Cambodge. Le pouvoir, sa mainmise et son contrôle sur la société et «ceux d’en bas»

Le président américain Barack Obama, à droite, salue Bun Rany, l’épouse du Premier ministre cambodgien Hun Sen, au centre, avant un dîner de gala à Phnom Penh, au Cambodge, lundi 19 novembre 2012. (AP Photo/Apichart Weerawong)

Par Denis Paillard

Le Cambodge a connu vingt années de guerre civile : d’abord, le coup d’État de Lon Nol contre Sihanouk en 1970 (1970-1975), puis la dictature des khmers rouges (1975-1979, et ensuite l’occupation vietnamienne (1979-1989) qui met fin au régime khmer rouge, mais le Cambodge replonge dans la guerre lorsque les khmers rouges (soutenus en premier lieu par les Américains) réoccupent une partie du territoire et compromettent la reconstruction du pays [1]. Depuis le Cambodge semble un pays ‘sans histoire’, avec un régime de plus en plus autoritaire, sous la direction d’Hun Sen, qui au fil des années a consolidé son pouvoir en éliminant progressivement les autres partis. Le Tribunal international contre les khmers rouges, longtemps attendu, n’a jugé que cinq hauts dirigeants khmers rouges. À souligner également : le Cambodge est le premier pays au monde pour le nombre d’ONG par habitant (5000 ONG recensées en 2019). Dans le domaine de la santé et de l’éducation, les ONG jouent un rôle essentiel, palliant les graves défaillances du pouvoir dans ce domaine.

En juillet 2016 la mort de Kem Ley résonne comme un coup de tonnerre : militant des droits de l’homme et fondateur du Grass Roots People’s Party, Kem Ley avait dénoncé le régime d’Hun Sen et sa mainmise sur la plus grande partie des richesses du pays. Il est assassiné en juillet 2016 à l’initiative du pouvoir. Le jour de son enterrement, près d’un million de personnes accompagnent le convoi funéraire jusqu’au village natal de Kem Ley (le pouvoir avait interdit qu’il soit enterré à Phnom Penh). Le slogan dominant « Nous sommes tous des Kem Ley ! » [2]. Cet événement, le nombre considérable de participants, révélait un autre Cambodge, le Cambodge de « ceux d’en bas », largement invisible pour un observateur extérieur, mais aussi un défi : comment parler de « ceux d’en bas » ? quelles sources d’information ? [3] Très souvent, il est question de « ceux d’en bas » lorsque le pouvoir arrête et réprime des personnes ayant participé à telle ou telle initiative contestant sa main mise et son contrôle de la société. Au cours des dernières années, cette volonté de faire taire toute voie critique s’est considérablement aggravée.

1 – Confiscation du pouvoir et accaparement de l’essentiels des richesses par le clan Hun Sen [4]

Au fil des années, d’élections en élections, on a assisté à une main mise systématique sur le pouvoir par le Parti du Peuple Cambodgien (PPC) dirigé par Hun Sen, qui multiplie les initiatives pour écarter son principal concurrent, le Parti du salut national du Cambodge (PSNC). Son dirigeant, Sam Rainsy, a été forcé de s’exiler et en novembre 2017 le PSNC est interdit. Les principaux dirigeants sont arrêtés et inculpés de trahison : en mars 2023, Sam Sokha premier dirigeant du PSNC est condamné à 27 ans de prison ; trente-six autres dirigeants sont également condamnés, à des peines de 5 à 7 ans de prison. Aux élections régionales de 2017, le PPC remporte 80% des sièges et la totalité des sièges au Parlement en 2018. Dans la perspective des prochaines élections en juillet 2023, le pouvoir multiplie les attaques contre les autres partis, en premier lieu contre le Parti de la Bougie qui a pris le relais du PSNC. Le PPC contrôle également le Sénat. Les dirigeants de l’armée et de la police font partie du clan Hun Sen ; et la justice, comme le montrent les récentes décisions à l’encontre de différents partis, obéit aux injonctions du pouvoir [5]. Précisons encore que la présidente de la Croix Rouge du Cambodge n’est autre que Nun Rany, l’épouse d’Hun Sen. Enfin, Hun Sen a laissé clairement entendre que son fils, Hum Manet, actuellement général des forces armées cambodgiennes (il est responsable de la garde présidentielle et des forces antiterroristes), devrait lui succéder comme premier ministre.

