Pourquoi il faut bloquer le Transatlantic Free Trade Area (TAFTA)

Herman Van Rompuy, Barack Obama, José Manuel Durão Barroso «négociant» le TAFTA
Herman Van Rompuy, Barack Obama, José Manuel Durão Barroso «négociant» le TAFTA

Par Michel Husson

Les négociations sur le TAFTA[1] sont ouvertes depuis plus d’un an. Cette contribution, qui vient après beaucoup d’autres[2] (d’où les nombreuses références), insiste sur certains aspects d’analyse et entend ainsi nourrir le débat et les mobilisations.

Le 11 février 2013, le «groupe de travail de haut niveau» (sic) créé à cette intention entre les Etats-Unis et l’Union européenne recommande[3] à leurs dirigeants politiques d’ouvrir les négociations sur un accord «complet et ambitieux» qui aborderait un large éventail de questions portant sur le commerce bilatéral et l’investissement – y compris les questions de réglementation – et «contribuerait à l’élaboration de règles mondiales». Le lendemain, dans son discours sur l’état de l’Union, Barack Obama annonçait «l’ouverture de négociations avec l’Union européenne sur un vaste partenariat transatlantique de commerce et d’investissement» parce que, ajoutait-il, « le commerce libre et équitable à travers l’Atlantique engendre des millions d’emplois américains bien rémunérés ».

Ce lancement bien coordonné couronnait deux décennies de lobby intensif de la part de divers organismes représentant le patronat des firmes transnationales, des deux côtés de l’Atlantique. Le projet ne date donc pas d’aujourd’hui[4] : dès 1995 est créé le Dialogue économique transatlantique (Trans-Atlantic Business Dialogue, TABD) à l’initiative de la Commission européenne et du ministère du commerce américain. Ce «super-lobby» rassemble les représentants de 70 firmes transnationales dont l’objectif est d’éliminer les différends commerciaux (trade irritants) et d’ériger en principe la convergence réglementaire, avec ce slogan : « Approuvé une fois, accepté partout » (approved once and accepted everywhere). La Commission européenne[5] soulignait déjà à l’époque que « lun des obstacles au commerce le plus fréquemment cité par les entreprises des deux côtés de l’Atlantique est l’absence de reconnaissance mutuelle des normes, certifications, etc. » et posait comme principe que « le monde des affaires doit être impliqué dans l’identification des domaines où il faut agir ».

La Commission européenne enchaîne immédiatement avec un argumentaire[6] en faveur de l’ouverture de ces négociations. Elle y présente les résultats d’une étude d’impact[7] commandée au CEPR (Centre for Economic Policy Research), spécialisé dans le suivi de la déréglementation européenne. L’intérêt de ce document est d’exposer très clairement la philosophie économique libérale qui est au fondement de ce processus. Son postulat essentiel est que « le commerce est un moteur de la prospérité », et tout frein apporté au commerce et à l’investissement conduit donc à une perte de bien-être. Le commerce permet en effet «d’offrir aux consommateurs et aux entreprises une plus grande variété de biens et de services, parfois à des prix inférieurs». Les salariés auraient tout à perdre d’une stagnation du commerce bilatéral qui conduirait à une moindre compétitivité des entreprises et finalement à une baisse des salaires.

A l’assaut des «mesures non tarifaires»

Ces prises de position, typiques du dogmatisme néo-libéral, s’accompagnent aussi d’un tournant essentiel. La principale nouveauté du projet est qu’il ne s’agit plus d’un accord de libre-échange classique visant avant tout à abaisser les droits de douane ou à supprimer des quotas d’importation. Ces mesures dites tarifaires sont déjà (en moyenne) réduites à peu de chose entre les deux partenaires : les droits de douane ne représentent en moyenne que 2,2 % sur les produits européens importés aux Etats-Unis et 3,3 % pour les américains importés en Europe.

UnctadLa cible du TAFTA, ce sont les mesures dites non tarifaires (NTM, Non tariff measures) qui augmenteraient indûment les coûts : jusqu’à 73,3 % pour les exportateurs européens sur le marché américain et 56,8 % dans l’autre sens, à en croire la Commission européenne.

