Le moment Malthus (II). Pour une critique marxiste des thèses malthusiennes

Par Alain Bihr

Par Alain Bihr

Si nombre de leurs contemporains ont été influencés par les thèses de Malthus, cela n’a été le cas ni d’Engels ni de Marx. Malthus a au contraire constitué une de leurs bêtes noires: tout au long de leur trajet théorique et politique, ils n’ont cessé de polémiquer contre lui, en multipliant à son encontre les attaques les plus rudes. Engels a ouvert le bal dès ses premières publications, l’Esquisse d’une critique de l’économie politique (1844) et La situation de la classe ouvrière en Angleterre (1845) en qualifiant les thèses de Malthus d’«infâme et vile doctrine», de «blasphème abominable contre l’homme et la nature», «l’immoralité des économistes [y] atteint son paroxysme», «la déclaration de guerre la plus brutale que la bourgeoisie ait lancée contre le prolétariat» (Marx et Engels, 1978: 61, 65). Et Marx ne sera pas en reste par la suite. Dans ses Théories sur la plus-value, tout en dénonçant «sa sottise, empruntée à des auteurs antérieurs, sur la progression géométrique et arithmétique, [qui] n’est qu’une pure absurdité, une hypothèse parfaitement chimérique», il dénonce en Malthus un «plagiarus de profession»[7] et «un sycophante professionnel de l’aristocratie foncière dont il a justifié, sur le plan économique, les rentes, les sinécures, le gaspillage, la sécheresse de cœur, etc.»:

«Ce Malthus est caractérisé par une bassesse de caractère foncière, une bassesse que seul peut se permettre un curé qui voit dans la misère humaine la punition pour le péché originel et qui, en général, a besoin d’une “vallée de larmes terrestre”, mais qui en même temps, trouve tout à fait avantageux “d’adoucir”, à l’aide du dogme de la grâce et compte tenu des prébendes dont il bénéficie, le séjour des classes dominantes dans cette vallée de larmes» (Marx, 1974 [1861-1863], tome II: 122, 123 et 125).

Et il ne sera guère plus tendre dans Le Capital qui qualifie derechef Malthus successivement de «maître plagieur», de «valet des intérêts conservateurs» auxquels il voue «une véritable adoration de curé», sa théorie de la population n’étant «qu’un plagiat scolaire et superficiel, dans la langue déclamatoire des sermons du dimanche, des oeuvres de Defoe, Sir James Steuart, Townsend, Franklin, Wallace, etc. et qu’il ne contient pas une seule phrase qui soit le fruit de la pensée de l’auteur lui-même» (Marx, 1991 [1867]: 567, 591-592, 690).

Certes, Engels et surtout Marx étaient rarement tendres avec leurs adversaires politiques ou théoriques. Mais tant la répétition que la virulence de leurs attaques contre Malthus ne cessent pourtant de surprendre. Et Yves Charbit a incontestablement raison de supposer que «Il doit donc y avoir quelque chose de central dans l’oeuvre de Malthus pour qu’il [Marx] mette autant de soin à le réfuter» (Charbit, 2005: 184) même si lui-même fait fausse route quand il cherche à en déterminer la raison. En fait, si, au milieu du XIXe siècle, le spectre du communisme a hanté l’Europe selon Engels et Marx, on pourrait ajouter ironiquement que le spectre de Malthus a pour sa part hanté ces deux derniers partisans du communisme. Car, si Malthus devait avoir raison, le communisme deviendrait sinon impossible du moins problématique: cela signifierait que même une société socialiste (en transition vers le communisme) risquerait de se heurter à la contradiction entre la croissance de sa population et celle des ressources alimentaires de cette dernière. Marx en fait part à Engels dans une lettre du 14 août 1851:

«Plus je me plonge dans cette saloperie [l’économie politique], plus je me convaincs que la réforme de l’agriculture, donc aussi de cette merde de propriété dont elle constitue la base, est l’alpha et l’oméga de tout le bouleversement futur. Sans quoi, le père Malthus aurait raison» (Marx et Engels, 1971: 287-288).)