Main mise sur les richesses du pays. En 2016, Global Witness publie un long rapport sur les biens du clan Hun Sen. Basé uniquement sur les registres du Ministère du Commerce, le rapport, évalue l’empire économique de la famille à 200 millions de dollars : propriété d’entreprises dans tous les secteurs de l’économie (postes de direction et de contrôle dans plus de 114 compagnies) et le domaine des services, contrôle et propriété des médias (journaux, radios, télévisions), à quoi s’ajoutent les parts significatives dans des entreprises et compagnies étrangères invitées à soutenir le régime en place. Comme le souligne le rapport, cela ne représente qu’une partie des richesses accumulées : selon certaines évaluations, la fortune du clan Hun Sen dépasserait largement les 500 millions de dollars. Trente-quatre zones économiques spéciales couvrant 2,5 millions hectares ont été créées : cultures industrielles pour le caoutchouc et l’huile de palme, déforestation sauvage à grande échelle [6]. Deux zones économiques sont la propriété de la famille d’Hun Sen, quatorze autres sont la propriété de tycoons étroitement liés au clan Hun Sen [7]. Les ressources du sous-sol (gaz, pétrole) sont également exploitées au seul bénéfice du pouvoir [8].

Le rapport est explicite : il s’agit de « la capture systématique de tout un état et de ses ressources par le régime ».

Un arsenal législatif toujours plus répressif

Au fil des années, le pouvoir a considérablement renforcé l’arsenal législatif visant à bloquer toute initiative critique dans tous les domaines. On peut mentionner la loi sur les ONG de 2015 qui vise à les contrôler et à définir les limites de leurs activités ; la loi sur les syndicats qui multiplient les entraves à la création de syndicats indépendants – aujourd’hui il est quasiment impossible de déclarer une grève – et favorisent la création de syndicats ‘maison’ collaborant activement avec la direction des entreprises.

Le rapport publié par LICADHO en décembre 2020 pour les deux dernières années dresse un tableau de toutes les mesures adoptées par le pouvoir visant à bloquer toute initiative critique. En février 2018 l’Assemblée nationale a adopté une série d’amendements à la Constitution interdisant toute activité « affectant les intérêts du Cambodge et de ses citoyens ». Partis, associations et simples citoyens sont dans l’obligation de mettre au-dessus de tout « les intérêts de la nation », le pouvoir étant seul habilité à juger. Durant la période du Covid, l’Assemblée Nationale a adopté une série de lois autorisant à déclarer l’état d’urgence face à des « menaces mettant en danger la nation » – menaces non définies, laissées à la seule appréciation du gouvernement : partis, associations, syndicats dont des membres ne respecteraient pas l’état d’urgence ou le critiqueraient pourront être dissous. Un projet de loi sur l’ordre public, présenté en juin 2018, prévoit que tout événement ou initiative pourront être interdits s’ils menacent la « stabilité sociale et les traditions nationales » ou portent atteinte aux autorités compétentes. En 2020 deux projets de loi concernant internet sont présentés qui pénalisent toute prise de position qui visent à « diminuer la confiance du public dans les attributs et les fonctions du gouvernement et des institutions de l’État ».

La LICADHO conclut : « Prises dans leur ensemble ces lois déjà votées ou en projet donnent tout pouvoir au gouvernement pour supprimer les droits humains fondamentaux et réduire au silence ceux qui agissent pour les défendre ».

La liberté de la presse a également fait l’objet de multiples atteintes, la dernière en date étant l’interdiction en février 2023 du dernier journal indépendant, Voice of democracy (VOD). Trois autres publications se sont vu retirer leur licence pour avoir publié des articles sur les malversations de hauts fonctionnaires et de membres du PPC. Ces deux dernières années, une vingtaine de radios locales ont été suspendues ou interdites.

2 – La société cambodgienne. Quelques repères

Aujourd’hui la population du Cambodge est de 16,590 millions d’habitants, dont 12,496 millions dans les campagnes. 72% de la population n’a pas d’accès fiable à l’eau et 23% connaissent une situation sanitaire défectueuse.

En 2020 17,8% de Cambodgiens (2,7 millions) vivent sous le seuil de pauvreté [9]. La pauvreté est très élevée surtout dans les campagnes. Les années Covid ont marqué une augmentation sensible de la pauvreté : fermeture ou arrêt temporaire de certaines entreprises, surtout dans les usines textiles, chute dramatique du nombre de touristes, lois visant à restreindre les déplacements et création, dans les quartiers populaires de Phnom Penh, de ‘zones rouges’ avec interdiction de sortir, etc.

