Turquie. Fragments socio-politiques du paysage de l’entre-deux élections

Il y a un an, une ambiance de victoire. Quid le 23 juin 2019?

Par Uraz Aydin

Les élections municipales d’Istanbul qui ont eu lieu le 31 mars 2019 ont finalement été annulées par le Haut Conseil électoral cinq semaines plus tard, suite à une flagrante pression politique de la part du Président Erdogan. A quelques milliers de voix près, Ekrem Imamoglu, le candidat du CHP (Parti républicain du peuple) soutenu par quasiment toutes les factions de l’opposition, l’avait emporté face à l’ancien Premier ministre Binali Yildirim, candidat de l’AKP (Parti de la justice et du développement). Toutefois le bloc d’Erdogan, dénonçant des «irrégularités massives», avait refusé d’accepter la défaite dans la capitale économique et culturelle du pays et déposé plusieurs recours pour un recomptage des voix [1]. Mais malgré ceci Imamoglu devançait toujours son adversaire.

Ainsi, en désespoir de cause l’AKP déposa un ultime recours dit «extraordinaire» pour l’annulation des résultats et la re-convocation d’un nouveau scrutin. Le motif de l’annulation: tout aussi grotesque que ceux des recours précédents avaient trait au fait que quelques centaines de bureau de vote n’étaient pas présidés par des fonctionnaires, comme il se doit. Un fait courant lorsque pas assez de fonctionnaires ne se présentent auprès des bureaux de vote. Ce qui n’avait jamais été dénoncé lors d’élections précédentes. Les quatre membres du conseil ayant voté contre l’annulation (contre 7 «pour») ont précisé qu’il n’y avait aucune preuve que les directeurs des bureaux de vote concernés aient commis un quelconque acte pouvant changer les résultats, d’autant plus que des représentants de tous les partis (dont l’AKP) étaient présents pendant le déroulement du scrutin et le décompte des voix. De plus, le fait que l’annulation ne concerne que la municipalité d’Istanbul – perdue par l’AKP – et pas les élections de conseils municipaux, de maires de districts et de quartiers dont les bulletins se trouvaient dans la même enveloppe a suscité de vives réactions, y compris de la part de figures pro-AKP.

Regain de violence

A la fin du mois d’avril, alors que le verdict du Haut Conseil électoral n’avait pas encore été prononcé, le leader du CHP, principal parti d’opposition républicain et nationaliste, Kemal Kilicdaroglu se rendait aux funérailles, à Ankara, d’un soldat tué lors d’un affrontement avec des militants du PKK. Le président du CHP dû faire face, à cette occasion, à une tentative de lynchage, qui s’avéra par la suite être très probablement préméditée. Les assaillants, certains armés de bâtons en fer et scandant «à bas le PKK», «Allahu Akbar», «les traitres dehors» lançaient des projectiles en direction de Kilicdaroglu, qui reçut dans la foulée des coups de poing sur la figure avant de pouvoir se réfugier dans une maison.

Parmi les divers responsables politiques, ministres et bureaucrates (le chef de la police!) assistant aux funérailles se trouvait aussi l’ancien chef de l’Etat-Major et actuel ministre de la Défense qui, appelant la foule à se disperser, déclarait que «le message était passé, la réaction avait été exprimée»…

Interpellé, l’agresseur qui frappa Kilicdaroglu, Osman Sarigun (membre de l’AKP), fut relâché par la suite et placé sous contrôle judiciaire. S’il fut l’objet d’une procédure disciplinaire afin d’être exclu du parti, il a été qualifié de «héros de la nation» par des députés AKP et une vaste campagne de soutien fut organisée sous le hashtag «Tonton Osman n’est pas seul». Ceci montre le climat de haine au sein de la société qui résulte d’une propagande incessante de la part du pouvoir identifiant toute opposition avec le «terrorisme». Le ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu, qui avait affirmé plusieurs mois auparavant avoir donné l’ordre aux préfets de ne pas accepter les responsables du CHP lors des funérailles de soldat, réagit à cet évènement en affirmant que «lors des municipales le CHP a été partenaire avec le HDP (Parti démocratique des peuples) qui est la branche politique du PKK, ceci la nation ne l’oublie pas, ce qui peut engendrer des risques de sécurité».

