Allemagne: «Une constellation de forces d’extrême-droite apprend à nouveau à coopérer»

Angela Merkel et Hors Seehofer

Par Thomas Meaney
et Saskia Schäfer

Cet été, nous avons assisté à des scènes qui, il y a quelques années, auraient été inimaginables. A Chemnitz, ville saxonne en Allemagne de l’Est, des milliers de personnes ont participé à des manifestations d’extrême-droite stimulées par le soupçon qu’un Irakien et un Syrien auraient tué un Allemand. Plusieurs manifestants ont fait le salut nazi, illégal en Allemagne, et scandé: «Nous sommes des fans, des hooligans d’Adolf Hitler», alors que les policiers, en sous-effectifs, regardaient. Des groupes de gens se sont lancés à la poursuite de personnes à la couleur de peau «suspecte» sans que les autorités y fassent obstacle.

La chancelière Angela Merkel a dénoncé ce qu’elle a appelé une «traque» dans toute la ville et a exigé que les accusés, dont l’accusation pour homicide involontaire a été retenue contre eux, soient poursuivis selon les règles d’un procès équitable. En réaction, un plus grand nombre de manifestations ont été convoquées par Pro Chemnitz, le dernier des mouvements de rue d’extrême droite à s’être répandu à travers l’Allemagne.

Le rebondissement le plus inquiétant est venu de la réaction de Hans-Georg Maassen le chef (depuis le 1er août 2012) du Bundesamt für Verfassungsschutz (B.F.V. – Office fédéral de la protection de la Constitution), le service de renseignements fédéral. Devant une vidéo montrant des hommes chassant au moins deux jeunes hommes dans la ville, M. Maaßen, prétendument la personne disposant de toutes les informations et par ailleurs membre du parti de Mme Merkel, a rejeté l’interprétation qu’il s’agissait de groupes «traquant» des étrangers. Il contredisait ainsi, de manière calculée, les propos de la chancelière. Répondant au tabloïd Bild, il a suggéré – sans analyser de manière professionnelle le matériel qui lui était présenté – que l’enregistrement a pu être concocté afin de détourner l’attention sur ce qu’il a défini, à la hâte, comme étant le meurtre d’un Allemand.

Les commentaires ouvertement politiques de M. Maassen ont provoqué des ondes de choc dans la presse allemande «de qualité». Le chef des renseignements venait juste d’attaquer la chancelière dans les pages du plus grand tabloïd allemand (Bild-Zeitung), et avec son concours, semblant défendre des néonazis. Le message destiné à l’extrême-droite ne pouvait être plus clair: au cœur de la bureaucratie de l’Etat, il y a des gens qui sont de votre côté.

En ce qui concerne l’extrémisme de droite, les forces de l’ordre allemandes ne dissimulent pas leurs priorités. Alors que le nombre de policiers déployé à Chemnitz [en Saxe, une ville de quelque 250’000] et en réponse à d’autres événements similaires était dérisoire, d’importants contingents – doté de l’équipement dernier cri – faisaient face, quelques jours plus tard, à une manifestation en Westphalie-Nord du Rhin où des activistes écologistes tentent de protéger une forêt vierge contre la construction d’une mine de charbon. Lors de la visite, le mois dernier, du président turc, Recep Tayyip Erdogan, en Allemagne, on a découvert que deux policiers envoyés à Berlin depuis la Saxe avaient utilisé comme nom de code «Uwe Böhnhardt», le nom de l’un des membres de la cellule terroriste «Clandestinité nationale-socialiste» qui, au cours des années 2000, a assassiné 10 turco-allemands ainsi que d’autres personnes, lors de la plus grande vague de terrorisme d’extrême-droite depuis la fin de la guerre.

Les liens entre la police et l’extrême-droite sont-ils surprenants? Pendant des décennies, les services de sécurité allemands, et le B.F.V. en particulier, ont été accusé d’agir en sympathie – pour ne pas dire en symbiose – avec des éléments de l’extrême droite. Dans un contexte marqué par la montée récente du parti d’extrême-droite, anti-immigrants, Alternative für Deutschland (AfD), que les sondages pronostiquent comme pouvant se situer au deuxième rang, cette symbiose prend un relief nouveau et urgent. 

L’apparition d’un bloc de la droite extrême

Le prédécesseur du B.F.V. a été créé après la Seconde guerre mondiale par les occupants américains. Il devint un pôle d’attraction pour d’anciens nazis ou membres de la Gestapo cherchant à se recycler. Sa fonction était d’espionner et d’éradiquer le Parti communiste d’Allemagne de l’Ouest (qui fut finalement interdit en 1956 sur la base de documents fournis par le B.F.V.).