Le Cambodge est le premier pays au monde pour les microcrédits, avec plus de trois millions de personnes ayant souscrit un microcrédit tant en ville qu’à la campagne [10]. Le remboursement des emprunts a toujours été un problème quasi insurmontable forçant les personnes faire de nouveaux emprunts pour rembourser le premier emprunt. La période du Covid avec la perte de salaires est devenue une véritable machine infernale affectant la nourriture et la santé [11]. Dans les campagnes, l’impossibilité de rembourser entraîne la saisie et la vente des terres, des migrations vers les villes ou la Thaïlande, et le travail des enfants. Le 6 avril 2021 103 associations et syndicats ont lancé un appel pour demander un moratoire de trois mois pour le remboursement, mais sans résultats.

Économie

Les personnes actives se répartissent de la manière suivante :

– industrie 2,5 millions de personnes, dont usines textiles et chaussures : environ 800 000 travailleurs (dont 80% de femmes) ; construction : 200 000 ; tourisme : 630 000 (dont 60% de femmes).

– Dans les villes, il existe un très grand nombre des travailleurs informels ; artisans, conducteurs de tuk tuk, domestiques, vendeurs de rue, serveurs dans un restaurant, etc.

– agriculture : 3,4 millions de personnes

– services : 3,1 millions de personnes.

Durant la période Covid (2020 – 2022) un grand nombre d’entreprises (textiles et tourisme) ont soit purement et simplement fermés, soit cessé leurs activités pendant 3 mois en moyenne [12], les travailleurs ne touchant qu’une indemnité minimale (30 à 50 dollars) – l’État s’engageant à verser en principe un complément de 40 dollars.

De façon plus générale, seule une petite partie des travailleurs ont droit à une protection sociale. En 2018, l’OIT estime à 7 millions le nombre de personnes qui n’ont pas accès à une telle protection sociale.

Organisations syndicales au Cambodge

Il existe un grand nombre d’organisations syndicales, les premières sont apparues dès les années 90 du siècle passé. Le pouvoir a multiplié les initiatives pour empêcher la création de syndicats indépendants, à commencer par la loi sur les syndicats de 2016 : procédures d’enregistrement sans fin, critères de représentativité, réglementation forcenée du droit de grève, etc. Parallèlement, en collaboration avec les patrons des entreprises, il a favorisé la création de syndicats ‘maison’, désignés comme des syndicats Instant Noodles, en référence à leur enregistrement instantané [13].

Entreprise d’exportation de conserves de mangues vers la Chine. (Photo by Van Pov/Xinhua) (KEYSTONE/XINHUA/Van Pov)

Les organisations syndicales sont principalement présentes dans les usines textiles et le tourisme. 10 organisations syndicales du Cambodge sont affiliées à IndustriALL Global Union, les deux plus importantes étant la CATU(Cambodian Alliance of Trade Unions) et la CCU (Cambodian Confederation of Unions) dont le dirigeant, Rong Chhun a été emprisonné de juillet 2020 à novembre 2021 pour avoir publié sur Facebooks un texte en défense de paysans à la frontière du Vietnam. Mentionnons également l’organisation IDEA(Independent Democracy of informal economy association) qui défend les très nombreux travailleurs informels (‘hors système’) : conducteurs de taxi et de tuk tuk, petits commerçants des rues, domestiques, employés de restaurants, etc.

Le 1er mai 2023, deux manifestations (environ 2000 participants) ont eu lieu à Phnom Penh.

Répression de syndicalistes

Depuis toujours, le pouvoir a multiplié les mesures visant à entraver l’action des syndicats indépendants par tous les moyens, y compris la répression la plus brutale, comme ce fut le cas lors des grandes manifestations des ouvrières du textile fin 2013 – début 2014 lorsque cinq manifestants furent tués. Trois responsables syndicaux furent inculpés mais leur jugement n’a eu lieu qu’en décembre 2018 : condamnés à des peines de prison avec sursis et à de lourdes amendes, ils sont également interdits de toute action publique sous peine de lever le sursis.