La définition extraordinairement extensive de ces mesures non tarifaires couvre l’ensemble des réglementations, juridiques, comptables, financières, environnementales, sanitaires, phytosanitaires, techniques, de protection de la propriété intellectuelle (marques et brevets). Il ne s’agit donc pas seulement de normes techniques mais de véritables choix de société, comme l’ouverture des services et des marchés publics aux investisseurs privés, ou encore l’interdiction du bœuf aux hormones, la limitation des OGM ou l’interdiction de l’exploitation du gaz de schiste. Le seul secteur exclu de la négociation reste non pas la culture mais le seul secteur audiovisuel. En revanche, et pour la première fois à une telle échelle, l’agriculture entre dans le cadre de la négociation, ainsi que la finance.

Les deux zones économiques sont pourtant déjà largement intégrées: elles représentent près de la moitié du PIB mondial et d’un tiers du commerce mondial. Les Etats-Unis sont la première destination des exportations européennes, à la fois pour les biens (292 milliards d’euros en 2012) et les services (157 milliards). Les investissements croisés sont eux aussi importants : les Etats-Unis sont aussi le principal destinataire des investissements européens (1300 milliards d’euros cumulés) et vice versa (1400 milliards).

Trois raisons principales expliquent pourquoi un tel projet, depuis longtemps soutenu par les lobbies patronaux, voit finalement le jour. La première est le ralentissement de la croissance du commerce mondial qui, selon l’OMC, n’a atteint que 2,2 % en 2013, contre 6 % en moyenne entre 1990 et 2008. Pour l’OMC (Organisation mondiale du commerce), l’économie mondiale ne fonctionne plus «normalement» : «pour la seconde année consécutive, le commerce mondial a progressé au même rythme que la croissance du PIB mondial et non pas deux fois plus vite, comme c’est le cas normalement»[8].

La seconde raison est l’épuisement, voire même l’entrée en crise, des négociations multilatérales menées dans le cadre de l’OMC. Depuis longtemps d’ailleurs, les accords bilatéraux ont permis de contourner cet obstacle aussi bien au Nord qu’au Sud. En même temps que le TAFTA se négocient aussi le TiSA[9], le CETA[10] ou encore les Accords de partenariat économique entre l’Union européenne et l’Afrique[11].

La troisième raison, qui renvoie à la précédente, est que le projet de TAFTA est clairement conçu comme un outil visant à contenir la montée des pays émergents. Il s’agit même d’une déclaration de guerre commerciale. Parmi les facteurs qui freinent les flux commerciaux transatlantiques, la Commission cite explicitement : la croissance rapide des pays émergents ; le développement rapide des chaînes d’approvisionnement avec l’Asie de l’Est ; la multiplication d’accords de libre-échange centrés sur l’Asie ; le fait que la Chine et la Corée sont devenues d’importants partenaires commerciaux, ainsi que la Russie et la Turquie pour l’Union européenne. Le projet est bien de regagner les parts de marché perdues au profit des nouveaux pays concurrents et de réaffirmer la domination conjointe des deux principales puissances économiques.

Tout cela ne va pas sans contradiction. Par exemple, le développement des chaînes de valeur globales est bien le fait des firmes transnationales, qui vont réaliser la production et l’assemblage de leurs marchandises dans les pays à bas salaires et il ne s’agit pas évidemment d’abandonner ce formidable outil de captation de valeur à l’échelle internationale. Certaines des mesures non tarifaires sont conçues pour protéger des industries nationales de la concurrence mondiale et il ne va pas de soi que les firmes concernées soient d’emblée favorable à leur réduction, encore moins à leur suppression pure et simple.

taftaLes évaluations du TAFTA

L’étude d’impact demandée par la Commission[12] prévoit que dans le scénario le plus abouti en termes de libéralisation, le gain serait de 119 milliards d’euros pour l’Union européenne, et de 95 milliards pour les États-Unis. Mais l’exercice est mené à l’horizon 2027 et le PIB serait alors supérieur de 0,48 % en Europe et de 0,39 % à ce qu’il aurait été sans le TAFTA. En supposant que ce dernier soit mis en place en 2015, cela correspond à un supplément de croissance minuscule : de 0,04 % en Europe, et de 0,03 % aux Etats-Unis. Pour rendre la présentation plus attractive, l’étude se croit obligée de convertir ces résultats en supplément de revenu, qui serait, pour une famille moyenne, de 545 euros en Europe et de 655 euros aux Etats-Unis. Mais il est absolument mensonger de dire que ce sera «chaque année» et un calcul de coin de table montre que ces chiffres sont gonflés, car ils impliquent une augmentation du revenu des ménages au moins deux fois plus grande que celle du PIB. Les critiques à apporter à de tels exercices ne sont pas seulement techniques (voir annexe), elles permettent aussi de souligner l’optimisme libéral qui parasite ces études, et de pointer le dogme marchand qui les sous-tend : toute réglementation est considérée comme un coût (qui peut être quantifié), sans aucun égard pour ses effets sur la stabilité économique et le bien-être social.

