Myanmar. Que se cache-t-il derrière la formule: «une escalade de la violence»?  

Par Charles-André Udry

Les médias, selon une formule désormais consacrée, caractérisent la situation en Birmanie comme relevant d’une «escalade de la violence»! Autrement dit, il existerait une entité nommée violence qui subirait des pressions par on ne sait qui – ou par toutes les parties en présence – à tel point de battre des sommets d’escalade. Cette formule, a contrario, désigne la «voie raisonnable»: celle d’un compromis à trouver, à établir, si possible avec une médiation dite internationale. De la sorte est effacée la dimension sociale de ce que nous avons qualifié d’insurrection démocratique (voir les articles publiés sur ce site en date du 22 et du 26 février). Une dimension démocratique et sociale qui s’exprime, entre autres, dans des mouvements de grève contre le pouvoir dictatorial de la junte militaire, grèves qui ont touché aussi bien le personnel de santé, les travailleuses du secteur textile, les enseignants, des employés du secteur bancaire, etc. Cette rengaine médiatique est assez similaire à l’insistance sur «la croissance des inégalités», sans les rapporter aux rapports sociaux entre exploitants et exploité·e·s, entre entrepreneurs et entrepris. L’entreprise de la junte se développe sur divers terrains: institutionnel, politique, répressif, médiatique, économique.

Ce lundi 1er mars, l’audience du procès intenté à la présidente de la LND (Ligue nationale pour la démocratie) et ex-conseillère de l’Etat (du 6 avril 2016 au 1er février 2021), Aung San Suu Kyi, s’est ouvert par visioconférence. Son avocat, Min Min Soe, n’avait pu établir aucun contact avec l’inculpée. Depuis huit jours, aucune information n’était donnée par la junte sur le lieu où elle était emprisonnée. Les accusations relèvent de la section 505 du Code pénal qui déclare comme illégaux «toute déclaration, toute rumeur ou tout reportage» susceptibles d’inciter la population «à commettre une infraction contre l’Etat», qui a pour synonyme: la junte militaire. La deuxième accusation porte sur la violation présumée de l’article 67 de la loi ayant trait aux télécommunications et à l’utilisation d’équipements de communication. Est mentionnée l’importation par Aung San Suu Kyi de talkies-walkies. En cas de condamnation, ces accusations sont passibles respectivement de 2 ans et 1 an de prison et/ou de fortes amendes.

Il faut saisir ici le précédent juridique que la junte veut faire aboutir. En effet, les centaines de groupes constitués de résistants commettent une «infraction contre l’Etat» en diffusant sur Facebook ou sur d’autres médias sociaux des appels à désobéir à la junte, à organiser des occupations de rues et à empêcher la circulation «libre» de troupes militaires et policières, à dénoncer les tueries qui se multiplient et les arrestations en hausse tous les jours. La section 505 du Code pénal est mobilisable pour faire taire les sites d’information comme Dawei Watch, The Voice of Minorities et Monywa Gazette en birman, ou des sites tels que Frontier et Myanmar Now, ainsi que l’agence de photos MPA, dont le directeur a été arrêté. D’ailleurs, l’arrestation de nombreux journalistes birmans et étrangers s’inscrit dans cette volonté propre à toute dictature: le contrôle maximum de l’information. Quant à l’art. 67 de la loi sur les télécommunications, il sera utilisé contre tous les instruments permettant la coordination et les contacts entre les mobilisations qui se sont étendues dans les principales villes du pays, ce qui révèle l’ampleur du rejet du pouvoir du général Min Aung Hlaing et du complexe militaire: le Tatmadaw.

