouvement syndical traditionnel, à l’instar de celui de 1995 ou de 2010, ne sauraient se confondre avec la composition sociale du mouvement des Gilets jaunes à ses débuts, c’est-à-dire aux mois de novembre et décembre 2018, lorsque la France vécut à l’heure de l’occupation prolongée des carrefours giratoires formant un archipel de contestation unique dans l’histoire de la territorialisation des mouvements sociaux habituellement enracinés dans le monde du travail, les universités, les lycées.
• Ce sont bien les agents des trois fonctions publiques et d’entreprises publiques, comme la SNCF, qui ont assumé l’essentiel de l’action manifestante, que ce soit le 5 ou le 17 décembre, comme cela avait été déjà le cas en 1995 et 2010. Et ces manifestant·e·s, dans leur grande majorité, ne venaient pas du dehors, c’est-à-dire de l’extérieur, des communes limitrophes ou éloignées des villes-centre, mais résident bien dans ces grandes et moyennes villes confrontées, depuis la fin des années 1990, à un processus d’homogénéisation sociale relatif, au détriment de familles appartenant aux classes moyennes basses et populaires contraintes de déménager pour pouvoir soit accéder à la propriété immobilière, soit à des appartements aux loyers modérés correspondant à leurs besoins et à leurs envies.
• A contrario, dans le cadre du mouvement des «Gilets jaunes», ce sont d’abord les salariés aux faibles revenus du secteur productif privé et les classes moyennes dites «traditionnelles» (petits entrepreneurs, ateliers, artisanat, monde de la boutique) qui étaient surreprésentées, c’est-à-dire les Français «aux petits moyens» qui, sans être dans le dénuement, sont confrontés à des dépenses incompressibles importantes qui grèvent leur budget. Ils jugent par là même que leur reste à vivre n’est pas suffisamment élevé pour espérer jouir d’une vie qui leur semblerait suffisamment digne. Ils ont dès lors l’impression de stagner, voire de décrocher dangereusement, nourrissant un fort ressentiment social.
Ces femmes et ces hommes habitaient pour l’essentiel dans les zones périurbaines et les campagnes populaires [3]. Ils vinrent investir bruyamment plusieurs samedis de suite Paris, les capitales régionales et autres sous-préfecture pour réclamer qu’on n’entrave pas avec une fiscalité inique leur mobilité quotidienne déjà suffisamment contrainte avec le recours obligatoire à la voiture pour n’importe quel déplacement, mais aussi davantage de respect et de considération de la part des décideurs politiques, sans oublier une amélioration de leurs conditions matérielles d’existence jugées indignes par rapport à leur participation personnelle à l’effort productif national.
• Par ailleurs, comme lors des mouvements sociaux précédents, les manifestations sont d’abord le fait de personnes le plus souvent syndiquées, et par ailleurs habituées aux manifestations de rue.
Les confédérations syndicales démontrent ici leur capacité à mobiliser leur base militante, notamment leurs adhérents fonctionnaires ou agents contractuels de droit public, qu’ils soient encore en activité ou à la retraite. Or, fin 2018, les «Gilets jaunes» actifs étaient dans leur immense majorité des non syndiqués, généralement primo-manifestants, qui expliquaient se défier de directions syndicales synonymes à leurs yeux de corruption et de collusion avec le pouvoir en place, érigé en ennemi principal.
• Enfin, et c’est là une grande différence avec le mouvement des «Gilets jaunes» qui se caractérisait, dès le départ, par son caractère trans-partisan avec une surreprésentation des électeurs de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen au moins chez les «Gilets jaunes» actifs, les manifestant·e·s mobilisés actuellement se positionnent clairement à gauche de l’échiquier politique, comme lors de chaque mouvement social initié par les organisations syndicales, en 1995 ou en 2010.
Ainsi, ce sont les électeurs de Mélenchon, de Benoît Hamon, ceux proches de l’extrême gauche ou encore ceux d’EELV qui défilent depuis le 5 décembre, des femmes et des hommes qui sont convaincus depuis longtemps de la nocivité de la politique d’Emmanuel Macron, et qui ne comptaient de toutes les façons pas voter pour lui en 2022 au premier tour, bien avant le dévoilement de ce projet de réforme qui ne fait que les conforter dans leur défiance exprimée à l’endroit du Président de la République et du cours de sa politique.