Par la suite, dans le courant du mois de mai, cinq journalistes ayant critiqué des administrations municipales AKP ont été violemment agressés par des groupes de deux ou trois personnes (avec usage de bâton, couteau ou arme à feu). Une jeune femme déclarant avoir participé à la souscription pour la campagne d’Imamoglu avait aussi été blessée à coups de couteau.

Le retour d’Ocalan

Dans la journée du 6 mai où la décision de l’annulation des élections d’Istanbul allait être déclarée, une autre réunion de presse était organisée par les avocats d’Abdullah Ocalan, leader du PKK détenu depuis vingt ans dans la prison de l’île d’Imrali dans la mer de Marmara. En effet, quelques jours auparavant Ocalan avait eu l’occasion de parler avec ses avocats, chose qui lui a été interdite de facto depuis 8 ans. Dans la lettre qu’il leur avait confiée Ocalan appelait les forces kurdes de Syrie du nord, liées au PKK, à s’engager à une résolution de la crise syrienne dans le respect de l’unité du pays, tout en prenant en compte les sensibilités de l’Etat turc. Un deuxième point concernait la grève de la faim engagée par des milliers de détenus kurdes afin de lever l’isolement de Ocalan. Le chef du PKK appelait à terminer la grève.

Le fait que la visite ait été rendue possible par l’Etat juste dans les jours précédant l’annulation des élections a été considéré par divers commentateurs comme une manœuvre du régime en vue de convaincre l’électorat kurde d’Istanbul de ne pas aller voter pour le candidat de l’opposition lors du nouveau scrutin le 23 juin. Car en effet le vote kurde à Istanbul est crucial (plus de 10%) et est en position de définir le vainqueur. Des journalistes «organiques» de l’AKP ont insinué qu’il pourrait être question d’une amélioration des conditions de détention d’Ocalan et de la libération de Selahattin Demirtas, ancien leader du HDP.

Cet évènement a aussi fait ressurgir le malaise d’une partie de l’électorat nationaliste anti-AKP concernant l’alliance – non officielle mais irréfutable – entre le CHP et le HDP. La rumeur d’une relance des négociations avec Ocalan a suffi pour que s’exprime massivement sur les réseaux sociaux le soupçon que les Kurdes allaient changer de camp, alors que des milliers de militants (y compris des députés et des maires) sont derrière les barreaux et qu’une centaine de municipalités HDP avaient été mises sous tutelle de l’Etat lors des dernières années [2]. Ceci met en évidence combien l’alliance en cours est fragile. De plus il n’est pas irraisonnable de considérer cette manœuvre aussi comme une tentative de semer la discorde au sein des forces de l’opposition dont la seule force réside dans son unité.

Face à ces accusations d’abord la direction du HDP puis celle du PKK ont déclaré que la politique du mouvement kurde concernant les élections d’Istanbul n’avait pas changé et qu’ils soutiendront les forces démocratiques (donc Imamoglu). Finalement Demirtas, lors d’un entretien par l’intermédiaire de ces avocats, réagit à cette rumeur: «Si j’étais de nature à faire des marchandages de cette sorte [pour être libéré], je ne serais pas ici depuis deux ans et demi. Nous vaincrons en résistant et non en mendiant.»

Mesures d’austérité à l’horizon

La crise frappe à la porte, et de plus en plus fort. La valeur de la livre turque face aux devises internationales (et principalement le dollar américain) ne cesse de chuter et l’annulation des élections ne contribue certes pas à renverser la tendance. Ainsi le Revenu national brut et le RNB par habitant exprimé en dollars a chuté au niveau de 2009. Si l’inflation baisse depuis quelques mois, ceci n’affecte aucunement les prix des produits alimentaires ayant fortement augmenté lors de cette période.