Dans les années 1960, Hubert Schrübbers, chef de l’agence de renseignements, employa d’anciens collègues de la S.S. Au cours des années 1970, des employés du B.F.V. sociaux-démocrates ou dépourvus de références d’extrême-droite étaient suspectés. Il n’est donc pas surprenant que la tentative du chancelier Gerhard Schröder d’interdire le Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD), formation d’extrême droite, ait échoué lorsqu’un tribunal se prononça contre l’interdiction car une bonne partie de l’orientation du parti a été élaborée par l’Etat lui-même, par le truchement d’informateurs rémunérés [environ 30 des 200 dirigeants du parti étaient des «espions» ou des mouchards payés, y compris son vice-président].

Hans-Georg Maassen lui-même n’a en rien diminué la réputation d’extrême-droite de l’agence de renseignements. Un transfuge de l’AfD l’a accusé cette année d’avoir conseillé l’ancien co-dirigeant du parti sur la meilleure façon d’éviter d’être surveillé. M. Maassen n’a jamais été poursuivi, toutefois la seule allusion d’un tel lien porte préjudice à la légitimité de l’État. Une constellation de forces apprend à nouveau à coopérer: les mouvements d’extrême-droite dans la rue, les publications de droite, un véritable parti (AfD) et une fraction obscure de la bureaucratie d’État.

Hans-Georg Maassen et Horst Seehofer

Horst Seehofer, ministre fédéral de l’Intérieur (membre de la CSU) et patron proche de M. Maassen, n’a pas tort de qualifier ce dernier de «fonctionnaire classique». M. Seehofer s’est révélé le plus important allié de M. Maassen, soulevant des questions quant à l’inclination ou loyauté du ministère de l’Intérieur lui-même envers l’extrême droite.

Suite au manquement professionnel de M. Maassen, le fragile gouvernement de coalition de Mme Merkel s’est mis d’accord pour le retirer de ses fonctions à la tête des Services de renseignements (le 18 septembre 2018). Au lieu de le rétrograder – ou de le licencier purement et simplement – le gouvernement de coalition l’a toutefois promu. Son nouvel emploi en tant que secrétaire d’État est accompagné d’une augmentation de salaire. Face au tollé, il a été déplacé une nouvelle fois, nommé cette fois-ci «conseiller spécial» de M. Seehofer.

Horst Seehofer est le critique le plus virulent de Mme Merkel au sein de son gouvernement de coalition. «Les migrations sont la mère de tous les problèmes», ainsi qu’il l’a récemment déclaré. Mme Merkel a toutefois besoin du soutien de son parti, l’Union chrétienne-sociale (CSU) bavaroise, comme flanc de droite de son gouvernement. Le ministre de l’Intérieur, de son côté, est convaincu qu’il doit mobiliser les éléments les plus à droite de son propre parti, lequel fait face, ce mois-ci [14 octobre], aux Verts et, d’une façon plus décisive, à l’AfD lors des élections régionales bavaroises. De toute évidence, M. Seehofer considère qu’un Maassen en disgrâce constitue un avantage électoral de prix lui permettant de maintenir intact sa bonne foi conservatrice.

Un pont entre l’extrême-droite l’appareil d’Etat «obscur»

Toute cette affaire n’est qu’un aspect d’une série d’événements qui marquent un changement dans la perception de l’extrême droite par le public en Allemagne. Il y a deux ans à peine, un grand nombre de politiciens de droite se montraient réticents à soutenir officiellement des mouvements nationalistes, anti-immigrants, présents dans les rues comme Pegida (Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident). Il est désormais normal que non seulement des politiciens membres de l’AfD les soutiennent officiellement, mais aussi des représentants prétendus du centre témoignent de leurs sympathies. Wolfgang Kubicki, vice-président du Parti libéral-démocrate (FDP), s’est empressé d’attribuer «la source des émeutes» de Chemnitz aux politiques de Mme Merkel d’accueil des réfugiés et des requérants d’asile en 2015.

Pendant des décennies, les secteurs de droite appuyée de l’État allemand n’avaient pas la possibilité de coopérer avec un important parti partageant leurs vues. C’est désormais le cas.

Pour des centaines de fonctionnaires, la montée d’Alternative für Deutschland (AfD) représente une opportunité de s’engager dans des activités plus à droite que cela aurait été possible il y a à peine quelques années. C’est le cas d’un procureur général à Berlin, d’un juge à Dresde ainsi que de policiers et d’enseignants dans tout le pays: pour chacun, soutenir l’AfD sert de pont entre l’appareil d’État en fonction et l’extrême droite [1].