La période Covid a vu une intensification des mesures antisyndicales, frappant non seulement les responsables des syndicats mais aussi les travailleurs syndiqués. Lorsque des entreprises ont suspendu partiellement leurs activités, ce sont les ouvriers syndiqués qui ont été frappés en premier lieu. Quelques cas parmi beaucoup d’autres. En 2020, à l’usine Zhen Tai Factory à Phnom Penh qui occupe 1700 ouvriers, la majorité des ouvriers suspendus étaient des ouvriers syndiqués ; trois délégués syndicaux sont traduits devant un tribunal accusés d’avoir incité les ouvriers à protester et condamnés à une amende de 37 500 dollars. Le 18 mai, 2020, Soy Sros, une dirigeante syndicale chez Superl Holdings Ltd a été arrêtée et emprisonnée pour avoir critiqué sur les médias sociaux le renvoi de membres du syndicat, dont une femme enceinte. Accusée de « provocation » portant atteinte à l’ordre public elle a été libérée après deux mois de détention. Le Casino Naga World Limited à Phnom Penh emploie 8000 personnes. Le 18 avril 2021, la direction annonce le licenciement de 1329 employés, en premier lieu des membres du syndicat indépendant LRSU. 2000 employés se mettent en grève et manifestent ; trois responsables de LRSU, Chhim Sithar, Sok Narith et Sok Kongkea sont arrêtées et inculpées pour « troubles à l’ordre public ». En 2022, le syndicat LRSU est interdit. Chhim Sithar est toujours emprisonnée et risque une peine de deux ans de prison.

3 – Ceux d’en bas

On ne peut ramener la répression brutale des luttes dans différents domaines à la violation ou au non-respect par le pouvoir de Hun Sen des droits de l’homme, tels qu’ils sont définis par la Constitution du Cambodge et les conventions et autres documents internationaux dont le Cambodge est signataire. La question des droits de l’homme au Cambodge a une dimension plus radicale. Pour reprendre la formulation de Jacques Rancière : « Les droits de l’homme sont les droits de ceux qui n’ont pas les droits qu’ils ont [le tort] et qui ont les droits qu’ils n’ont pas [le litige] » [14]. Cela renvoie à deux mondes dans un seul : d’un côté le Cambodge tel qu’il est incarné par Hun Sen avec l’accaparement du pouvoir, la confiscation des richesses du pays et la répression de tout ce qui bouge et ose protester, de l’autre, le Cambodge de ceux d’en bas, dont la voix a résonné très haut lors des funérailles de Kem Ley : pour le million de personnes qui ont accompagné la dépouille de Kem Ley, le Cambodge de Hun Sen n’est pas le leur, avec l’affirmation et la revendication en positif d’un autre Cambodge, celui des « sans parts’ ». Au cours des dernières années, la voix en commun de ceux d’en bas a résonné dans des déclarations collectives réunissant des associations, des syndicats et de nombreuses communautés – en général plus deux cents signataires – face à des cas de répression : arrestation et détention d’un activiste, à l’interdiction des derniers représentants de la presse indépendante (dernier cas : l’interdiction début 2023 de Voice of Democracy), etc. Une manifestation de solidarité qui rassemble et dépasse les différents espaces concrets de luttes.

Cette coupure entre deux mondes concerne tous les domaines de la vie. Le manque à vivre ne doit pas s’interpréter simplement comme renvoyant au système en place, synonyme de pauvreté à grande échelle et de répression, mais aussi, et surtout, comme l’affirmation du droit à une vie non mutilée, lorsque c’est vivre qui définit l’enjeu des luttes dans toute leur diversité.

Ci-dessous, nous présentons brièvement les principaux domaines et les luttes menées en défense du droit à la vie.

(AP Photo/Heng Sinith)

Droit à la terre

La question du droit à la terre est celui qui touche le plus grand nombre de personnes. Sous les khmers rouges, toute propriété privée du sol avait été interdite. Dès les années 90 du siècle passé, la question du recouvrement des terres, individuelles et collectives, par les membres des communautés paysannes s’est posée à une très grande échelle, donnant lieu à un très grand nombre de conflits, dont la plupart n’ont pas débouché malgré tous les recours. Pour la période 2000 – 2014, on les évalue à 770 000 – pour les années suivantes il n’existe pas de chiffres globaux mais leur nombre n’a pas baissé, au contraire [15]. La crise du Covid et l’explosion du microcrédit ont encore aggravé la situation avec la saisie des terres en cas de non-remboursement [16]. La création de 34 zones économiques spéciales couvrant 2,5 millions d’hectares [17] a entraîné l’expulsion des communautés présentes, souvent de façon violente (destruction des villages et déplacement des populations sur des terres peu ou non fertiles), avec, régulièrement, le recours aux forces armées. Fin mars 2023, 1000 représentants de communautés de différentes régions (Siem Reap, Koh Kong et Kampong Speu) sont venus manifester à Phnom Penh pour protester contre l’accaparement des terres et dénoncer les exactions des autorités locales [18].