Pour illustrer, avec la somme d’argent qui permettait d’acheter 8 oignons et 8 pommes de terre en début de 2018, il n’est possible aujourd’hui de se procurer que 3 oignons et 4 pommes de terre… Par ailleurs, s’endettant amplement par des crédits bon marché dans la décennie passée, la dette du secteur privé aujourd’hui atteint 247 milliards de dollars, dont 123 milliards sont à rembourser à court terme.

Le gouvernement projette, pour faire face à cette récession, d’appliquer des mesures d’austérité concordant avec les conseils du FMI dans son rapport de 2018 et incluant une réforme des retraites et le remplacement du système actuel d’indemnisation par un fonds privé, ce qui pénalisera incontestablement les salarié·e·s. Toutefois ce «nouveau programme économique» attend probablement pour être mis en application le déroulement du nouveau scrutin, le gouvernement redoutant des effets néfastes concernant les mouvements de vote provenant de sa propre base électorale [3]. Le Président Erdogan a récemment bien résumé la question de son propre point de vue en commentant les résultats du dernier scrutin: «Tu leur remplis le ventre et ils ne viennent même pas voter pour toi.» Donc à ventre creux, le risque se ferait plus grand…

Dans un autre discours récent, encore plus frappant, Erdogan déclarait que «diviser la société en classes selon le travail qu’ils accomplissent, déduire des conclusions de leurs conflits et de là bondir à des théories idéologiques, il n’y a pas de place pour tout cela dans notre culture. Si dans une usine le patron et l’ouvrier cassent le jeûne à la même table, s’ils prient côte à côte à la mosquée, si au cimetière ils reposent en paix dans la même rangée, il ne saurait y avoir moralement de division de classe.» Etant donné que pour le moment les résistances ouvrières sont plutôt maigres et très dispersées, on se demande bien pourquoi le chef de l’Etat a ressenti le besoin de parler de conflits de classes. Anticiperait-il sur l’unique mobilisation ayant le potentiel de briser sa base et lui faire perdre son pouvoir?

Réaction de la grande bourgeoisie

Quoi qu’il en soit, à l’heure actuelle ce n’est pas la classe d’en bas qui gronde mais bien celle d’en haut. L’organisation de la grande bourgeoisie occidentaliste, le TÜSIAD (Association des industriels et hommes d’affaires turcs), à la suite de l’annulation des élections, a réagi sèchement en rappelant que «la principale propriété d’une démocratie qui fonctionne bien est que le pouvoir puisse changer par des élections. Dans des périodes où les pouvoirs en place et les leaders ont du mal à faire face à des problèmes épineux, c’est seulement la démocratie qui peut développer des solutions.»

Ainsi selon Tuncay Ozilhan, président du Conseil supérieur de consultation de la TÜSIAD, les défaillances en matière de démocratie fragilisent aussi l’économie et font obstacle aux investissements: «pour ne pas subir de changement de cap, nos points d’ancrage doivent être l’économie de marché libre, l’alliance avec le système international basé sur des règles et, à l’intérieur du pays, la démocratie et la supériorité de la justice». Le Président du TÜSIAD Simone Kaslowski a réagi aussi lors de la même réunion en mettant en garde contre le fait de «donner l’impression d’abandonner l’économie de marché libre et d’être à la recherche d’un nouveau modèle» et a appelé à appliquer les réformes structurelles dès le lendemain des nouvelles élections.

La réponse d’Erdogan n’a pas tardé à venir et fut tout aussi sèche, comme l’on aurait pu s’y attendre de sa part. Selon lui le discours tenu par Ozilhan reflétait son «indigestion de la démocratie». «Il y a ceux qui nous frappent de l’extérieur, mais je saurais demander des comptes à ceux qui nous frappent de l’intérieur (…). Ce ne sont pas vos dollars ou vos euros qui vous sauveront, c’est cette nation qui va vous sauver», répliqua-t-il vertement.

Serait-ce un signe d’adieu définitif de la part de TÜS?AD à Erdogan et non une de ces controverses auxquelles on a pu assister par le passé, ainsi que l’avancent certains commentateurs? Ou bien un ultimatum afin de forcer Erdogan à prendre des mesures afin de redresser la situation économique et reprendre le «cap» de l’Union européenne?

