Par Amaury Valdivia
(Camagüey) Le 14 avril, lorsque le président Miguel Díaz-Canel [en fonction depuis avril 2018] a reconnu à la télévision la «situation complexe du pays en matière de carburant», José Luis Romero était sur le point de terminer son deuxième jour d’attente devant une station-service de la ville de Camagüey, située à 550 kilomètres à l’est de La Havane. C’était sa quatrième file d’attente depuis le début du mois, toutes un peu plus longues les unes que les autres.
Au moins, il a eu le privilège de pouvoir remplir le réservoir de son pipa (camion-citerne) lorsque son tour est enfin arrivé. «Comme il transportait de l’eau à cause de la sécheresse, il était prioritaire. Même dans ce cas, les autres chauffeurs ne recevaient que 40 ou 50 litres d’essence, et encore moins s’il s’agissait de diesel. Peu importe depuis combien de temps ils attendaient. José Luis Romero parle au passé, car deux jours après le discours du président, il a reçu l’ordre de garer son camion «jusqu’à nouvel ordre».
Après les premières averses de la saison des pluies, des dizaines de véhicules similaires, qui approvisionnaient les milliers de Camagüeyens affectés par l’intermittence de l’approvisionnement en eau, ont également été paralysés. La récolte de la canne à sucre (zafra) et la majeure partie de l’agriculture ainsi que l’industrie sont dans la même situation. A la compagnie des eaux où travaille José Luis Romero, il ne reste qu’une poignée de voitures qui peuvent encore rouler pour desservir les hôpitaux, les usines alimentaires et d’autres institutions de ce genre. Le traumatisme provoqué par le manque de carburant a même atteint l’éducation: après la traditionnelle semaine de vacances d’avril, la plupart des universités ont prolongé l’interruption des cours jusqu’au début du mois de mai, afin de ne pas faire s’effondrer les transports publics, qui sont de plus en plus rares. «C’est une “conjoncture” comme celle du 19 septembre [2021, lors du confinement général suite au Covid], sauf qu’ils ne l’ont pas dit. Le seul point positif, c’est que la pandémie est terminée», affirme José Luis Romero avec une résignation philosophique.
L’explication officielle…
Officiellement, la crise a des causes différentes pour chaque type de combustible. Selon Miguel Díaz-Canel, le déficit en essence est dû au fait que «plusieurs pays qui ont des contrats [avec Cuba] traversent des situations énergétiques complexes et n’ont pas pu honorer leurs engagements». Quant au diesel, la raison en est que le navire transportant une cargaison qui aurait couvert les besoins immédiats de l’île est tombé en panne. La panne est intervenue dans le port de la ville de Santiago (850 kilomètres à l’est de La Havane) et il n’a pas été possible «d’extraire [sa cargaison] à temps pour qu’elle puisse être transférée vers d’autres lieux […]. Cela a provoqué du retard», a expliqué le président.
Quant au gaz de pétrole liquéfié (butane) … le combustible de cuisson le plus utilisé –, c’est au ministre de l’Energie et des Mines qu’il revenait de fournir des explications, le lendemain de celles données par le président. Vicente de la O Levy a gagné en prestige après sa nomination à ce portefeuille à la fin de l’année dernière pour avoir mis fin à la crise des pannes d’électricité dans le pays. Bien que les coupures de courant se poursuivent en dehors de La Havane, il est désormais courant qu’elles durent moins de cinq heures par jour – en 2022, elles étaient de 12 heures ou plus – et il y a même des jours où il n’y en a pas. Ce résultat a été influencé par des facteurs tels que les températures relativement basses des premiers mois de l’année et la tenue d’élections et d’autres processus au cours de la même période, qui ont incité les autorités à faire un effort pour garantir la tranquillité sociale, mais le prestige du fonctionnaire reste grand. C’est pourquoi on attendait de lui une analyse objective.
Or, ses déclarations se sont concentrées sur la justification du retard de deux semaines pour reconnaître la situation de crise: «Nous n’avions pas donné d’informations parce que nous ne disposions pas d’engagements fermes permettant de stabiliser la situation.» Sur la pénurie de gaz liquéfié, il a à peine estimé que le service aurait une solution à court terme. En effet, le mardi 25 avril, l’arrivée à Santiago d’un méthanier avec sa cargaison qui devrait répondre à la demande nationale pendant un mois a été annoncée.