Déforestation à grande échelle

La déforestation à grande échelle concerne différentes régions du Cambodge, en premier lieu les régions du Nord et de l’Est, en particulier dans les zones économiques spéciales (cf. note 13 ci-dessus). Les luttes menées pour la défense de la forêt de Prey Lang (431 683 ha) ont eu une grande résonance. Déclarée « forêt sanctuaire » par le gouvernement en 2016, elle a fait l’objet d’une déforestation massive, dont 10 000 ha la même année. La défense et la surveillance de la forêt étaient assurées en premier lieu par les habitants de la forêt, essentiellement des membres de la minorité Kuy, en collaboration avec les autorités. Mais à partir de l’année 2020, les autorités ont multiplié les entraves concernant les patrouilles de surveillance des habitants et plusieurs activistes ont été arrêtés [19].

Minorités

Au Cambodge, on compte 24 minorités non khmères, essentiellement dans le Nord Est du pays, soit 2 – 3% de la population. Les forêts ancestrales sont leur lieu de vie traditionnel (cueillette, chasse, pêche) et recouvrent environ 4 millions d’hectares. La reconnaissance de leur droit de propriété collective est systématiquement freinée par les autorités centrales et à l’échelon local. Entre 2011 et 2021 seules 33 communautés sur 458 ont pu légaliser leurs titres de propriété collective. La création de zones économiques spéciales a eu des conséquences graves : expropriation, déportations des villages entiers, remise en cause des modes de vie traditionnelle, de leur langue et de leur culture, déforestation à grande échelle malgré toutes les initiatives de résistance, violemment réprimées. Cf. ci-dessus le cas de la forêt Prey Leng.

Écologie et défense de l’environnement

Par-delà la politique de déforestation à grande échelle, la politique d’urbanisation à grande échelle, en premier lieu à Phnom Penh, a donné lieu à des expulsions massives des communautés des quartiers pauvres, déportés loin à l’extérieur de la ville et les privant de leurs maigres moyens de subsistance. Mais aussi, autour de la capitale, Phnom Penh, à la destruction de lacs et de zones humides pour des projets immobiliers privés. Cette politique d’urbanisation a suscité de nombreuses résistances, entraînant une répression très dure. Nous nous limiterons à deux cas.

Le premier est déjà ancien. En 2007, Shukaku, une compagnie appartenant à un sénateur membre du PPC, a obtenu une concession pour « développer » (sic) la zone du lac Boeung Kak le plus grand lac autour de Phnom Penh. En 2011, conséquence de l’extraction du sable à grande échelle, le lac n’est plus qu’une zone marécageuse. Dans le cadre de ces opérations, 20 000 personnes, qui résidaient sur place, furent déplacées. En 2012, Yorm Bopha, une activiste, qui avait soutenu activement les résidents dans leurs luttes contre les évictions et soutenu treize femmes condamnées à des peines de prison pour avoir défendu leurs droits, est arrêtée et condamnée à une lourde peine. Le 8 mars 2014, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, elle déclarait : « Je veux encourager les femmes à dire la vérité. Car si on ne la dit pas, personne ne sera informé de nos problèmes. Comme je refuse de me taire, je prends de grands risques, d’être assassinée ou emprisonnée, mais cela ne me décourage pas ». Le 28 juin 2016 elle est de nouveau condamnée à trois ans de prison et à une lourde amende.

Le second concerne cinq activistes de l’association Mère Nature, une organisation qui mène des actions en défense de l’environnement dans différentes régions [20]. Le 5 mai 2021, ces cinq militants, actifs dans la défense des lacs de la région de Phnom Penh, accusés d’avoir cherché à « créer le chaos social », ont été condamnés à des peines de 18 à 20 mois de prison et à de lourdes amendes.

Exploitation : le cas des usines textiles

Dans les usines textiles, à Phnom Penh mais aussi dans d’autres régions, une grande partie des travailleurs (80% sont des femmes) sont originaires de communautés paysannes : le choix de celles et ceux qui décident de partir à la ville est dû à la très grande pauvreté de très nombreuses familles à la campagne, le projet étant de contribuer, par leur salaire, à soutenir ceux qui sont restés au village.