Et Marx réitère ses craintes près d’un quart de siècle plus tard dans sa Critique du programme de Gotha:

«De la “loi d’airain” des salaires, on sait que rien n’appartient à Lassalle, si ce n’est les mots empruntés à Goethe de “grandes lois, lois éternelles, lois d’airain”. Le mot d’airain est le signe de reconnaissance de ces croyants de stricte obédience. Mais si j’admets la loi avec l’estampille de Lassalle, dans l’acception où il la prend, je dois aussi en admettre le fondement. Et quel est-il? Comme Lange le montrait peu après la mort de Lassalle: la théorie malthusienne de la population (prêchée par Lange lui-même). Si cette théorie est exacte, alors je ne peux pas abolir la loi, dussé-je cent fois abolir le salariat, parce que la loi ne régit pas seulement le système du salariat, mais tout système social. C’est justement en s’appuyant là-dessus que, depuis cinquante ans et plus, les économistes ont déploré que le socialisme ne peut supprimer la misère fondée en nature mais qu’il ne peut que la généraliser, la répartir simultanément sur toute la surface de la société» (Marx, 2008 [1875]: 67-68).

Entre-temps, cependant, Marx avait répliqué sur le fond à Malthus dans le Chapitre XXIII du Livre I du Capital. Contre ce dernier, il y soutient qu’il n’y a pas de «loi de population» générale, valable en tout temps et en tout lieu, indépendamment des rapports de production et des modes de production. Et nous vivons désormais selon la «loi de population» propre au mode de production capitaliste. Elle se singularise par la formation de ce que Marx nomme une surpopulation relative. Par ce concept, Marx entend rendre compte d’un phénomène socio-économique tout à fait particulier, propre aux rapports de production capitalistes, qui les différencie donc radicalement des rapports de production précédents et qui est un effet direct de la reproduction élargie (l’accumulation) du capital. Une partie de la population active (au sens économique habituel du terme), plus largement même une partie de la population en capacité de travailler, se trouve exclue de l’emploi, donc vouée au chômage et à l’inactivité, voire placée en situation d’exclusion socio-économique. Tout se passe donc comme si cette population était «surnuméraire» (le terme est utilisé à de multiples reprises par Marx dans le cours du chapitre), comme si elle était en excès, en excédent, comme si la société pouvait s’en passer. Et c’est en ce sens que le terme de surpopulation est utilisé par Marx.

Mais cet excédent de population n’est pas absolu. Contrairement aux thèses de Malthus, il ne s’agit pas d’un excès de population par rapport aux richesses produites (ou aux seuls moyens de subsistance), ou par rapport à la capacité de la société de produire de telles richesses, ou encore par rapport aux besoins de la population, aux besoins à satisfaire. Il faut en effet rappeler, Marx ne cesse d’y insister, que la production capitaliste n’a pas pour but premier de satisfaire les besoins sociaux existants, encore moins d’employer la main-d’œuvre disponible pour alléger la tâche de chacun-e («travailler tous pour travailler moins»). Son but propre et en fait unique est la valorisation du capital, l’accroissement de la valeur-capital engagée dans la production par la formation d’une plus-value, et son accumulation, par capitalisation de cette plus-value. Et c’est uniquement en fonction des nécessités et des possibilités de cette valorisation et de cette accumulation que la population active ou, plus largement, celle en capacité de travailler, va se trouver employée par le capital. Si excès de population il y a, il s’agit donc d’un excès seulement relatif au niveau de l’emploi tel qu’il est déterminé par les nécessités et les possibilités de la valorisation et de l’accumulation du capital. C’est pourquoi Marx parle de surpopulation relative: cette population n’est excédentaire que relativement aux exigences et aux opportunités de l’accumulation capitaliste.

Or les effets de cette dernière sur le volume de la population active employée sont contradictoires. D’une part, toute accumulation du capital se traduit par des créations d’emploi, donc par une augmentation absolue de cette population. Mais, d’autre part, l’accumulation du capital n’est pas un processus purement extensif, elle ne se traduit pas par un simple élargissement de l’échelle de la production. Elle s’accompagne au contraire régulièrement d’un accroissement de la productivité du travail qui implique une économie de travail relativement à l’échelle de la production. Et, comme le capital tend simultanément à accroître la durée et l’intensité du travail (tendance qui n’est freinée que par la résistance et la lutte des travailleurs), l’économie de travail que représente l’accroissement de sa productivité se traduit nécessairement, dans un contexte capitaliste, par une économie de travailleurs: par un moindre nombre de travailleurs occupés relativement au volume du capital qui l’emploie et, par conséquent, au volume de la production. Autrement dit, si, sous l’effet de l’accumulation du capital, la population active employée tend à croître, elle ne croît jamais en proportion directe de cette accumulation.