Il faudrait que le mouvement parvienne à élargir sa base sociale et devienne un mouvement réellement trans-classe, en incluant des pans entiers de ces classes populaires, qui bien qu’exprimant une sympathie réelle à son endroit, sont restées en lisière du mouvement.
Des raffineries mobilisées, mais pas encore d’effet sur le quotidien de la population
Si un appel au «blocage total» des huit raffineries entre le 7 et 10 janvier a été lancé de la part de la fédération CGT des industries chimiques [4], jusqu’à présent, et du blocage depuis le 5 décembre de la raffinerie Total de Grandpuits (Seine-et-Marne), les salariés des raffineries en grève ne sont pas parvenus jusqu’à présent à provoquer un vent de panique chez les automobilistes qui aurait pu engendrer un assèchement rapide des pompes à essence, comme ce fut le cas à partir de la mi-octobre en 2010.
En effet, à l’époque, suite au déclenchement d’une grève dure et prolongée dans les douze raffineries que comptait alors la France, pas moins de 2500 stations se trouvèrent en rupture de stock sur les 12’000. Pour le moment, nous n’en sommes qu’à une cinquantaine à peine, contre 90 il y a six jours. Par ailleurs, le gouvernement veille au grain, car on a bien vu avec les «Gilets jaunes» le caractère irremplaçable de la voiture dans les mobilités quotidiennes pour des millions de personnes. La France qui conduit beaucoup, c’est-à-dire cette «France des Gilets jaunes» pour qui la voiture est une condition sine qua non pour se mouvoir et pour satisfaire ses besoins, n’est que peu ou pas du tout impactée pour l’instant par les grèves en cours. Elle conduit normalement son existence. Mais comment réagirait ces automobilistes habitant «la France des marges» s’ils se retrouvaient entravés dans leur mobilité quotidienne du fait d’une pénurie d’essence provoquée par le blocage des raffineries?
Un appel à «la généralisation des grèves» resté pour le moment lettre morte
Contrairement à 2010, lorsque Bernard Thibault, alors secrétaire général de la CGT, rejetait publiquement par principe le mot d’ordre de grève générale [5], la CGT, principal syndicat parmi les trois réclamant clairement le retrait de ce projet de réforme des retraites, appelle, cette fois-ci, sans ambages à «la généralisation des grèves», y compris dans le secteur productif privé. On pourra cette fois-ci difficilement hurler à la trahison des «bureaucraties syndicales» perçues habituellement comme des facteurs d’ordre. Philippe Martinez a exhorté de nouveau 1er janvier 2020 tous les salariés à entrer dans la grève à partir de lundi prochain en réponse à la fin de non-recevoir du Président de la République qui persiste et signe. Mais, pour l’instant, cela reste largement de l’ordre de l’incantation. La grève en cours ne s’est pas montrée contagieuse. Or, il faudra atteindre le stade épidémique pour espérer neutraliser l’appareil productif.
Ainsi, dans les 230 plus grosses entreprises privées qui emploient 30% des salarié·e·s, soit plus de 6 millions de personnes, les taux de grévistes ont-ils été quasi-nuls, en dehors du 5 décembre. Et rien ne permet de dire que cela sera différent à la rentrée de janvier.
Dans le secteur de l’automobile, ancien fief de la classe ouvrière industrielle, les grèves ont été très limitées, et surtout ne se sont pas prolongées au-delà du 5 décembre. Aussi, Renault a-t-il connu un taux de gréviste de 5% le 5 décembre uniquement, taux considéré par la CGT comme un niveau inhabituellement élevé. A PSA, à proximité de Rennes qui compte 5000 salariés, il ne s’est rien passé de notable concernant une possible interruption du procès de travail; tandis qu’à Niort [préfecture des Deux-Sèvres], capitale des assureurs mutualistes, secteur employant 16’000 emplois directs et induits, il n’y a pas eu d’accès de fièvre remarquable.
Comme en 1995 ou en 2010, le secteur productif privé reste en grande majorité en retrait. Il observe, oscille entre indifférence et soutien moral aux grévistes qu’ils aident parfois pratiquement en donnant de l’argent pour financer «l’effort de guerre» : 26’000 soutiens pour la seule cagnotte Info’Com CGT, la barre des deux millions d’euros devrait être atteinte d’ici au 9 janvier, ce qui est remarquable en soi, bien que cela ne remplace jamais une cessation d’activité prolongée de la part de millions de salarié·e.s du privé. Ceux-ci persistent à cultiver la remise de soi à l’endroit des travailleurs au statut «protégé», ici, les cheminots et des traminots assumant dès lors seuls le rapport des forces.