Comme le souligne très justement l’économiste marxiste Ümit Akçay dans ses chroniques sur la crise, il ne faut pas se fier à la rhétorique sur la démocratie et la justice déployée par TÜSIAD. Ce qu’elle demande c’est juste une «démocratie d’investisseur» [4]. Le fond du problème réside, selon lui, dans le fait que l’AKP comme coalition de diverses fractions du capital et dont la base électorale repose sur de vastes couches laborieuses n’a pas réussi à se décider sur le programme économique à mener. Sinon, ainsi que Akçay le précise, tant que la croissance économique, l’accumulation de capital est assurée le caractère démocratique ou autoritaire du régime n’est pas déterminant. Contentons-nous, pour notre part de rappeler que cette association (TÜSIAD) avait applaudi l’instauration du système hyper-présidentialiste d’Erdogan qui fut une étape définitive dans la construction du régime dictatorial.

Ahmet Davutoglu

Un nouveau parti… ou deux?

L’ancien premier ministre Ahmet Davutoglu – mis à l’écart en 2016 en raison de sa réticence à s’aligner complètement sur les positions d’Erdogan mais qui était resté dans le parti tout en ne se prononçant que très rarement sur l’actualité politique – a finalement publié un «manifeste» de quinze pages.

Sous le titre de «Constats et suggestions concernant les élections du 31 mars 2019 et la situation politique», Davutoglu a ainsi critiqué pour la première fois de façon aussi compréhensive les politiques menées par Erdogan, de l’autoritarisme à la gestion de l’économie, des mesures sécuritaires excessives à l’usage de la religion à des fins politiques en passant par le langage arrogant du Président (produisant une «rupture psychologique avec la moitié du pays»), l’alliance avec le MHP d’extrême-droite et le poids de la famille d’Erdogan dans la direction de l’État.

Cependant la plupart des faits mentionnés n’avaient nullement fait l’objet de protestation de la part de Davutoglu lorsqu’il était en charge, quand il n’avait pas directement contribué à leur émergence. Toutefois si le texte en question appelle à une rénovation du parti dans l’esprit d’un âge d’or mythique de l’AKP, il a été bien compris comme l’annonce d’un nouveau parti, projet qui lui avait été attribué à maintes reprises, mais jamais confirmé. Davutoglu se décide ainsi, avec une équipe de «déçus», à tenter son coup dans cette période de fragilisation économique et de recul politique.

Il semble cependant ne pas être le seul. L’ancien ministre des Affaires étrangères, de l’économie et pour un temps négociateur en chef pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne Ali Babacan, entouré de nombre de cadres majeurs de l’AKP de la première heure, se prépare aussi à lancer son parti, parrainé par l’ancien Président de la république Abdullah Gül, lui aussi mis au ban depuis des années en raison de divergences avec le Chef. Les litiges antérieurs entre Davutoglu et Gül font obstacle pour le moment à une convergence des deux mouvements.

Autant de défis pour le régime d’Erdogan qui, conscient des épreuves qu’il a à surmonter – à commencer par le scrutin du 23 juin –, fera tout pour conserver son pouvoir. Les peuples kurdes et turcs ont eu maintes fois l’occasion d’en faire l’expérience. (Article envoyé par l’auteur en date du 1er juin 2019)

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[1] Voir Uraz Aydin, «L’opposition perce, le bloc d’Erdogan ‘résiste’», http://alencontre.org/asie/turquie/turquie-lopposition-perce-le-bloc-derdogan-resiste.html

[2] D’autre part, après les élections du 31 mars 2019, les candidats de l’AKP ont repris six municipalités de districts après recours, sous prétexte que les candidats (HDP) sortant avaient été exclus de la fonction publique dans le cadre de l’état d’urgence alors que cela n’avait constitué aucun problème lors des candidatures.

[3] Voir Metin Feyyaz, «En Turquie, la classe ouvrière fait face à des attaques majeurs», http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article48876

[4] https://kriznotlari.blogspot.com/2019/05/buyuk-sermaye-iktidar-gerilimi-uzerine.html

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