L’accumulation du capital produit donc deux effets contraires quant au volume de la population active employée: son augmentation absolue et sa diminution relative. Et Marx de montrer que si, globalement et à long terme, la première tend toujours à l’emporter sur la seconde, elle n’en subit pas moins son effet, si bien que le taux et le rythme d’augmentation absolue de la population active ne cessent de diminuer. Ainsi arrive-t-il nécessairement un moment où le taux d’accroissement de la demande de travail (de nouvelles forces de travail) devient inférieur au taux d’accroissement de l’offre de travail, tel qu’il résulte des mouvements démographiques et sociologiques (natalité, mortalité, mouvements migratoires, comportements d’activité, etc.). Et c’est ainsi que l’accumulation du capital, avec ses effets contraires, produit en définitive nécessairement une surpopulation relative au sein des «travailleurs libres», c’est-à-dire parmi ceux qui ont pour seule propriété leur force de travail et qui ne peuvent compter que sur la vente de cette force pour pouvoir vivre (se procurer les ressources monétaires indispensables à la satisfaction de leurs besoins vitaux dans le cadre d’une économie marchande)[8].

Cependant l’existence d’une telle surpopulation relative, pour aberrante qu’elle paraisse, n’est nullement une anomalie au sein du mode capitaliste de production. Elle y remplit en fait deux fonctions fondamentales relativement à l’accumulation du capital. D’une part, elle constitue ce que Marx nomme, d’une expression très imagée, «l’armée industrielle de réserve» du capital: une réserve de main-d’œuvre que le capital embauche ou débauche, de manière à gonfler ou dégonfler «l’armée industrielle en activité», c’est-à-dire la main-d’œuvre salariée employée, au gré des différentes phases du procès d’accumulation, qui voient se succéder des phases de croissance lente, des phases de croissance plus soutenue, conduisant fréquemment à des emballements débouchant régulièrement sur des crises de surproduction, qui ne peuvent se résoudre que par de brutales contractions, avant que l’accumulation ne reprenne timidement pour parcourir le même cycle. Se succèdent donc les phases durant lesquelles le capital embauche peu, puis beaucoup, voire crée des situations de suremploi avant de débaucher massivement, pour entamer plus tard un semblable cycle sur des bases renouvelées, en dégonflant et gonflant alternativement les rangs de la surpopulation relative. L’existence de cette dernière assure ainsi au procès d’accumulation du capital toute la flexibilité qu’exige l’irrégularité de sa propre marche. Autrement dit, l’existence d’une surpopulation relative n’est pas seulement un résultat du procès d’accumulation du capital, elle en est encore une condition.

D’autre part, les surnuméraires entrent directement en concurrence les uns avec les autres lors de leur embauche comme travailleurs salariés, en exerçant ainsi une pression à la baisse sur leurs exigences quant à leurs conditions d’emploi, de travail et de rémunération, tout comme ils menacent en permanence les salariés employés de les remplacer parce qu’ils sont moins exigeants qu’eux, à qualification et compétence égales. De la sorte, «l’armée industrielle de réserve» conduit à discipliner «l’armée industrielle en activité»: elle la contraint d’accepter les conditions que le capital lui concède.

En somme, chacune des deux parties, celle employée et celle inemployée, de la classe des «travailleurs libres», ainsi divisée et globalement affaiblie, fait le malheur de l’autre: la part employée parce que, par l’augmentation de la productivité mais aussi de l’intensité voire de la durée de son travail, elle crée les conditions qui permettent au capital de se passer des services productifs de l’autre partie, en la condamnant au chômage et à l’inactivité; la part inemployée parce que, par sa concurrence et sa menace permanentes, elle force la partie occupée à accepter les conditions d’exploitation que lui fait le capital. Et l’on comprend pourquoi les surnuméraires ne sont en fait jamais de trop du point de vue du capital.