Ce mouvement social démontre une nouvelle fois que le droit de grève, droit pourtant constitutionnel, demeure en réalité un précieux rendu inaccessible pour des millions de salarié·e·s qui ne peuvent tout simplement pas l’exercer que ce soit pour des raisons pécuniaires, du développement et de la banalisation des formes particulières d’emploi, de la pression de l’environnement de travail (collègues qu’on ne veut pas mettre dans l’embarras, peur d’être stigmatisé, voir sanctionné par les supérieurs hiérarchiques, véritable culture antigrève dans certains secteurs d’activité comme la restauration), ou encore du morcellement des unités productives qui contractent les collectifs de travail; tous ces facteurs objectifs [6] concourent à désarmer un prolétariat devenu extrêmement fragmenté, un prolétariat «dans tous ses états» [7], comme disait Alain Bihr, devenu par là même de plus en plus attentiste et rétif à l’action collective.
Un patronat de nouveau épargné par les revendications des contestataires
Par-delà toutes ces contraintes évoquées qui brident l’action gréviste dans les entreprises, et en dépit des invitations de Philippe Martinez, il paraît actuellement chimérique que les salarié·e·s du privé se mettent massivement en grève s’il s’agit de réclamer uniquement le retrait d’un funeste projet de loi.
En mai-juin 1968, toute comparaison gardée, autre période historique, 7 millions de salarié·e·s du privé avaient fait grève, parfois pendant plus d’un mois, d’abord pour «solder les comptes avec le patronat», avec leur patronat, entreprise par entreprise, chaque collectif de travail, remettant en cause l’ordre usinier, avait quelque chose à revendiquer, que ce soit pour de meilleurs salaires, une diminution du temps de travail, la reconnaissance de la liberté syndicale dans l’entreprise ou une refonte des conditions de travail. Ce fut un mouvement de grève qui se répandit telle une traînée de poudre, comme si tous les salarié·e·s voulaient en être. Ils appréhendèrent cette formidable montée impétueuse des masses laborieuses inattendue comme une fenêtre d’opportunité incroyable pour suspendre le procès de travail et aller présenter leurs doléances à la hiérarchie patronale sidérée et acculée.
Aujourd’hui, ce n’est pas le patronat qui est visé en tant que tel, ce fut aussi le cas l’année dernière lors du mouvement des «Gilets jaunes» qui avait largement épargné le Medef et les employeurs-capitalistes en occultant notamment la nécessité impérieuse d’un meilleur partage de la valeur ajoutée au profit des revenus du travail. Seul le pouvoir d’État personnifié par Emmanuel Macron avait été brocardé constamment.
Hier avec «les Gilets jaunes», il était accusé de vouloir appauvrir davantage les citoyens et citoyennes déjà en proie à des tensions budgétaires et de grever leur pouvoir d’achat par une fiscalité jugée spoliatrice. En 2019, ce même État est fustigé par les contestataires pour promouvoir une réforme régressive accusée de vouloir faire en définitive des économies sur les futures pensions des salarié·e·s et des fonctionnaires, et/ou contraindre ces derniers à repousser le moment où ils pourront liquider leurs droits à la retraite.
Aussi, au lieu de se contenter du seul «retrait» qui n’est que la volonté de revenir à un état antérieur jugé plus juste que ce qui est promis par la réforme décriée, il faudrait que soient popularisées d’autres revendications susceptibles d’intéresser les salarié·e·s, et les conduire à s’émouvoir, au sens de se mettre en mouvement collectivement, dans l’espoir de voir changer leur vie quotidienne laborieuse.
Des jeunesses scolarisées attentistes, en dépit de leur soutien au mouvement
En dépit de la présence dans les cortèges de quelques jeunes gens et de leur soutien massif selon les enquêtes d’opinion, (plus on est jeune, plus on soutient la mobilisation) [8], le constat est que les jeunesses scolarisées ne se sont pas émues franchement contre ce projet de réforme des retraites. Aussi, nous n’avons pas assisté en ce mois de décembre 2019 à un agir ensemble des lycées qui fut comparable, à celui qui avait vu le jour à l’automne 2010, lorsque des dizaines de milliers de lycéens, partout en France, y compris dans des petites villes, étaient descendus dans les rues pour défendre le droit à la retraite à 60 ans, considéré comme un acquis social, héritage de la production législative des gauches au pouvoir, et qui refusaient autant la perspective d’être chômeurs à 30 ans que «la retraite des morts».
