J’ai eu le privilège de participer au mouvement «Free Speech Movement» (FSM) de l’Université de Californie à Berkeley en automne 1964. Ce mouvement a joué un rôle clé dans l’impulsion du mouvement étudiant à travers les Etats-Unis, et, quelques mois plus tard, il a contribué avec des centaines d’activistes et de cadres expérimentés à la lutte contre la guerre du Vietnam dans la région de la Baie de San Francisco.
La révolte de Berkeley (Berkeley: The New Student Revolt par Hal Draper, republié en novembre 2009, par Center for Socialist History, avec l’introduction initiale de Mario Savio – réédition en 2012), était traduite en espagnol (Editorial Anagrama, Barcelona 1965, 192 p, avec l’introduction de M. S.), il y a de nombreuses années, mais seulement publiée en 2009. Elle contient une histoire détaillée de ce mouvement ainsi qu’un supplément, «Voix de Berkeley» (Berkley, University of California), avec des documents et des témoignages importants relatifs à cette lutte. L’histoire a été écrite par Hal Draper, qui est peut-être l’idéologue le plus important du FSM, et, qui dans les années 1970 allait être reconnu en tant qu’historien et théoricien marxiste de première qualité avec sa collection Karl Marx’s Theory of Revolution (en quatre volumes publiés par les Editions Monthly Review Press)
Le FSM a surgi en septembre 1964, lorsque les autorités universitaires ont accentué les restrictions – déjà nombreuses – à l’activité politique dans l’enceinte de Berkeley. Certains soutiennent que cette révolte étudiante était motivée par l’aliénation et l’anonymat de l’éducation due au grand nombre de classes avec des centaines d’élèves dans un campus énorme de 28’000 étudiants, où les élèves avaient peu de contact avec les professeurs. Ces derniers étaient nombreux à être des personnages importants dans leur domaine et ils étaient occupés à la recherche et à écrire, sans manifester d’intérêt pour l’enseignement.
Il est évident que cela a frustré et mécontenté beaucoup d’étudiants. Mais en réalité la révolte a surgi du choc entre la force croissante du mouvement en faveur des droits des Noirs – qui s’était étendu à l’Université de Berkeley – et les obstacles antidémocratiques qui avaient survécu de l’hégémonie du maccarthysme [issu du nom de Joseph McCarthy, affilié aux démocrates puis membre du Parti républicain, sénateur de 1947 à 1957; il fut à la tête de la «Chasse aux sorcières» contre les «communistes», avec des effets importants dans les milieux syndicalistes, politiques, artistiques, intellectuels] de la première moitié des années 1950, avec ses restrictions sévères aux libertés politiques des étudiants dans l’enceinte universitaire.
En réaction aux actions du FSM, une offensive s’est déclenchée contre le mouvement. L’influent journal de droite Oakland Tribune, dont le propriétaire était l’ex-sénateur républicain William Knowland, connu comme le «sénateur de Formose» [Taïwan dont la capitale est Taipei] à cause du soutien au dictateur corrompu Chiang Kaï-shek [1] a joué un rôle important dans cette répression.
Il y en avait aussi d’autres comme Edwin Meese, qui était alors fonctionnaire judiciaire du comté de Alameda et qui deviendrait, beaucoup plus tard, le procureur général des Etats-Unis sous Ronald Reagan. Mais il faut aussi souligner que celui qui était alors le gouverneur de Californie, le démocrate libéral Edmund Brown, père de Jerry Brown, l’actuel gouverneur de ce même Etat, a joué un rôle encore plus critique dans la répression du mouvement étudiant, notamment en ordonnant l’intervention des «forces de l’ordre» dans le campus. Parmi les actions entreprises par les autorités universitaires, il faut mentionner les tactiques dilatoires adoptées dans le but d’affaiblir le mouvement, la création d’une aile «modérée» pour diviser les étudiants et les mobiliser contre les activistes. Enfin, même après la victoire du mouvement en décembre 1964, des tentatives pour diminuer rétrospectivement les réussites de celui-ci. Elles ont heureusement échoué.