Les conditions de travail sont très dures, dans des ateliers surpeuplés. Au bout d’une dizaine d’années, la plupart des ouvrières sont épuisées : dans les usines il n’y a quasiment pas d’ouvrières de plus de trente-cinq ans [21]. Une ouvrière qui tombe enceinte sera la plus souvent licenciées. La majorité des contrats sont à durée déterminée, de trois à six mois, et leur reconduction est à la discrétion de la direction qui peut sanctionner la moindre protestation. Compte tenu de leur salaire très insuffisant, les ouvrières sont forcées d’accepter de faire des heures complémentaires jusqu’à l’épuisement. À cela il faut ajouter la question douloureuse du logement pour celles qui ne sont pas originaires de Phnom Penh : le loyer ponctionne une partie non négligeable du salaire et les conditions de vie le plus souvent insalubres [22].

Si les salaires ont augmenté c’est uniquement en raison des actions menées par les syndicats. Mais la situation s’est lourdement aggravée pendant la période du Covid (cf. ci-dessus) [23].

Dans cet article, j’ai essayé de rendre présents « ceux d’en bas » au Cambodge – une tentative qui a de profondes limites. Comme je l’ai souligné, « ceux d’en bas » ne sont présents le plus souvent que lorsqu’ils sont frappés par la répression. Une grande partie des documents cités (en particulier les documents émanant d’associations internationales) tend à les présenter comme des victimes sans voix de l’arbitraire du pouvoir et de l’exploitation. Certes, trop souvent, leurs voix sont peu audibles, parfois inaudibles [24], mais l’enjeu est d’arriver à les rendre présents en tant qu’acteurs de leur vie. Pour cela il faut prendre le risque de changer de regard sur le monde et renoncer à un regard eurocentré. Un défi d’analyse, de présence, de solidarité. (4 mai 2023)

Notes

[1] Trois livres. Sur la période khmers rouges : Michael Vickery, Cambodia 1975-1982 ; sur la période « vietnamienne » (1979 – 1989): Margaret Slocomb, The People’s Republic of Kampuchea, sur la période de transition 1990 – 1994 : Raoul Jennar, Chroniques Cambodgiennes 1990-1994.

[2] Voir l’article publié le 27 juillet 2016 sur le site alencontre.org au lendemain de la mort de Kem Ley.

[3] Au Cambodge, il existe différents sites d’informations, le principal, très riche, étant celui de la Ligue Cambodgienne des Droits de l’Homme(LICADHO). Des associations internationales (Amnesty International, Human Rights Watch, Transparency International, etc.) publient régulièrement des documents sur les droits de l’homme. Sur les ouvrières du textile, on trouvera des informations sur différents sites, en particulier Asia Floor Wage Alliance.

[4] Nous ne proposons pas d’analyse systématique du pouvoir : il s’agit uniquement de fournir un certain nombre de repères pour éclairer la situation actuelle au Cambodge.

[5] Dans l’évaluation des systèmes judiciaires de 140 pays (Rule of Law) publié par World Justice Project en 2022, le Cambodge est à l’avant-dernière place (139ème).

[6] Ci-dessous nous revenons sur les conséquences dramatiques que cela a entraîné pour les communautés paysannes

[7] Sur le site de la LICADHO, figure un ensemble de cartes recensant les zones économiques spéciales : localisation, propriétaires, production.

[8] Cf. How Cambodia’s elite has captured the country extractive industries, 2009, rapport de Global Witness.

[9] Sur le site de Bophana Center (resp. Rithy Panh), on trouve 15 courts métrages sur le thème ‘one dollar / a day’ (tournés en 2016).

[10] Sur le site de la LICADHO, on trouvera une rubrique très détaillée sur la dette : Right to relief. Indepted communities speak, avec différents documents, dont des enquêtes dans une quinzaine de communautés en résistance.