En 2010, les lycéens ont eu leur propre calendrier de mobilisation, en dehors des journées de grève et de manifestation interprofessionnelle proposées par les huit confédérations syndicales, dénommées le «G8», ce qui a permis que la tension ne retombe pas. Ils ont ainsi réussi à capter l’attention médiatique par leur mobilisation aussi puissante qu’inattendue, au point que certains éditorialistes s’interrogeaient pour savoir si la plaque sensible de la société ne risquait pas de devenir le facteur décisif qui obligerait Nicolas Sarkozy à remiser sa réforme afin de mettre fin aux désordres. Le spectre du CPE [Contrat première embauche: loi retirée en avril 2006 par le gouvernement Dominique de Villepin] et de la réforme Devaquet [projet de «réforme» des universités présenté par le ministre Alain Devaquet retiré en décembre 1986] commençait à hanter les esprits.
Ainsi, le jeudi 14 octobre 2010, ce ne sont pas moins de 700 lycées qui avaient été bloqués partout en France sur les 4302 lycées que compte alors le pays, chiffre très significatif. A Rennes, le même jour, en plus des blocages d’établissements, ce sont 8000 lycéens qui avaient manifesté avec l’appui de quelques étudiants de l’Université Rennes 2, elle-même particulièrement mobilisée avec des assemblées générales comprenant jusqu’à 3000 personnes. Dans les petites et moyennes villes de la région du Grand Ouest, les lycéens s’étaient également fortement mobilisés: 4.500 à Saint-Brieuc, 700 à Saint-Malo, 400 à Landerneau, 300 à Cherbourg ou 500 à Saint-Lô, 850 à la Roche-sur-Yon en Vendée. Ce jour-là un lycéen de 16 ans, Geoffrey, élève à Condorcet à Montreil, avait été gravement blessé à l’œil par un tir de flash-ball…déjà à l’époque! La répression d’État contre le mouvement lycéen engendra à l’époque plus de 1700 gardes à vues et 300 déferrements devant la justice en l’espace de deux semaines seulement (du 12 au 26 octobre). Toutefois, en dépit de ces violences en marge des manifestations lycéennes, le mouvement des retraites de 2010 ne fut pas marqué, notamment lors des neuf journées de manifestations où la barre du million de manifestants fut atteinte au moins à 5 reprises selon les propres chiffres de la police, par des séquences d’émeutes récurrentes, et cela contrairement au mouvement anti-CPE en 2006 où l’émeute fut érigée en véritable «stratégie de rue».
Au mois de décembre 2019, nous n’avons rien vu de tel. Alors qu’au mois de janvier, les étudiants vont passer ce qui leur reste de leurs partiels, sans compter que les universités comme Rennes 2, Lyon II, Nanterre, foyers de contestation, ont décidé de reporter tous les examens programmés au mois de décembre. Un mouvement étudiant large semble dans ces conditions difficilement envisageable avant au moins la fin du mois de janvier. Par ailleurs, les lycéens en classe de Première, réforme du bac oblige, vont passer une série d’épreuves dans le cadre du contrôle continu dès le mois de janvier, ce qui empêchera leur mobilisation en ce début d’année, et compliquera fortement celle des autres lycéens, obligés de composer avec cette pression impérieuse du baccalauréat.
Peut-on raisonnablement parier sur une victoire complète sans le concours de pans entiers des jeunesses scolarisées?
L’apport négligeable de la CFDT
Lors de la dernière journée de manifestations, le 17 décembre, le nombre de manifestants est revenu à des niveaux comparables à ceux du 5 décembre, par-delà les écarts entre le chiffrage des syndicats et ceux du Ministère de l’intérieur, entre exagération et minoration. Cependant, il faut souligner le fait que les syndicats dits «réformistes» ont appelé à manifester, à l’instar de la CFDT, désormais premier syndicat, fort de 620’000 adhérents, ce qui constitue une première depuis 2010. Mais cela n’a pas conduit à une élévation significative du nombre de manifestants ce jour-là.