Résumons. En régime capitaliste, contrairement à ce que prétend Malthus, la surpopulation n’est pas absolue mais seulement relative: elle ne résulte pas d’une insuffisante production de moyens de subsistance mais au contraire de l’accumulation continue de moyens de production, dans la mesure où cette dernière s’accompagne d’une baisse relative de la demande de travail; si bien que, en définitive, sous ce régime, la pauvreté et la misère croissent en proportion de la richesse sociale et des moyens de la produire. Ce qui est caractéristique du régime capitaliste, qui était déjà évident du temps de Malthus mais qui a complètement échappé à ce dernier, c’est que les pauvres prolifèrent alors même que s’accumulent les moyens de satisfaire leurs besoins dont seuls les séparent les rapports de production existants (dont font partie les rapports de répartition du produit social entre les différentes classes de la société) qui veulent qu’on ne produise pas en proportion des besoins à satisfaire mais du travail que l’on peut exploiter avec profit et des besoins solvables. Si bien qu’on finit par aboutir, notamment lors des crises périodiques que connaît ce régime, à cette parfaite et cruelle absurdité de gens mourant de faim à la porte de magasins remplis de denrées alimentaires qui peinent à se vendre, ou de gens contraints de vivre dans la rue au pied d’immeubles contenant des logements vides faute de trouver des occupants solvables, tout simplement parce que le capital n’a pas pu, su ou voulu employer ces personnes de manière profitable pour lui, en limitant aussi du même coup la demande solvable dans la société. En somme, dans le cadre des rapports capitalistes de production, une partie de la population n’est pas en excédent des moyens de consommation qui permettraient de l’entretenir mais des nécessités et des opportunités de valoriser le capital en cours d’accumulation en l’employant: en la salariant et en lui fournissant du même coup les moyens monétaires de se procurer ses subsistances nécessaires[9] .

Marx, pour sa part, ne s’est pas donné la peine d’établir les lois de population régissant le devenir démographique des autres modes de production, tout comme il s’est relativement peu penché sur ces derniers en général. Mais d’autres marxistes l’ont fait, parmi lesquels Claude Meillassoux. Ce dernier a ainsi pu montrer que le devenir démographique des «sociétés agricoles d’autosubsistance, hors marché et non soumises à tribut, utilisant des outils aratoires manuels et individuels à faible productivité», dépend de la combinaison de la productivité du travail agricole vivrier et des règles sociales régissant le partage des ressources alimentaires favorisant d’une part les adultes en âge de produire au détriment des improductifs que sont les enfants et les vieillards, d’autre part les hommes au détriment des femmes parmi les premiers (Meillassoux, 1991: 24-29). Ces sociétés sont donc en mesure d’assurer leur reproduction simple ou même une légère croissance démographique, tout en étant tributaires d’aléas climatiques qui peuvent compromettre ces dernières en les soumettant à des périodes de disette ou même de famine. Mais, dans tous les cas, le devenir démographique de ces sociétés est tributaire des rapports de production et des rapports de reproduction qui les définissent et nullement d’une loi générale et aveugle confrontant une poussée démographique continue et irrépressible aux ressources limitées du milieu.

Vers un «malthusianisme élargi»?

Et, aujourd’hui, dans le contexte de la catastrophe écologique planétaire dans laquelle le capitalisme nous a engagés, que faire de l’héritage malthusien? N’y a-t-il pas lieu de tenir compte de son avertissement concernant les limites que la nature peut opposer au développement humain? Cet avertissement ne serait-il pas plus que jamais d’actualité alors qu’il apparaît clairement que ces limites ne concernent pas seulement les ressources alimentaires mais l’ensemble des ressources naturelles sur l’exploitation desquelles repose le développement humain? Autrement dit, n’y a-t-il pas lieu de plaider en faveur d’un «malthusianisme élargi [tenant] compte des limites de la croissance en général, et pas seulement de celles qu’imposa ou qu’imposera la simple rareté des substances alimentaires», en restant ainsi fidèle à l’esprit sinon à la lettre de l’enseignement de Malthus (Le Roy Ladurie, préface à Petersen, 1980: VIII et IX)?