[11] Cf. le tableau que dresse un rapport conjoint LICADHO / Cambodian Alliance of Trade Unions / Center For Alliance of Labour and Human Rights (2020) sur le surendettement des ouvrières du textile: “MFIS (microfinance institutions), commercial banks and their investors – many of which are the development agencies or state banks of European governments – are responsible for widespread over-indebtedness in Cambodia. They have continued to fund an aggressive expansion of the microloan sector and loan portfolio sizes, despite warnings from economists and human rights NGOs about the excesses and abuses in the sector. More than 2.6 million Cambodians held more than $10 billion in microloans at the end of 2019, with borrowers holding an average of $3,804 – by far the highest average microloan size in the world, and far exceeding GDP per capita or annual incomes. During the spread of the COVID-19 pandemic, development partners should be implementing debt relief for distressed Cambodian borrowers. Instead, they have sought to expand the already bloated microfinance sector. In January 2020, a press release announced that the UN, USAID and Australia’s DFAT had worked together to support a “Women’s Livelihood Bond 2”, which will send about $6 million to Cambodian MFIs. In March, Germany’s DEG, a subsidiary of the state development bank KfW, announced an $18 million loan to Hattha Kaksekar Limited (HKL), one of Cambodia’s largest MFIs. In April, the World Bank’s IFC proposed $15 million in funding for AMK, another of the largest MFIs in Cambodia, with the goal of “improving access to finance” for women. What Cambodian borrowers need right now is debt relief, not millions of dollars in financing for profitable, foreign-owned MFIs to expand their loan portfolios”.

[12] Dans le domaine du tourisme, 3000 entreprises ont suspendu leurs activités et on estime à 45 000 les emplois supprimés dans ce secteur. Dans le domaine du textile, plusieurs entreprises ont fermé, parfois pour rouvrir sous un autre nom. Dans le cas des entreprises qui ont suspendu leurs activités, la perte de salaires est significative. Ainsi dans 24 entreprises employant 73 412 ouvriers / ouvrières la perte de salaire est évaluée à 12, 710 millions de dollars en 2020, une situation qui s’est reproduite en 2021. La LICADHO et deux organisations syndicales CATU et CENTER ont publié un document Over indebtness in Cambodia’s Garment sector (sur le site de la LICADHO. L’Association Asia Floor Wage Alliance a publié un long document sur les conséquences du Covid pour les ouvrières du textile dans différents pays d’Asie du Sud Est : Covid 19 Wage Theft in Garment Supply Chains ; un chapitre est consacré au Cambodge, p. 130 – 150.

[13] Sur la situation des syndicats au Cambodge, cf. le long rapport de Human Rights Watch: Only ‘Instant Noodles’ Unions survive (2022).

[14] Jacques Rancière, « Who Is the Subject of the Rights of Man? », Project Muse, http://muse.jhu.edu.

[15] Sur le site de la LICADHO, sur la liste des personnes poursuivie et déjà condamnées à des peines de prison (73 au total), on compte 25 militants pour le droit à la terre.

[16] Cf. note 9 ci-dessus.

[17] Sur les zones économiques spéciales, voir le document sur le site de la LICADHO.

[18] Pour une analyse d’ensemble, cf. David and Goliath : the issues of Land disputes in Cambodia, 2021, sur le site <sphereofinfluence.ca>. Pour la période 2000 – 2013, Cambodia: land in conflict. An overview of the land situation, rapport du Cambodian Center of Human Rights.

[19] Sur le cas de Prey Lang Forest, cf. The status of Prey Lang Forest sur le site de Prey Lang Community et le rapport Illegal logging, repression, and indigenous peoples’ rights violations in cambodia’s protected forests, Amnesty International

[20] Depuis 2017 le gouvernement cambodgien a supprimé le statut d’ONG de Mother Nature. Cela n’a pas empêché Mother Nature de poursuivre ses activités. Pour un tableau plus détaillé des initiatives de Mother Nature,cf. sur Wikipedia, l’entrée Mother Nature Cambodia.

[21] Ce qui pose brutalement la question du devenir : rentrer au village et replonger dans une pauvreté sans fond ? ou rester à Phnom Penh dans des conditions encore plus difficiles?

[22] Sans oublier les conditions indignes de transport du logement à l’usine, comme en témoignent les photos publiées sur de nombreux sites. Et à haut risque, avec plusieurs accidents chaque jour.

[23] Sur le site de Asia Floor Wage Alliance (AFWA) on trouvera de nombreux rapports qui précisent et complètent le tableau.

[24] Peu avant son assassinat, Kem Ley avait entrepris d’aller sur place, longuement, dans une centaine de communautés : l’enjeu était de se mettre à l’écoute des membres de chaque communauté, de leur donner une parole trop souvent refusée, de ne pas parler à leur place.

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