Les cortèges de militants CFDT étaient le plus souvent faméliques, comme ce fut le cas à Rennes où ses 300 adhérents présents se tinrent en toute fin de cortège, surpris et amusés de se retrouver à battre le pavé dix ans après leur dernière apparition en cortège distinct. A Paris, ce ne fut guère plus brillant: ils étaient à peine un millier à réclamer la suppression du seul âge pivot [fixé à 64 ans, avec malus et bonus]. Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, ne semble pas prêt à vouloir rééditer l’expérience, lui qui, pendant ces dernières années, ne voulait jamais appeler à manifester considérant que les syndicats seraient condamnés à des démonstrations de faiblesse. Sans doute était-il trop conscient que son syndicat, une fois sa conversion au «réformisme» achevée, avait rompu définitivement avec «la stratégie de la rue», et que ses cohortes de militants, y compris les nouvelles générations, n’étaient plus disposées à aller manifester.
Aussi, sans le concours décisif des jeunesses scolarisées et étant donné l’incapacité des syndicats dits «réformistes» le 17 décembre dernier à mobiliser leurs bases pour aider à la massification, on peut raisonnablement craindre d’avoir déjà atteint un maximum en ce qui concerne le nombre de manifestants. Il sera par voie de conséquence sans doute très difficile, sinon impossible, de renouer avec les niveaux de 2006 ou de 2010, c’est-à-dire réunir entre 2 et 3 millions de manifestants le même jour partout en France.
«Un bloc bourgeois» qui ne se lézarde pas
Pour différentes raisons Emmanuel Macron n’a aucune raison de faire de concessions supplémentaires aux protestataires, et encore moins de renoncer à son projet de régime de retraite universel par points.
• Bien que particulièrement soutenu chez les classes populaires, ouvriers (61%), les employés (58%), les jeunes entre 18 et 24 ans (59%), le mouvement actuel n’est pas pour l’instant soutenu dans l’opinion comme l’avait été celui contre la réforme des retraites en 2010 avec 71% de soutien et de sympathie après un mois et demi de manifestations monstres partout en France. Le 14 octobre 2010, 54% de Français disaient même soutenir la perspective d’une grève générale comme en 1995, les plus favorables étaient alors les 25-34 ans (68%), les salariés du secteur public (71%) et les ouvriers (70%), tandis que les plus hostiles étaient les plus de 65 ans (35%). Le soutien au mouvement, bien que majoritaire, est demeuré en réalité depuis le 5 décembre 2019 relativement stable, bien que confronté à une tendance baissière, oscillant ainsi entre 56 % et 51%. En 1995, le soutien au mouvement avait atteint 62% dès le 30 novembre 1995, avant même que ne débute le mois de mobilisation décisif comprenant la crue manifestante et les grèves massives et prolongées dans les transports.
• La majorité présidentielle légitimiste ne s’est pas divisée jusqu’à présent. Elle soutient de façon très disciplinée cette réforme des retraites avec la manifestation de différences marginales, selon les sensibilités qui donnent corps à cette nouvelle droite libérale.
En 2006, dernière grande victoire du mouvement syndical contre un projet de loi [9], en plus d’avoir deux millions de personnes dans la rue plusieurs fois au mois de mars et d’avril, entre 40 et 50 universités bloquées, jusqu’à dix semaines comme Rennes 2 ou Poitiers, des centaines de lycées perturbés, des émeutes hebdomadaires, le Premier Ministre, Dominique De Villepin, était aux prises avec une majorité parlementaire lâcheuse, car ayant fait allégeance à un Nicolas Sarkozy, élu président de l’UMP, qui haïssait celui qui représentait le dernier obstacle à droite pour la conquête du pouvoir.
• Par ailleurs, le Président de la République se trouve conforté grâce au soutien très massif de sa propre base partisane et électorale (90%), mais aussi celle des sympathisants Les Républicains (LR), qui se sont déjà massivement reportés sur la liste LREM [La République en marche] aux dernières élections européennes permettant à celle-ci de faire jeu égal avec le RN: 62% se déclarent opposés aux grèves, tandis que 79% soutenaient dès le 5 décembre le cœur de la réforme, à savoir la perspective «d’harmoniser les différents régimes de retraite avec pour objectif d’en avoir un seul et unique au nom de l’égalité entre les cotisants ». Le soutien des 2/3 de leurs sympathisants a obligé d’ailleurs Les Républicains à s’enferrer dans une surenchère verbale pathétique [10]. Certains députés vinrent ainsi à réclamer comme mesure paramétrique le rehaussement de l’âge légal de départ à la retraite à 65 ans…
La France qui soutient aujourd’hui Macron est une France silencieuse, qui ne va pas contre-manifester pour que cesse le désordre. Macron n’a d’ailleurs pas lancé un appel au sursaut civique. Et LREM serait de toutes les façons bien incapable de mobiliser ces Français soucieux de paix sociale. On l’a vu lors des «Gilets jaunes» avec les fameux «foulards rouges» [devant «lutter contre les dérives des gilets jaunes»].