Pour en juger, procédons à l’analyse critique du néo-malthusianisme qui, sous des formes tantôt vulgaires (colportés par des journalistes, des essayistes, des hommes politiques) tantôt savantes (développées par des démographes, des économistes, des sociologues), fait de la croissance de la population mondiale le défi prioritaire que nous aurions à affronter en tant qu’elle serait le principal responsable de la catastrophe écologique, certains de ses tenants allant jusqu’à compter sur (voire proposer) des moyens barbares (la faim, les épidémies, la guerre) pour résoudre le problème – en suivant en cela une inspiration bien malthusienne. Contre cette thèse, on peut faire valoir deux arguments décisifs.

Le premier est que la transition démographique, amorcée par l’Europe occidentale à partir du XVIIIe siècle, s’est mondialisée, conduisant d’ores et déjà à ralentir considérablement la croissance de la population humaine en permettant d’envisager de l’annuler voire de l’inverser dans le cours de la seconde moitié du siècle présent, alors qu’au contraire la catastrophe écologique n’a cessé de s’aggraver simultanément et menace, pour sa part, de poursuivre cette pente fatale sur la base des tendances actuelles. Or on ne peut imputer la seule ou la principale causalité d’un phénomène allant croissant à un phénomène allant décroissant.

En effet, selon le dernier rapport de la Division population du Département des affaires économiques et sociales de l’ONU, la population humaine est passée de 2,5 milliards en 1950 à 8 milliards en 2022, en passant par 5 milliards en 1987, 6 milliards en 1998 et 7 milliards en 2010. Sur la base des tendances actuelles, elle devrait atteindre 8,5 milliards en 2030, 9,7 milliards en 2050 et atteindre les 10 milliards aux environs de 2059 (UN DESA, 2022: 3). Tous ces chiffres montrent que, si la population humaine n’a cessé de croître au cours des dernières décennies et qu’elle continuera à le faire dans les prochaines décennies, sa croissance a d’ores et déjà ralenti fortement et continuera à ralentir: il aura suffi de trente-sept ans pour qu’elle double entre 1950 et 1987 mais il lui faudra quasiment le double de temps pour connaître un nouveau doublement entre 1987 et 2059. Alors que son taux de croissance a connu un pic de 2,1% dans la première moitié des années 1960, il est passé désormais en dessous de 1%; et si la tendance actuelle se poursuit, il devrait passer sous 0,5% avant 2050 (Ibid.). S’agissant de la seconde moitié de notre siècle, le scénario médian des prévisions prévoit une très faible croissance de la population qui atteindrait 10,4 milliards en 2100 tout en se mettant à décliner vers la fin du siècle (Id.: 27-28). A noter que ces prévisions ne tiennent pas compte de l’impact de la catastrophe écologique (notamment du réchauffement climatique) sur les différents facteurs (taux de natalité et taux de mortalité notamment) de la croissance démographique.

La tendance de fond précédente s’explique essentiellement par une baisse du taux de natalité qui a plus que compensé la baisse concomitante des taux de mortalité, notamment infantile (avant douze mois) et enfantine (avant cinq ans). Le premier s’est abaissé d’un peu moins de 5 enfants par femme en 1950 à 2,3 enfants en 2021; et le scénario médian prévoit qu’il déclinera encore pour se situer en 2050 aux envions de 2,1 enfants, soit le taux qui assure tout juste la reproduction simple de la population (Id.: 13). C’est un phénomène mondial, cependant inégalement développé. Il est très marqué en Europe, en Amérique du Nord et en Australie et Nouvelle-Zélande, où ce taux est passé en moyenne sous le seuil des 2,1 enfants dès les années 1970, rejoint en cela par l’Asie de l’Est et du Sud-Est dans les années 1990 et l’Amérique latine et les Caraïbes dans les années 2010. Mais il se manifeste jusque dans les zones qui ont connu la plus forte croissance démographique au cours des dernières décennies: ce taux s’est abaissé de 6,6 à 4,6 enfants par femme en Afrique subsaharienne, de 6,5 à 2,8 enfants par femme en Afrique du Nord et au Proche et Moyen-Orient, de 5,9 à 3,1 enfants par femme en Océanie (Australie et Nouvelle-Zélande exclues) et de 5,9 à 2,3 enfants par femmes en Asie centrale et méridionale (Id.: 14).