Très souvent, les membres de l’AfD établissent un lien entre leurs professions et ce qu’ils présentent comme un activisme de droite nécessaire. Ils répandent des rumeurs au sujet des ordres secrets du gouvernement visant prétendument à prioriser une politique contre la droite sur la résolution des crimes commis par les réfugiés ou sur «l’endoctrinement des élèves par la gauche et les verts» dans les écoles publiques. Leurs théories du complot ne s’atténuent pas à mesure qu’ils s’approchent du pouvoir.

L’avenir est sombre lorsqu’un parti de droite dure a le vent en poupe et rencontre des secteurs de l’État rempli de «fonctionnaires classiques». (Tribune publiée dans la rubrique Opinion du New York Times le 3 octobre 2018, traduction A L’Encontre, intertitres A l’Encontre)

Thomas Meaney est universitaire auprès de l’American Council en Allemagne; Saskia Schäfer est professeure assistante à l’Université Humboldt à Berlin.

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[1] Thomas Wieder, dans Le Monde daté des 7 et 8 octobre 2018 écrit: «L’AfD est un parti à deux visages. Présent au Bundestag et dans quatorze des seize parlements régionaux, le parti s’est institutionnalisé. Il a hérité de trois présidences de commissions parlementaires, dont deux stratégiques (celles des lois et du budget), mais aussi de sièges dans plusieurs conseils d’administration, du Mémorial de la Shoah à Berlin aux Archives de la Stasi, l’ancienne police politique de RDA, en passant par plusieurs chaînes de radio et de télévision régionales. Des postes où les représentants du parti ont jusque-là pris soin d’éviter de créer la polémique, conscients d’être surveillés de près. Ce souci de  » «respectabilité» et de «professionnalisme» n’est cependant qu’une des deux faces de la nouvelle stratégie poursuivie par l’AfD. Selon un document interne de sa direction, daté de 2017 et récemment publié par le Spiegel, l’autre objectif est bien de «planifier minutieusement des provocations», étant entendu que, «plus les vieux partis réagissent injustement et nerveusement, mieux c’est – pour l’AfD – ». De ce point de vue, les récents événements de Chemnitz ont été l’occasion d’illustrer l’efficacité de cette stratégie.

Björn Höcke

Le 1er septembre, une semaine après la mort de Daniel Hillig, un Allemand de 35 ans poignardé lors d’une altercation avec des demandeurs d’asile, l’AfD organisait ainsi une manifestation conjointe avec le mouvement islamophobe Pegida, fondé dans la ville voisine de Dresde, fin 2014, outrepassant une autre ligne rouge. La direction de l’AfD avait en effet interdit à ses membres de participer à des actions communes avec Pegida en 2016. Sous la pression des fédérations d’ex-RDA, Alexander Gauland [le patron idéologique et politique de l’AfD] a indiqué, au début de 2018, être favorable à une remise en cause de cette interdiction, estimant qu’un «rapprochement était désormais possible». Six mois plus tard, à Chemnitz, Björn Höcke [élu dans le législatif de Thüringe dès 2014, il dirige l’AfD la plus implantée, celle de Thuringe; il s’est affirmé dès le début favorable à Pegida. Il est lié au Mouvement identitaire autrichien, proclame la nécessité de revaloriser le rôle des troupes militaires nazies, un langage «digne du NSDAP» affirme à juste titre le SPD] et Lutz Bachmann, le fondateur de Pegida, défilent côte à côte, entourés de quelques élus et représentants locaux de l’AfD, en tête d’un cortège auxquels se sont mêlés des néonazis et des hooligans.

Depuis ces événements, Alexander Gauland continue de présenter ce même double visage. Le 4 septembre 2018, il appelle à une «révolution pacifique» contre le «système politique». Le 1er octobre, il présente son parti comme assez mûr pour gouverner, affirmant envisager la possibilité d’une «coalition avec une CDU revenue à la raison». Ce double discours, destiné aux différents électorats de l’AfD, des plus conservateurs aux plus radicaux, témoigne surtout d’un objectif qui, s’il ne paraît pas réalisable à court terme en Bavière, où la CSU a exclu toute idée de coalition avec l’AfD, pourrait provoquer de vifs débats dans les mois prochains au sein de la droite conservatrice des anciens Länder de l’Est, notamment en Saxe, dans le Brandebourg et en Thuringe, où des élections régionales sont prévues en septembre et octobre 2019, et où l’AfD est déjà crédité de plus de 20% des voix.»

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