…et ses contradictions
Pedro Monreal, prestigieux économiste cubain vivant en France, a mis en doute les déclarations de La Havane sur la crise. En particulier, celle concernant les «situations énergétiques complexes» dans lesquelles se trouveraient ses principaux fournisseurs, à savoir le Venezuela et la Russie.
«Malgré l’absence d’augmentation de la production et en dépit des sanctions états-uniennes et des problèmes domestiques, les exportations vénézuéliennes de carburant ont atteint en mars 2023 leur plus haut niveau depuis août 2022 [… et] malgré les sanctions liées à la guerre en Ukraine, les exportations russes de pétrole et de dérivés ont désormais atteint leur plus haut niveau depuis avril 2020 […]. Des informations font état de l’envoi de 580 000 tonnes de diesel russe vers l’Amérique latine en mars 2023, dont 440 000 tonnes vers le Brésil et 140 000 tonnes vers Cuba, le Panama et l’Uruguay», a détaillé l’expert sur Twitter. [Son fil Twitter donne quasi quotidiennement de nombreuses informations précises sur les divers domaines de la situation économique à Cuba. Réd.]
Les volumes de carburant disponibles représentent un autre point qui ne colle pas à l’argumentaire du gouvernement. Selon Miguel Díaz-Canel, Cuba a besoin de 500 à 600 tonnes d’essence par jour, mais ne dispose actuellement que de «moins de 400 tonnes pour toutes les activités», soit entre 60 et 80%. Quelques jours après le discours du président, la directrice de l’entreprise publique Empresa Comercializadora de Combustibles de la Unión Cuba-Petróleo (ECC-Cupet, la plus grande entreprise de carburants de l’île), Lidia Rodríguez Suárez, évaluait les livraisons d’essence à 39% de la consommation idéale. Les perspectives ne sont pas meilleures, a-t-elle ajouté: «Seulement 37% du pétrole raffiné pour l’essence a été reçu.»
Pour ce qui a trait au diesel, l’équation semble incomplète tant qu’elle n’inclut pas la variable de la production d’électricité. Environ 60% des stocks de diesel sont utilisés pour les réservoirs des générateurs, a déclaré Lidia Rodríguez Suárez. Le recours à la production d’urgence a augmenté en mars et avril 2023 en raison de la maintenance de plusieurs centrales thermoélectriques et de pannes dans d’autres, ce qui a coïncidé avec la fin du contrat de l’une des plus grandes centrales flottantes turques, qui est retournée dans son pays.
La stratégie Melody
Le 1er mars, la première cargaison de pierre cubaine est arrivée à Puerto Morelos, dans le sud-est du Mexique, pour la construction du Tren Maya, un mégaprojet d’infrastructure promu par le président Andrés Manuel López Obrador (AMLO).
L’achat de matériaux de construction en provenance de l’île n’a été possible qu’après avoir surmonté une campagne menée par les grands médias privés mexicains et l’opposition parlementaire, qui mettaient en doute les études de faisabilité économique et environnementale présentées par le gouvernement.
Après avoir démontré la compétitivité des fournisseurs cubains, l’opération semblait pouvoir se dérouler sans encombre. La première cargaison de 20 000 tonnes de ballast a été expédiée à bord d’un navire cubain battant pavillon libérien, le Melody. Mais quelques semaines plus tard, alors que la deuxième cargaison était en préparation, un juge a suspendu les permis d’exploitation du navire en territoire mexicain au motif qu’il avait causé des dommages à l’écosystème corallien de Puerto Morelos. La rapidité de la décision a surpris en raison de la lenteur proverbiale du système judiciaire mexicain et de l’absence d’enquête concluante sur les faits allégués.
Le Melody était une alternative de dernière minute après que plusieurs entreprises se sont retirées des contrats qu’elles avaient signés pour la location de barges. Elles ont été contraintes de le faire sous la pression des Etats-Unis, a révélé López Obrador. Son propre gouvernement avait subi les mêmes pressions un an plus tôt, lorsqu’il avait décidé d’embaucher des médecins de Cuba pour travailler dans des zones à faible couverture médicale: «Les Etats-Unis ne cessent de dresser des listes et de les imposer ensuite aux pays et aux entreprises», a dénoncé AMLO.