Cette concomitance de la baisse de la mortalité et de la baisse de la natalité témoigne de la diffusion mondiale de la transition démographique: du passage d’un régime de forte natalité et de forte mortalité, notamment infantile et enfantine, caractéristique des modes de production précapitalistes à dominante agraire, à un régime de faible natalité et de faible mortalité, propre au mode de production capitaliste. Cette transition entre deux régimes de stagnation ou, au mieux, de faible croissance démographique (du moins sur le long terme) explique qu’elle se soit paradoxalement accompagnée d’une phase médiane caractérisée par une très forte croissance démographique. D’une part, le taux de mortalité s’est abaissé avant le taux de natalité; et, d’autre part, il faut un certain temps pour que l’abaissement du taux de natalité se traduise par une baisse effective du nombre des naissances: à tout moment, ce dernier dépend du nombre de femmes en état de procréer qui est le produit des taux de natalité passés, ce qui entraîne une certaine inertie démographique[10]. Cette transition s’est amorcée en Europe occidentale au milieu du XVIIIe siècle; elle s’y est achevée au milieu du XXe siècle. Dans le restant du monde, elle débute entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle et continue actuellement à se diffuser (extensivement) et à se développer (intensivement). Partout, parmi les facteurs qui expliquent cette transition figurent la diffusion du modèle de la famille nucléaire (qui réduit à la fois la natalité et la mortalité infantile), la diffusion des moyens de contraception liée à la précédente (avec les mêmes effets), le développement de la scolarité féminine et du salariat féminin (qui va de pair avec les deux évolutions précédentes), le développement de la protection sociale publique (l’Etat-providence), le renforcement de l’appareil sanitaire, l’élévation du niveau de vie (en particulier de la quantité et qualité des ressources alimentaires), etc.

Quoi qu’il en soit, la transition démographique met en évidence un phénomène très important. Contrairement à ce que laissait entendre la «loi de population» de Malthus, si la croissance démographique recule voire s’annule, ce n’est pas sous l’effet d’une augmentation de la mortalité (consécutive à l’insuffisance des ressources alimentaires et ce qu’elle peut engendrer: disette, famine, épidémie, guerres, etc.) mais sous l’effet d’une baisse de la natalité, autrement dit en définitive d’un contrôle plus ou moins volontaire des naissances. De surcroît, ce n’est pas le spectre du manque de ressources alimentaires qui détermine cette baisse puisqu’elle est d’autant plus prononcée que les populations sont plus éloignées d’un tel manque. Double démenti de la loi malthusienne! La régulation de la démographie humaine s’opère non pas sous l’effet d’une contrainte extérieure mais d’une manière endogène sous l’effet de l’adoption (la conquête) d’un régime démographique combinant à la fois faible natalité et faible mortalité.

A ce premier argument tourné contre le néo-malthusianisme peut s’en adjoindre un second. S’agissant de l’aggravation continue de la catastrophe écologique planétaire en cours, ce n’est pas tant l’accroissement du nombre des humains qu’il faut incriminer que l’augmentation constante de l’empreinte écologique de chacun-e d’entre eux, qui n’est que la répercussion au niveau individuel du productivisme et du consumérisme inhérents à la reproduction du capital: ainsi, entre 1890 et 1990, alors que la population mondiale a été multipliée par 4, le PIB mondial a été multiplié par 14, la production industrielle par 40, la consommation d’énergie par 13 et celle d’eau par 9, les émissions de CO2 par 17 et celle de SO2 (oxyde de soufre) par 13, etc. (Laurent et Le Cacheux, 2012: 28). Ce qui explique aussi les fortes inégalités, tant au niveau planétaire (entre centre et périphérie) qu’au sein des différentes formations sociales (continents, nations, régions), dans cette empreinte écologique: elle est d’autant plus élevée que les individus sont insérés dans la dynamique capitaliste et qu’ils en tirent parti. Et c’est bien ce qui fait craindre que la catastrophe écologique ne s’aggrave au fur et à mesure où la dynamique capitaliste est appelée à la fois à s’étendre (inclure de nouveaux pays et populations) et à s’intensifier (au sein des pays et des populations qu’elle a déjà englobés).