Mais il y a plus. Les études sur le TAFTA, comme on l’a vu, concluent à des effets minimes sur la croissance. En revanche, elles prévoient une considérable intensification des échanges. Selon le CEPR, les exportations européennes vers les Etats-Unis augmenteraient de 28 %, et les exportations des Etats-Unis vers l’Europe de 37 %. Une autre évaluation émanant du CEPII[13], qui utilise le même type de méthodologie que le CEPR, arrive à un résultat encore plus marqué puisque le commerce bilatéral augmenterait de moitié : respectivement de 49 % et 53 %, pour un supplément à peu près nul du PIB, chiffré à 0,3 %.

Ce point est extrêmement important : l’ambition du TAFTA, même dans ses présentations les plus flatteuses, n’est pas d’augmenter le PIB (et évidemment pas le bien-être des populations), il est d’accélérer la mondialisation en augmentant le degré d’ouverture au marché mondial des économies concernées. Et ceci aurait pour effet de mettre un peu plus ces économies sous la coupe des firmes transnationales et d’exposer des secteurs de plus en plus larges de la société à l’impératif de compétitivité.

Les menaces du TAFTA

Le projet de Traité vise à remettre en cause toutes les réglementations visant à encadrer le fonctionnement du capitalisme et à les aligner vers le bas. On généralise ainsi à l’échelle transatlantique la mise en concurrence des normes qui a présidé à la construction européenne. Rien n’est potentiellement en dehors du champ du Traité, que ce soit le droit du travail, l’extension des services publics, les normes environnementales et de santé publique. Et l’ambition est bien de contourner les institutions représentant (ou censées le faire) les souverainetés démocratiques. On insistera ici sur deux volets : l’agriculture et la finance[14].

L’une des nouveautés du TAFTA est en effet de concerner aussi l’agriculture. Cette mise à l’ordre du jour s’explique principalement par le recul des positions états-uniennes vis-à-vis de l’Union européenne, mais aussi des pays émergents, notamment le Brésil qui est devenu le troisième exportateur mondial en 2012[15]. Dans ce domaine, les protections douanières classiques jouent encore un rôle essentiel dans un certain nombre de secteurs au profit des Etats-Unis[16]. La même asymétrie existe en ce qui concerne les normes phytosanitaires, beaucoup moins contraignantes aux Etats-Unis, et on retrouve les cas fameux du lavage des poulets au chlore ou des bœufs élevés aux hormones[17]. La libéralisation des échanges agricoles aurait donc des conséquences très graves, en soumettant l’Union européenne – et par ricochet le reste du monde – à la concurrence de l’agriculture ultra-productiviste (et indirectement subventionnée) des Etats-Unis, ce qui implique la perte de la souveraineté alimentaire et l’éviction des formes d’agriculture écologique ou traditionnelle.

tafta_traite_transatlantique-300x214La finance offre une image inversée, dans la mesure où c’est aux Etats-Unis que la réglementation bancaire apparaît plus contraignante, depuis la loi Dodd–Frank de 2010. Les grandes banques européennes (Barclays, Deutsche Bank, BNP, etc.) et la Commission européenne, qui leur sert une fois de plus de porte-parole, sont à l’initiative et reçoivent évidemment le soutien des banques états-uniennes qui ont elles aussi intérêt à déverrouiller cette réglementation. Là encore un document de la Commission européenne[18] a « fuité », et alimente de légitimes inquiétudes parce qu’il « propose des mécanismes qui pourraient tout à la fois minimiser la régulation en place, mais aussi empêcher toute nouvelle régulation susceptible d’aller à l’encontre des intérêts des grands groupes financiers des deux côtés de l’Atlantique[19]».

Le règlement des différends

L’un des enjeux majeurs du TAFTA est le projet, porté par les multinationales, de créer un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats (Investor-state dispute settlement, ISDS). Business Europe, le lobby patronal européen explique très clairement ce qu’il en attend[20] : « Un ISDS bien conçu garantit la protection et l’indemnisation adéquate des investissements des firmes étrangères en cas d’expropriation directe ou indirecte, ou d’absence de «traitement juste et équitable». Le mécanisme permet aux investisseurs de lancer une action juridique sur «terrain neutre» et sans considérations politiquement sensibles si un État enfreint les règles établies dans l’accord ». Il faut préciser que la notion d’expropriation indirecte désigne, dans l’esprit du patronat, toute mesure qui vient limiter les profits d’une entreprise.