Mais c’est cette France qui va bien, «qui ne compte pas» comme dirait François Ruffin, qui, majoritairement âgée (plus de 65 ans) et en bonne santé économique, vote davantage proportionnellement que les autres catégories sociales aux élections. Aujourd’hui, Emmanuel Macron sait parfaitement que ceux qui manifestent depuis le 5 décembre ne sont pas ses électeurs du premier tour de la présidentielle de 2017, mais principalement des sympathisants des gauches issus des fonctions publiques, le plus souvent habitués aux manifestations de rue et majoritairement syndiqués. Ce ne sont pas eux qui feront son élection en 2022 au premier tour.
• Emmanuel Macron en ce début d’année 2020 n’est pas François Hollande qui avait plus de 70% des sympathisants de gauche opposés à sa personne au printemps 2016 en pleine mobilisation contre la loi Travail [11], c’est-à-dire que des millions de ses électeurs s’étaient retournés contre lui définitivement et irrémédiablement, rendant inenvisageable sa réélection. Celui-ci n’était alors plus soutenu que par son aile social-libérale qui eut vite fait de rallier Macron à la faveur de la Présidentielle de 2017, apportant par là même la preuve ultime de la grande porosité idéologique existant entre les tendances qui appartenaient jusqu’à présent à ce parti qu’était «l’Union pour l’unanimité capitaliste».
François Hollande s’était ainsi retrouvé à seulement 13% d’opinions favorables au mois d’avril 2016, dont seulement 42% de sympathisants socialistes. Et, pourtant, cette impopularité record pour un Président de la République depuis 1958 ne l’a pas fait renoncer.
Emmanuel Macron, qui a toujours expliqué qu’il était prêt à souffrir de l’impopularité, pourvu que les réformes se fassent in fine, ne s’écroule pas depuis un mois. Il a même gagné un point au mois de décembre, selon une enquête Harris Interactive parue le 2 janvier 2020.
Il reste autour de 40% d’opinions favorables. Ce n’est pas la panacée, mais il n’y a là rien d’alarmant quand on sait qu’il y a un an d’aucuns le donnaient soit démissionnaire, soit au moins obligé de dissoudre l’Assemblée nationale. Or, c’est bien ce « bloc bourgeois » demeuré jusqu’à présent soudé qui doit permettre à Emmanuel Macron de surnager au premier tour de la Présidentielle de 2022 face à des gauches qui, divisées, vont se partager entre 25% et 30% du corps électoral, et des Républicains qui risquent de connaître un destin électoral analogue à celui du PS en 2017. Contrairement aux représentations fantasmagoriques des cadres dirigeants de la France insoumise (LFI) qui n’ont de cesse de répéter comme une antienne depuis 2017 que le pouvoir d’Emmanuel Macron repose sur une tête d’épingle, ce dernier dispose en réalité d’une base sociale importante aux racines profondes. C’est, pour résumer, la France qui va bien, plutôt âgée, peu abstentionniste et qui est encline à voter à droite. (5 janvier 2020)
_____
1. «Les caisses de grève: une arme décisive… mais contestée», https://www.contretemps.eu/caisses-greve/
3. https://www.contretemps.eu/sociologie-gilets-jaunes/
6. Sans oublier les effets prolongés de la fin de la « centralité ouvrière », de la désyndicalisation, le poids des défaites cumulées, la crise de foi dans la capacité de l’action collective d’engendrer des résultats probants pour les salariés, la rupture politique entre une partie des classes populaires et le mouvement ouvrier organisé (…)
7. https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1990_num_98_4_2507
8. https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2019/12/116993_Rapport_Ifop_JDD_Retraites.pdf
9. https://www.youtube.com/watch?v=VEzcPkWQgkw
11. https://www.contretemps.eu/anatomie-dune-periode-dexception-politique/
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Le site alencontre.org a publié différentes contributions sur le développement du mouvement de grèves et les mobilisations en France contre ladite réforme des retraites. Elles traduisent, entre autres, la nécessité de saisir, «à chaud, ce qui se passe», sous des angles et des points de vue divers, tout en assurant au lectorat une information qui se démarque de la narration médiatique. Ces articles se retrouvent sous l’onglet Europe-France.
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