Ainsi, s’il faut redouter quelque chose, ce n’est pas tant la croissance démographique que «la croissance» tout court: celle dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles, celle qui est l’objet de toute l’attention et de tous les soins des responsables politiques et des économistes qui en sont les conseillers ou les critiques, celle à laquelle nous participons en cédant à la frénésie de la consommation marchande tenue comme un des moyens obligés de la réalisation de soi. Entendons: la reproduction élargie du capital, en tant qu’elle se veut illimitée, qu’elle ignore, méconnaît, néglige ou dénie même l’existence des limites de la biosphère et de la Terre sur la base et dans le cadre desquelles elle est censée se déployer; en tant que, plus radicalement même, elle transforme la profusion de ressources naturelles en rareté précisément parce qu’elle ne connaît pas de limites dans leur usage qui n’est souvent que pillage et gaspillage.

Mais, dans cette mesure même, il nous faut renverser radicalement la thèse (néo)malthusienne. Ce n’est pas la reproduction (biologique, démographique) qui menace constamment d’être en excès face à une production (alimentaire, plus largement économique) qui serait constamment en défaut par rapport à la précédente. C’est au contraire la production qui, prisonnière des rapports sociaux capitalistes, est en proie à une hubris qui menace en permanence la capacité de la reproduction naturelle et qui en a déjà dépassé certaines limites. En somme, un «malthusianisme élargi» ne peut être en définitive qu’un anti-malthusianisme.

Notes

[7] Marx accuse ici Malthus d’avoir entièrement emprunté sa «loi de population» à la Dissertation on the Poor Laws (1786) du révérend Joseph Townsend (1739-1816), tout comme sa théorie de la rente foncière exposée dans son Inquiry into the Nature and Progress of Rent (1815) aux Essays relating to Agriculture and Rural Affairs (1775-1796) de James Anderson (1739-1808), sans mention de ses sources dans les deux cas.

[8] Tout le raisonnement de Marx a lieu, au sein de ce chapitre comme dans l’ensemble du Capital, sur la base du double présupposé que la production sociale est entièrement capitaliste et que le monde entier constitue, comme il le dit, «une seule et même nation», autrement dit un espace socioéconomique entièrement unifié, un seul et même espace de socialisation marchande du travail, au sein duquel tant les déversements de population active des secteurs pré- ou protocapitalistes vers les secteurs capitalistes (les déplacements économiques de population) que les phénomènes migratoires (les déplacements géographiques de population) ne jouent donc aucun rôle.

[9] Cette loi de population peut et doit être complétée par l’analyse des transformations des rapports de reproduction, articulation des rapports sociaux de sexe et rapports sociaux de génération, sous l’effet de la dynamique des rapports capitalistes de production. Ces transformations conduisent notamment à la prééminence de la famille nucléaire qui comprend un fort tropisme malthusien et eugéniste (Bihr, 2019a: 475-480, 672-675, 774-781) qui, combiné à d’autres facteurs (le développement de l’hygiène publique, de l’appareil médical, de l’instruction publique obligatoire, etc.), a contribué à enclencher la transition démographique dont il va être question dans un moment.

[10] Imaginons une population de 200 personnes, avec autant d’hommes que de femmes et un taux de natalité de 6 enfants par femme. La génération suivante sera forte de 600 personnes, là encore moitié hommes moitié femmes. Si, à cette génération, le taux de natalité est réduit à trois enfants par femme, soit moitié moins, cela n’empêchera pas la troisième génération de s’élever à 900 personnes, soit moitié plus que la génération précédente. Et si, à cette troisième génération, les 450 femmes présentent un taux de natalité de 2, soit trois fois moindre que celui de leurs grands-mères, elles donneront pourtant naissance là encore à 900 enfants, soit autant que la génération précédente. Ce n’est que si le taux de natalité de la quatrième génération s’abaisse encore, par exemple à 1,6, que la population se mettra à décliner en engendrant une cinquième génération ne comptant plus que 720 personnes. Notons cependant que tout ce raisonnement se fonde sur l’hypothèse de l’invariance des taux de fécondité et de nuptialité (plus généralement de mise en couple) et des taux de mortalité notamment.

Bibliographie

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