Et, pour que les choses soient plus claires encore, Business Europe donne cet exemple :  si une loi est adoptée aux États-Unis après l’entrée en vigueur du TAFTA et que son contenu viole l’accord, elle peut encore être déclarée constitutionnelle par les tribunaux nationaux. La seule possibilité pour l’investisseur de s’assurer une protection adéquate est donc de porter la plainte à l’arbitrage international».

Il se trouve que de tels mécanismes de règlement des différends existent déjà, dans le cadre de divers accords portant sur le commerce ou l’investissement. Et la CNUCED (Commission des Nations Unies pour le commerce et le développement), qui recense ces recours arbitraux montre que leur nombre augmente rapidement (57 en 2013) et qu’ils portent sur un large éventail de sujets : « expropriations supposées ou réelles, révocation de brevets ou de permis, réglementation de l’énergie, etc.[21] ». Une étude de la pratique de ces tribunaux arbitraux montre par ailleurs que « les arbitres favorisent: 1. la position des plaignants par rapport à celle des Etats incriminés et : 2. la position des requérants des grands pays exportateurs de capitaux occidentaux sur celle des requérants en provenance d’autres Etats[22] ». Ces recours mettent en cause des mesures prises contre la crise financière (Argentine ou Grèce) ou en matière de santé publique et de protection de l’environnement. Parmi de nombreux exemples[23], on peut citer le recours de Philip Morris contre l’Uruguay et l’Australie, prétextant que la présentation des paquets de cigarettes lui ferait perdre des parts de marché[24].

Les négociations se déroulent dans le plus grand secret, mais il semble que les réticences à l’inclusion des tribunaux d’arbitrage dans le Traité sont l’un des points d’achoppement. L’Allemagne jusqu’il y a peu, et surtout la France, manifesteraient leur opposition[25]. Même si celle-ci n’est sans doute pas irréductible, il faut se saisir de ces contradictions pour faire de cette question cruciale l’une des cibles des mobilisations.

stop-tafta_4737430-MUn processus sans fin, qu’il faut bloquer

Le projet de TAFTA est une offensive tous azimuts contre tout ce qui encadre le fonctionnement du capitalisme, et particulièrement les firmes transnationales. Il menace l’ensemble des normes sociales et environnementales mais aussi démocratiques puisqu’il vise à contourner les institutions représentatives et juridiques qui permettent à la souveraineté démocratique de s’exercer. Sa mise en œuvre équivaudrait à un recul majeur en matière d’encadrement de la finance et tournerait le dos à tout projet de transition écologique. Il faut en effet un culot monstre pour dire en même temps que le Traité conduirait à une énorme croissance des échanges mais que cela aurait un effet négligeable sur la consommation d’énergie, comme si les containers allaient traverser l’Atlantique sur des voiliers ! La Commission européenne a ce culot : « D’après l’analyse d’impact réalisée par la Commission européenne, les effets environnementaux du partenariat transatlantique devraient être globalement modérés. Même dans l’hypothèse d’une forte libéralisation, cette étude ne prévoit qu’une très faible augmentation des émissions générales de CO2. Elle indique par ailleurs que d’autres effets secondaires négatifs éventuels du partenariat transatlantique (augmentation des déchets, diminution de la biodiversité et utilisation accrue des ressources naturelles) devraient être largement contrebalancés par les avantages dérivés d’une intensification des échanges de biens et de services environnementaux[26] ».

La mise en œuvre du TAFTA n’est pas acquise, comme en témoigne par exemple ce constat inquiet de Business Europe, qui signale que le projet est «de plus en plus sous le feu populiste. Un mélange dangereux de fausses allégations, de campagnes de peur et de mensonges fait pression sur les partisans de ce méga-projet. Car il s’agit bien d’un méga-projet : beaucoup plus que le commerce, ce sont les coutumes et les normes qui sont en jeu[27] ». C’est pourquoi Business Europe et la Chambre de commerce des Etats-Unis préparent déjà un plan B, prévoyant la création d’un «Conseil de coopération réglementaire  qui aurait un droit de regard sur les normes[28]. Ce projet a lui aussi le soutien de la Commission européenne, exprimé dans une note qui a fuité en décembre dernier[29]. Il s’agit donc bien d’un processus sans fin et destiné aussi à être imposé au reste du monde. La Chambre de commerce des Etats-Unis y insistait en affirmant que «le chapitre du TAFTA sur l’investissement devrait à terme servir d’«étalon-or» pour les autres accords d’investissement[30] ».