Après son ouverture, le procès contre Aung San Suu Kyi, contre le président démis Win Myint, ainsi que contre des membres de l’exécutif de la LND et des responsables régionaux destitués le 1er février, a été reporté au 15 mars. En effet, la junte vise à déterminer la nature des condamnations en prenant appui sur le rapport de force qu’elle pense établir dans les quinze jours qui viennent. Dit autrement, dans la démonstration de sa capacité à briser une révolte, prenant appui sur une jeunesse décidée et combative, en multipliant les actes de terreur policière et militaire, les emprisonnements et les arrestations pour «actes de complicité avec des manifestants», ce qui s’est multiplié ces trois derniers jours. Dans diverses villes des Etats, des reportages indiquent que des policiers en civil fouillent les maisons et procèdent à des arrestations. Dans l’Etat de Karen, dans la capitale Hpa-an, le 28 février des policiers en civil sont entrés dans des maisons et ont procédé à des arrestations. Une vidéo montre une policière qui tire par les cheveux une femme en la sortant de sa maison pour être arrêtée.

Le site Frontier, en date du 1er mars, cite un témoin oculaire qui a indiqué que tous ceux qui se trouvaient sur la 66e rue du district de Maha Aung Myay à Mandalay (ville dans le nord du Myanmar) avaient été arrêtés et la police «n’a pas seulement tiré sur les manifestants, elle a aussi tiré qui se trouvaient simplement dans la rue. J’ai vu un officier de police sur un camion tirer sur un homme à moto et le viser à la tête.» Ces pratiques terroristes n’ont pas empêché que ce lundi 1er mars des milliers de manifestants ne descendent dans la rue, en particulier des étudiants et aussi des moines. Les forces de police ont empêché des étudiants en médecine et des médecins de quitter l’hôpital universitaire. Les photos et reportages diffusés en indiquent le motif: de nombreux blessés par balles réelles et grenades assourdissantes reçoivent des soins immédiats de soignants. On a ici une illustration du caractère social et politique de l’affrontement.

Une autre image de cette confrontation est fournie par le cliché ci-dessus: le dimanche 28 février, à Mandalay, des manifestants ont arrêté une voiture de police banalisée, y ont découvert des armes et des munitions. Les policiers ont été neutralisés. Sur la photo, ils prennent des airs abattus, quasi repentent, propres à quasi tous les représentants de l’ordre lorsque «le désordre» les désarme. Ce qui n’empêche pas un policier du district de Sanchaung, à Rangoon (Yangon) de déclarer, comme le rapporte un journaliste de Frontier (28 février):  «Nous réprimons non seulement parce que c’est notre devoir, mais aussi parce que nous aimons le faire. Tous ceux qui sont dehors maintenant seront tués», alors qu’il tirait sur les manifestants.

Dès le 1er février, comme déjà indiqué, un mouvement de grève s’est développé. Il faut avoir à l’esprit la coexistence entre l’ouverture de l’économie birmane aux investissements des transnationales et la nécessité de mettre en place une législation du travail à fonction cosmétique servant de paravent aux méthodes de surexploitation en vigueur. Comme dans divers pays de la région, l’industrie textile et d’habillement – qui emploie en 2019 700’000 travailleurs, pour l’essentiel des femmes – était privilégiée par des grandes marques telles que Benetton (Italie), Calvin Klein (Etats-Unis), C&A (Pays-Bas), Inditex (Espagne), Le Coq sportif (France), Itochu, Mizuno et Muji (Japon), Tally Weijl (Suisse, Bâle), Tesco (Allemagne), Lidl (Allemagne), H&M et Lindex (Suède). Le salaire minimum dans ce secteur se situe à hauteur de 3,26 dollars par jour et c’est le résultat de diverses luttes. Une partie significative des travailleuses se sont engagées dans un mouvement de grève dès le 1er février. Comme l’illustre la photo ci-dessous, les travailleuses d’Inditex demandent: «Inditex doit assurer qu’aucun travailleur ne soit licencié pour avoir rejoint les manifestations pro-démocratie». Il y a là une illustration de plus de la tromperie de la formule: «l’escalade de la violence». Les déclarations «éloquentes» dénonçant le coup d’Etat pourraient prendre un aspect moins déclamatoire si la solidarité internationale et les sanctions visaient directement ces entreprises transnationales qui toutes ont collaboré avec la junte avant le 1er février et sont sur leurs gardes depuis lors, en attente de l’évolution et du dénouement de l’affrontement en cours. (1er mars 2021)

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