Néanmoins, malgré tous ces efforts, aussi bien de la part de la droite réactionnaire que de celle des libéraux de l’ «establishment», le FSM a obtenu une grande victoire avec l’extension qualitative des droits politiques des étudiants dans «l’enceinte» de Berkeley, abolissant ainsi aussi bien les nouvelles restrictions que celles plus anciennes. Les étudiants ont également obtenu d’autres avantages, dont la création d’un syndicat des assistants aussi bien dans l’enseignement que dans la recherche. Cela ne signifie pas que la montée du mouvement se soit effectuée de manière continue, linéaire: elle a eu ses hauts et ses bas, mais le courage et la volonté des militants, qui ont parfois aussi bénéficié de manière inespérée des excès et de l’incompétence des autorités universitaires, a débouché sur la victoire lorsque plus de 800 étudiants ont été arrêtés lors d’une occupation pacifique de Sproul Hall – le siège de l’administration – au cours de la nuit du 2 au 3 décembre 1964.
L’histoire, magistralement racontée par Draper, a une pertinence en ce qui concerne certains débats autour du mouvement actuel de Occupy. Dans le FSM, il y avait un degré élevé de spontanéité qui par moments devenait même un peu chaotique. Néanmoins il avait une structure formelle bien définie et une direction reconnue – dont Mario Savio était la figure publique la plus importante – qui représentait démocratiquement la volonté des organisations et des individus qui faisaient partie du mouvement. Les leaders radicaux du FSM tenaient scrupuleusement compte de la conscience des étudiants et des professeurs progressistes pour éviter tout type de déclaration ou d’action qui aurait pu être perçu comme non justifié en réponse aux actions des autorités. Cette manière d’agir a été un exemple de la manière dont une démocratie structurée fonctionne réellement.
Le FSM a démontré le grand potentiel politique des luttes démocratiques qui ont démasqué les prétentions illégitimes des autorités, lesquelles, sous le manteau de la démocratie libérale, ne sont intéressées qu’à défendre le pouvoir établi. Il faut souligner que la dynamique du mouvement a été similaire à celle des mouvements révolutionnaires, en ce sens que les stratégies et des tactiques ont indiqué la voie à suivre, et que c’est dans ce processus que les étudiants libéraux se sont radicalisés. En même temps, le corps enseignant – et dans ce cas on peut établir une analogie entre celui-ci et la classe moyenne dans les processus révolutionnaires – s’est divisé, avec une majorité qui soutenait les étudiants radicaux et une minorité qui s’est retranchée sur des positions conservatrices. Certains historiens du FSM tels que Robert Cohen [The Free Speech Movement: Reflections on Berkeley in the 1960s, University of California, 2002] concluent, à partir du fait, incontestable, que la majorité des membres du mouvement étudiant étaient libéraux [gauche aux Etats-Unis] – au moins lorsque le mouvement a démarré en septembre 1964 – que le FSM était un mouvement essentiellement libéral. L’analyse de Cohen est erronée pour plusieurs raisons, mais surtout parce qu’elle est statique: elle ne tient pas compte du fait que les étudiant·e·s qui étaient libéraux en septembre 1964 ont suivi les directives et l’orientation des leaders radicaux du FSM, repoussant ainsi implicitement les critiques des groupes «modérés». L’analyse de Cohen ne tient pas non plus compte du fait que beaucoup d’étudiants, libéraux au départ, se sont radicalisés quatre mois plus tard. Entre septembre 1964, lorsque le FSM a débuté, et janvier 1965, immédiatement après le triomphe, le nombre de militants radicaux dans «l’enceinte académique» (campus) et dans la ville de Berkeley a été multiplié par dix, autrement dit, il avait passé de quelque 200 à quelques 2’000 participants.
Draper fait une description détaillée de ce processus de radicalisation et souligne le rôle clé qu’ont joué les groupes socialistes actifs dans ce processus dans «l’enceinte» universitaire et dans la ville de Berkeley. Le mouvement a été exceptionnel parce que le groupe de la nouvelle gauche Students for a Démocratic Society - SDS, qui était beaucoup plus important que les groupes socialistes ailleurs aux Etats-Unis – a joué un rôle bien moindre à Berkeley en comparaison avec les groupes socialistes. Faisaient partie de ces groupes le Dubois Club (l’aile jeune du Parti communiste nord-américain), la Young Socialist Alliance (la section jeune du Socialist Workers’ Party qui représentait le trotskisme orthodoxe) et le Independent Socialist Club – ISC (un prédécesseur de l’ISO [International Socialist Organization, organisation sœur du MPS en Suisse], un groupe socialiste révolutionnaire dirigé par Draper.