Les négociations du TAFTA s’inscrivent dans un processus large de libéralisation et de déréglementation, mais sa particularité est de concerner les deux grandes puissances capitalistes du monde dont l’objectif est de restaurer leur domination : « Nous considérons que l’impact potentiel du TTIP va bien au-delà du commerce et de l’investissement. C’est un pari stratégique sur notre avenir commun. L’ancienne secrétaire d’Etat Hillary Clinton en a parlé comme d’une «OTAN économique». Comme l’OTAN, le TTIP renvoie à la question majeure de notre temps : quelle est la principale mission de l’Occident dans le monde d’aujourd’hui ? Le TTIP est une vision stratégique d’un Occident revitalisé, le début d’une renaissance transatlantique dont le monde entier bénéficiera [et qui] ouvrira la voie à de futurs accords avec d’autres partenaires commerciaux[31]». Karel De Gucht, le commissaire européen au commerce et négociateur en chef du TAFTA (par ailleurs accusé de fraude fiscale[32]), ne dit pas autre chose: pour lui, l’enjeu du Traité concerne « le poids du monde occidental libre dans les affaires économiques et politiques mondiales[33] ».

Karel Lodewijk Georgette Emmerence De Gucht, Commissaire européen au Commerce
Karel Lodewijk Georgette Emmerence De Gucht, Commissaire européen au Commerce

Il y a donc bien une logique «anti-émergents» qui est clairement explicitée par la Commission européenne à propos du TiSA : «contrairement aux négociations du cycle de Doha, le possible futur accord ne prévoit pas pour l’instant la participation de certaines des principales économies émergentes, notamment le Brésil, la Chine, l’Inde et les pays de l’ASEAN. Il n’est pas souhaitable que tous ces pays recueillent les bénéfices d’un futur accord sans y avoir contribué et être tenus par ses règles[34]». Le projet est bien de trouver un accord bilatéral, de réaffirmer la domination conjointe des Etats-Unis et de l’Union européenne, puis d’imposer ces nouvelles règles au reste du monde, et ainsi de dépasser la situation de blocage des négociations multilatérales menées dans le cadre de l’OMC.

Si on laisse de côté la régulation financière et les marchés publics aux Etats-Unis, il peut sembler que les négociations sont déséquilibrées et que les Etats-Unis auraient plus à gagner que l’Europe. Cela conduit d’ailleurs à des dissonances au sein de l’Union européenne. Mais la logique de ces négociations est aussi de déplacer à l’échelon supérieur la logique qui a présidé à la construction européenne, à savoir un mécanisme de rétroaction des mesures prises au niveau européen sur les opérations de déréglementation et de privatisation menées dans chaque Etat-membre. Ce sera donc au nom du TAFTA que les dirigeants européens pourront franchir des pas supplémentaires dans la voie de la déréglementation.

Mais la route est longue et il y a plusieurs occasions de faire capoter ce projet néfaste. Le premier outil est l’«effet Dracula» qui consiste à dévoiler les projets qui auraient dû rester confidentiels. De premiers succès ont été enregistrés, notamment avec le «fuitage» de documents, en particulier le mandat donné aux négociateurs européens[35]. Ce dévoilement a permis de lancer des campagnes d’information et de premières mobilisations. Après celles du 11 octobre dernier, la prochaine échéance est la manifestation européenne qui se déroulera à Bruxelles le 19 décembre 2014 pendant le sommet des chefs d’état. Au-delà, il y aura encore la possibilité de s’opposer à la ratification du Traité. Tout doit être fait contre cette tentative de renforcer l’ordre mondial néo-libéral. (novembre 2014)

 

Annexe

La méthodologie d’évaluation

Pour réaliser une étude d’impact d’une baisse des mesures non tarifaires sur l’intensité des échanges, il faut au préalable pouvoir quantifier ces mesures, ce qui est évidemment plus compliqué que dans le cas de droits de douane. Il n’est donc pas inutile de comprendre comment cette difficulté est traitée, parce que cela permet de remettre en cause la solidité des résultats, mais aussi parce que la méthode elle-même repose sur un postulat qui en dit long sur l’obsession de la marchandisation.