En septembre 2019, Cuba a traversé une crise pétrolière encore plus grave que l’actuelle en raison de l’effondrement de la production vénézuélienne et du refus des compagnies maritimes étrangères de transporter des hydrocarbures entre les deux pays. Au cours des mois suivants, la situation s’est aggravée au point que l’île a été contrainte d’acheter un pétrolier ancré au large de ses côtes, «parce que l’armateur refusait d’accoster», aurait déclaré le ministre cubain des Transports selon le Diario Las Américas. Selon ce journal de droite, publié à Miami: «Les ressources du régime [de La Havane] ont été diminuées suite aux pressions produites par le durcissement de la politique de l’administration de Donald Trump.» A cette époque, la campagne présidentielle américaine commençait et le Covid-19 devenait une pandémie.
Lorsqu’il n’est pas possible de faire pression sur les compagnies maritimes – parce que les navires appartiennent à Cuba, au Venezuela ou à un autre Etat de «l’axe du mal» – les fonctionnaires du département du Trésor des Etats-Unis se concentrent sur les assureurs et les chantiers navals de pays tiers, a détaillé Reuters en avril 2021. Un rapport détaillé réalisé par les correspondants de l’agence à Cuba, aux Etats-Unis, au Mexique et au Venezuela a mis en garde contre les «crimes» commis par des entreprises telles que la société sino-hongkongaise Hutchison Ports TNG, qui a fourni des services à un pétrolier cubain dans ses chantiers navals de la ville de Veracruz. Au moins deux autres navires «soumis à des sanctions américaines pour avoir transporté du pétrole vénézuélien vers l’île ont été révisés dans le port mexicain [… bien que] Reuters n’ait pas pu identifier le chantier naval qui les a accueillis», ajoute la note de l’agence.
La même enquête a montré que les navires marchands doivent faire l’objet d’inspections détaillées au moins tous les 30 mois pour obtenir le renouvellement de leur permis. La procédure est devenue particulièrement problématique pour Cuba en raison de la crainte des sanctions états-uniennes parmi les assureurs et les chantiers navals. Par exemple, le Panama a retiré leur pavillon aux navires de Caroil Transport Marine Ltd. après avoir découvert que la société avait un actionnariat cubain et fournissait des services à Cubametales, qui s’approvisionne auprès de ECC-Cupet.
La situation est aggravée par le fait que «Cuba a une capacité très limitée à recevoir de grands pétroliers, surtout depuis l’incendie de Matanzas», a observé le quotidien espagnol ABC à la mi-mars. L’incendie survenu en août 2022 dans le terminal de superpétroliers de cette ville (située à 100 kilomètres à l’est de La Havane) a contraint ECC-Cupet à mettre en place un système compliqué de transbordement de carburant avec des «opérations de navire à navire» beaucoup plus lentes et plus coûteuses.
Le quotidien espagnol insiste sur les dangers de ce système, prétendument dus à la participation de navires naviguant avec leurs systèmes de surveillance éteints. Le Nolan, «un navire sanctionné pour ses liens avec le terrorisme iranien, comme la Force Quds des Gardiens de la révolution iranienne et le Hezbollah», est cité comme exemple de ce cas de figure. Le Nolan devait quitter peu après le port de José, dans l’est du Venezuela, avec une cargaison de 400 000 barils de diesel à destination de Cuba. Compte tenu du type de carburant, il est logique de penser que sa cargaison sera destinée à la production d’électricité, qui est actuellement une priorité absolue pour la stabilité sociale de l’île.
Les perspectives ne sont pas prometteuses. Dans une décision sans précédent, la Centrale des travailleurs cubains a annoncé cette semaine l’annulation du défilé national du 1er mai, le remplaçant par des rassemblements beaucoup plus modestes au niveau municipal, «qui n’impliquent pas de transport». Avant que la nouvelle n’éclate, José Luis Romero savait déjà que «la crise allait prendre beaucoup de temps». Quelques jours auparavant, son entreprise lui avait recommandé de «profiter de l’occasion pour bien entretenir le camion… sans se presser». «Heureusement, il pleut, les gens ont pu économiser l’eau et l’aqueduc fonctionne mieux. Ce n’est pas une question de ‘vie ou de mort’ si le tuyau tombe en panne», dit-il. Aujourd’hui, le matin et l’après-midi, il parcourt à vélo les quelque cinq kilomètres qui séparent son domicile de son lieu de travail. Comme beaucoup d’autres. (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 5 mai 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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