Le ISC – auquel j’ai appartenu – a été fondé quelques jours avant que ne surgisse le FSM, et même s’il n’avait pas de journal – ni local ni national – il a eu une présence très visible dans le mouvement à cause de sa participation et des fréquentes réunions dans lesquelles nous cherchions à nous former, aussi bien nous-mêmes que le reste du mouvement, surtout en ce qui concerne la lutte militante contre les interdictions politiques de l’administration universitaire. Dans ces réunions, nous avons appris à réfléchir de manière analytique et globale sur des questions stratégiques et tactiques ainsi que sur la politique nationale qui expliquait le comportement aussi bien de la droite que des libéraux de l’ «establishment». Nous avons également publié de nombreux tracts, parfois avec une grande fréquence, étant donné le déroulement rapide des faits, ce qu’aucun journal hebdomadaire n’aurait pu égaler. Ma propre expérience en distribuant ces tracts à l’entrée principale du campus a été très éducative pour évaluer le degré de soutien et de la radicalisation des étudiants, dont certains venaient me dire qu’ils étaient membres de notre groupe, ce qui, même si ce n’était pas vrai, exprimait leur accord et leur solidarité avec notre orientation politique.
Le rôle qu’a joué Hal Draper dans tout cela – et que par modestie il mentionne à peine dans son ouvrage – a été remarquable. Il a eu un impact particulier avec son pamphlet, publié par l’ISC, intitulé The mind of Clark Kerr [qui a été inclus dans le supplément «Voix de Berkeley»; Karl Kerr était chancelier de Berkley de 1952 à 1958, puis président de l’Université de Californie jusqu’en 1967] où il expose minutieusement la pensée bureaucratique et technocratique du président de l’université et sa vision de cette institution en tant que servante de l’industrie capitaliste, du gouvernement et autres intérêts du pouvoir.
Draper a également débattu, en présence de quelque 600 étudiants, avec le sociologue Nathan Glanzer, qui deviendrait plus tard un important penseur néoconservateur. Et l’a battu à plate couture. Ce débat a aidé à consolider l’échec de l’opposition conservatrice contre le FSM dans «l’enceinte universitaire» (campus).
Ces temps-ci nous sommes en train vivre davantage d’échecs que de victoires, il est donc très instructif de lire un livre comme celui-ci, qui raconte aussi clairement comment nous avons gagné une bataille radicale en faveur de la démocratie. (Traduction A l’Encontre)
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[1] Tchang Kaï-chek, 1887-1975, militaire, président du gouvernement nationaliste de Chine de 1928 à 1931; puis président de la République de Chine d’août 1943 à mai 1948; lors de son repli à Taïwan, cet anticommuniste professionnel y impose le parti unique – le Kuomintang – et une dictature rigide jusqu’à sa mort en 1975, tout en continuant de s’autoqualifier Président de la République de Chine… qui devait être reconquise. Il disposa d’un important soutien américain. A travers une réforme agraire assez radicale (une des conditions pour la création d’un marché interne) et l’appui américain, il y eu une montée économique significative dans ce pays qui compte aujourd’hui quelque 23 millions d’habitants et des liens économiques de plus en plus étroits avec la Chine dite populaire, entre autres au travers d’investissements très importants et d’une présence nombreuse de Taïwanais, qualifiés dans les entreprises; les touristes de Chine populaire forment une partie importante, actuellement, du tourisme à Formose. (Réd. A l’Encontre)
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Samuel Farber a étudié à Berkeley de 1963 à 1968 et y a obtenu un doctorat en Sociologie en 1969. Il est l’auteur de Cuba since the Revolution of 1959. A Critical Assessment, publié par Haymarket Books en 2011.
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