L’étude du CEPR vient après d’autres études (notamment l’étude ECORYS de 2009[36) à laquelle elle emprunte sa méthodologie. Son point de départ est une enquête auprès de chefs d’entreprises auquel on pose ce type de question : « Si 0 représente un environnement totalement « libre-échange » et 100 représente un marché entièrement fermé en raison de mesures non tarifaires, quelle valeur entre 0 et 100 utiliseriez-vous pour décrire le niveau global de restriction que vous rencontrez[37] »?

Les notes données par le patronat sont combinées avec d’autres indicateurs, comme ceux de l’OCDE (construits eux aussi sur « dires d’experts »), mais cette notation est encore qualitative. Reste à les convertir en équivalent-coût. Pour ce faire, on utilise des modèles des échanges commerciaux dits «gravitationnels» (gravity models) parce qu’ils prennent en compte le poids relatif des partenaires et la distance parcourue par les marchandises échangées. On obtient alors un « équivalent ad valorem », autrement dit on prétend calculer la taxe sur les importations qui aurait le même effet sur les échanges que les mesures non-tarifaires. Le procédé est très discutable parce qu’il postule que tout ce qui n’est pas bien expliqué par les prix relatifs peut être imputé aux mesures non tarifaires. On a en tout cas un bon exemple de dogmatisme marchand avec cette prétention de pouvoir établir une équivalence entre une norme qualitative (par exemple l’interdiction du poulet aux hormones) et un droit de douane. Autrement dit, toute réglementation peut être ramenée à un coût.

Ces évaluations sont ensuite injectées dans un modèle dit d’« équilibre général calculable » (Computable General Equilibrium) qui va mesurer l’augmentation du commerce qui en résulte. Cela revient en pratique à multiplier les baisses de taxes par des « élasticités » de commerce extérieur qui, par ailleurs, postulent une sensibilité aux coûts extraordinairement élevée.

Ce processus tombe sous de nombreuses critiques qui portent sur le caractère par nature statique du modèle utilisé, sur la procédure d’évaluation des mesures non tarifaires et sur tous les effets non pris en compte, notamment sur les effets collatéraux (spillover effects). L’étude critique de l’ÖFSE autrichien[38] évoque ainsi l’impact sur le chômage, les pertes de recettes des pays européens, le recul des débouchés pour les pays les moins développés, et la baisse du commerce intra-européen. Fondamentalement le modèle du CEPR postule par construction une augmentation globale des échanges et exclut a priori de possibles détournements de flux commerciaux.

La méthodologie de ces modèles d’équilibre général calculable, utilisés notamment par la Banque mondiale, a été soumise à une critique systématique (et ardue) dans un rapport pour OXFAM[39]. Lance Taylor et Rudiger von Arnim y montrent que ces modèles reposent sur une vision de « capitalisme utopique » et leur conclusion est que « les pays en développement seraient mal avisés de suivre les recommandations radicales de la stratégie de libéralisation de la Banque mondiale dans la mesure où elle repose sur les résultats de son modèle Linkage ». Une autre étude[40], qui prend pour point de départ les évaluations du CEPR et les réinjecte dans le Global Policy Model[41] utilisé par la CNUCED trouve des résultats très différents : la mise en œuvre du TAFTA conduirait à une moindre croissance, à moins d’emplois et de salaires.

Il faudrait revenir aussi sur l’histoire de ce type d’études promettant monts et merveilles, comme les rapports Cecchini et Emerson de 1988[42] sur « les coûts de la non-Europe ». Ils annonçaient la création de 2 à 5 millions d’emplois une augmentation de 4,5 % à 7 % du PIB grâce à la mise en place du marché unique européen et à la suppression de toutes les barrières administratives, techniques et fiscales recensées par la Commission européenne dans son Livre blanc de 1985[43].

On retrouve dans ces études les mêmes dérives méthodologiques[44] : le rapport Emerson explique ainsi comment les estimations sur dires d’experts recueillies en amont des modèles sont ensuite « injectés dans ces derniers, les forçant en quelque sorte (sic) à intégrer dans leurs mécanismes les changements créés par le grand marché intérieur ». On pourrait aussi recenser les études préalables à la signature en 1994 de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. Elles prévoyaient des effets positifs sur ces trois économies. Or le bilan, comme le rappelle le rapport de Lance Taylor et Rudiger von Arnim déjà cité, montre que les études d’impact ont « systématiquement surestimé les effets économiques » de l’Alena.

 

 



[1] L’appellation officielle est du projet de traité Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement (TTIP, Transatlantic Trade and Investment Partnership). Mais il est plus connu sous le sigle TAFTA (Transatlantic Free Trade Area, Traité de libre-échange transatlantique) , généralement utilisé dans les mobilisations.

[2] L’un des dossiers d’analyse les plus complets est sans doute celui d’Attac-France : revue Les Possibles n°4, Été 2014, http://goo.gl/txuDa0 ; voir aussi le dossier du Monde diplomatique sur le Grand marché transatlantique, http://goo.gl/bMit6X

[3] High Level Working Group on Jobs and Growth, Final Report, 11 Février, 2013, http://goo.gl/p5pXWy

[4] Pour un historique plus détaillé, voir : Susan George, « A l’origine du Traité transatlantique », Attac-France, Les Possibles n°4, 2014, http://goo.gl/R3EHdd. Le Global Policy Institute de Londres a par ailleurs réalisé en 2008 une précieuse (et volumineuse) compilation des rapports et documents : Transatlantic Economic Cooperation: A Reader. Part 1 : http://goo.gl/5ouib8 ; Part 2 : http://goo.gl/pLnmjs. Les rapports du TABD (Transatlantic Business Dialogue) sont reproduits dans la partie 2.

[5] Commission européenne, Europe and the US: The Way Forward, Communication COM (95) 411 Final, 26 Juillet 1995, http://goo.gl/XF2Bt2

[6] Commission européenne, Impact Assessment Report on the Future of EU-US Trade Relations, 12 Mars 2013, http://goo.gl/F3rAsl

[7] CEPR (Centre for Economic Policy Research), “Reducing Transatlantic Barriers to Trade and Investment. An Economic Assessment”, 2013, http://goo.gl/juUeld

[8] Source : Richard Hiault, « Ralentissement inquiétant du commerce mondial », Les Echos, 20 Octobre 2014, http://goo.gl/HXDj5F

[9] TiSA Trade in Services Agreement, Accord sur le commerce des services ; voir : Mathilde Damgé et Maxime Vaudano, « TiSA : un accord géant de libre-échange en discrètes négociations », LeMonde.fr, 2014, http://goo.gl/OJgeAq

[10] CETA Canada-EU Trade Agreement, Accord Commercial Canada-Union européenne ; voir : Raoul Marc Jennar, « CETA-TAFTA, des traités jumeaux pour détruire la souveraineté des peuples », Mediapart, 24 Septembre 2014, http://goo.gl/XOnIwF

[11] Jacques Berthelot, « Le baiser de la mort de l’Europe à l’Afrique », Le Monde diplomatique, septembre 2014, http://goo.gl/4PQNRy

[12] CEPR, 2013, déjà cité.

[13] Lionel Fontagné, Julien Gourdon, Sébastien Jean, “Transatlantic Trade: Whither Partnership, Which Economic Consequences?, CEPII Policy Brief”, N°2013-01, September 2013, http://goo.gl/fEMXb2

[14] Pour une vision d’ensemble, voir : Frédéric Viale, « Le Grand marché transatlantique, ou l’art de marginaliser la démocratie », Attac-France, Les Possibles n°4, 2014, http://goo.gl/nVxar5

[15] Thierry Pouch, « Agriculture et projet de partenariat transatlantique : les intentions cachées des États-Unis », Attac-France, Les Possibles n°4, 2014, http://goo.gl/yYdu6C

[16] Jacques Berthelot, « Les aspects tarifaires agricoles du TAFTA et de l’APE Afrique de l’Ouest », Attac-France, Les Possibles n°4, 2014, http://goo.gl/26WzXU

[17] Aurélie Trouvé, « L’accord de libre-échange transatlantique : conséquences dans nos campagnes et nos assiettes », Attac-France, Les Possibles n°4, 2014, http://goo.gl/YRcxQ5

[18] Commission européenne, “Regulatory Co-operation on Financial Regulation in TTIP”, 5 Mars 2014, http://goo.gl/7MnVKq

[19] Corporate Europe Observatory, “Leaked document shows EU is going for a trade deal that will weaken financial regulation”, 1er Juillet 2014, http://goo.gl/jtGx0A. Voir aussi : Ludovic Lamant, « Traité de libre-échange: les négociations menacent la régulation financière », Mediapart, 3 juillet 2014, http://goo.gl/qibE5x

[20] Business Europe, The Transatlantic Trade and Investment Partnership, Mai 2014, http://goo.gl/Kh26RF

[21] UNCTAD/CNUCED, “Recent Developments in Investor-State Dispute Settlement”, IIA Issue Note n°1, Avril 2014, http://goo.gl/UGKHf3

[22] Gus Van Harten, “Arbitrator Behaviour in Asymmetrical Adjudication: An Empirical Study of Investment Treaty Arbitration”, Osgoode Law Hall Journal, vol.5, n°1, 2012, http://goo.gl/YimVGI

[23] Corporate Europe Observatory/Transnational Institute, Une déclaration transatlantique des droits des multinationales, Octobre 2013, http://goo.gl/2rCXyf

[24] Matthew C. Porterfield et Christopher R. Byrnes, “Philip Morris v. Uruguay. Will investor-State arbitration send restrictions on tobacco marketing up in smoke?” Investment Treaty News, 12 Juillet 2011, http://goo.gl/SVKxso

[25] Euractiv, « Le gouvernement français n’envisage pas d’accord sur le TTIP en 2015 », 13 Novembre 2014, http://goo.gl/YnKm08

[26] Commission européenne, Questions et réponses : « qu’en est-il des effets sur l’environnement ?, http://goo.gl/VsdvbQ

[27] blog de Business Europe, 5 Juin 2014, http://goo.gl/JzqJud

[28] Corporate Europe Observatory, “Regulation. None of Our Business?”, 12 Décembre 2013, http://goo.gl/NKbzpU ; traduction française : Contre la Cour, « Une proposition fuitée de la Commission augmente la puissance de l’entreprise dans la prise de décision », 16 Décembre 2013, http://goo.gl/ODSEkZ

[29] Commission européenne, “TAFTA: Cross-cutting disciplines and Institutional provisions”, Position paper, http://goo.gl/FxjHNs

[30] Statement of the U.S. Chamber of Commerce, 10 Mai 2013, http://goo.gl/g03Nsc

[31] Mark Brzezinski, ambassadeur des Etats-Unis en Suède, discours à la Chambre internationale de commerce suédoise, 26 Novembre 2013, http://goo.gl/rZYCl8

[32] Thierry Brun, « Cette étrange affaire qui menace le négociateur européen Karel De Gucht », 29 avril 2014, http://goo.gl/G6GrZ2

[33] Robin Emmott, “EU Trade Chief Hopes To Clinch U.S. Trade By Late 2014”, Reuters, 27 Février 2013, http://goo.gl/5vIJf1

[34] Commission européenne, “The Trade in Services Agreement (‘TiSA’)”, Juin 2013, http://goo.gl/YVkKa8

[35] En date du 17 juin 2013, ce document a été finalement déclassifié le 9 Octobre dernier Conseil de l’Union européenne, « Directives de négociation concernant le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique », 9 Octobre 2014, http://goo.gl/msw9GC

[36] ECORYS, Non-Tariff Measures in EU-US Trade and Investment. An Economic Analysis, 2009, http://goo.gl/RQp7fC

[37] Commission européenne, “Main Aspects of the CGE Model”, annexe au rapport Impact Assessment Report on the future of EU-US trade relations, http://goo.gl/4uNirp

[38] Werner Raza, Jan Grumiller, Lance Taylor, Bernhard Tröster, Rudi von Arnim, “Assessing the Claimed Benefits of the Transatlantic Trade and Investment Partnership”, Policy Note 10/2014, ÖFSE (Austrian Foundation for Development Research), http://goo.gl/tU9PE5

[39] Lance Taylor, Rudiger von Arnim, Modelling the Impact of Trade Liberalisation. A Critique of Computable General Equilibrium Models, Oxfam International Research Report, 2006, http://goo.gl/CdufBw

[40] Jeronim Capaldo, “The Trans-Atlantic Trade and Investment Partnership: European Disintegration, Unemployment and Instability”, Global Development And Environment Institute Working Paper No. 14-03, Tufts University, Octobre 2014, http://goo.gl/z5UlCY

[41] Francis Cripps and Alex Izurieta, The UN Global Policy Model: Technical Description, United Nations Conference on Trade and Development, Geneva, 2014, http://goo.gl/7wLRnl

[42] Paolo Cecchini et al., The European Challenge. 1992: The Benefits of a Single Market , 1988, http://goo.gl/w2tHXA [extraits] ; Michael Emerson et al., “The economics of 1992”, European Economy n°35, March 1988, http://goo.gl/tdSnRy

[43] Commission européenne, L’achèvement du marché intérieur, Livre COM(85) 310, juin 1985, http://goo.gl/NZy3Mm

[44] Maxime Durand, « Le grand bluff de « 1992 » », Critique communiste, Spécial Europe, 1988, http://goo.gl/bv90mA

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