Etats-Unis. Trump est parti, mais les médias de la droite dure sont bien vivants

Par Zoë Carpenter

Au cours de la nuit suivant les élections du 3 novembre, des centaines de partisans de Donald Trump ont rempli le parking d’un centre électoral du comté de Maricopa en Arizona, pendant que les fonctionnaires poursuivaient le décompte des bulletins de vote. La plupart des chaînes devaient encore annoncer que l’Etat avait élu Joe Biden, mais Fox News l’avait déclaré vainqueur peu avant minuit le soir des élections. Les électeurs de Trump à Phoenix étaient furieux. «Comptez les votes», ont-ils scandé. «Fox News est nul!»

Pour Trump et ses partisans, l’information donnée par la chaîne concernant l’Arizona était une incroyable trahison: au cours des quatre années précédentes, le lien entre Fox et l’administration Trump était tel qu’il passait pour un porte-parole de la Maison Blanche. Mais les fidèles de Trump disposaient d’autres sources pour affermir leur conviction que l’élection avait été volée au président. Des médias plus férocement partisans, comme Newsmax TV et One America News Network, ont assuré après l’annonce de Fox concernant l’Arizona que la chaîne avait été «piratée par le Parti démocrate». Un vaste réseau d’influenceurs et d’organes de droite a dénoncé un supposé complot en diffusant des rumeurs à propos de valises bourrées de bulletins de vote et de votes par correspondance falsifiés.

Lors du rassemblement du comté de Maricopa, certains manifestants brandissaient des fusils. D’autres agitaient des stylos de la marque Sharpie, en référence à une rumeur que les réseaux sociaux avaient largement répandue au cours des heures précédentes et qui fut rapidement nommée «Sharpiegate». « Sharpiegate » reposait sur une affirmation infondée selon laquelle des Sharpies avaient été distribués aux partisans de Trump pour remplir leurs bulletins de vote de façon à pouvoir les disqualifier.

Cette théorie complotiste semble provenir d’un animateur de radio conservateur de Chicago qui a tweeté le matin du scrutin à propos des stylos rouges qui déteignent à travers les bulletins de vote. En quelques heures, des communautés en ligne de droite assuraient que les scanners ne pouvaient pas lire les bulletins de vote remplis avec les stylos Sharpie.

Le «monde de l’information» coupé en deux

Selon le Election Integrity Project, un partenariat entre plusieurs instituts de recherche destiné à repérer la désinformation au cours du processus électoral, le «complot Sharpie» fut rapidement popularisé comme explication de la progression de Biden dans des «swings States»(les Etats pivots) comme l’Arizona. «Les agents du scrutin du comté de Maricopa (Arizona) distribuaient des stylos Sharpie sachant très bien que les machines enregistraient UNIQUEMENT les bulletins à l’encre. FRAUDE EN ARIZONA», lit-on dans un tweet. Une vidéo de deux femmes affirmant que des agents électoraux de Maricopa avaient tenté de forcer les électeurs à utiliser Sharpies est devenue virale sur Facebook, puis s’est rapidement propagée sur YouTube, Twitter, Rumble, TikTok, Parler et Reddit.

Les influenceurs conservateurs et les médias ont partagé cette théorie complotiste. Parmi eux, il y avait le fils de Donald Trump, Eric, et un député de l’Arizona, Paul Gosar [républicain élu à la Chambre des représentants depuis 2011], qui a tweeté le 4 novembre avoir demandé au procureur général de l’État d’enquêter sur ces allégations.

Comme pour d’autres allégations virales sur la fraude électorale en 2020, aucune preuve n’accréditait le Sharpiegate. L’élection a été l’une des plus sûres de l’histoire. Pourtant, en janvier 2021 encore, un sondage révélait que plus des deux tiers des républicains pensaient que la victoire de Biden était illégitime.

Natali Fierros Bock dit qu’elle pouvait sentir cette illusion de masse se cristalliser à l’occasion des élections dans le comté de Pinal, une zone rurale entre Phoenix et Tucson où elle est co-directrice du groupe Rural Arizona Engagement. «Cela ressemble à une crise existentielle», ajoute Natali Fierros Bock. De nombreux tweets ou posts du Sharpiegate citaient le comté de Pinal. Paul Gosar, dont la circonscription comporte une partie de cette région, aurait été responsable d’avoir contribué à l’organisation de rassemblement «Stop the Steal», le 6 janvier à Washington, qui a causé la mort de cinq personnes. Mark Finchem, un républicain qui représente une partie du comté de Pinal au parlement de l’Arizona, était également à Washington le 6 janvier.

L’assaut contre le Capitol illustre les conséquences dans le monde réel du cloisonnement des médias états-uniens, que caractérise sur leur droite le dense réseau de chaînes et de plates-formes qui se consacrent à la présentation d’une réalité alternative. Les entreprises propriétaires des médias sociaux, confrontées à leur rôle dans la diffusion de la désinformation, prétendent se réformer. Mais la désinformation de droite n’est pas un problème strictement d’ordre technologique. Il est loin d’être réglé. L’espoir que les événements du 6 janvier provoqueraient une prise de conscience au sein des médias conservateurs et du parti républicain s’est désormais évanoui. Le GOP (parti républicain) reste désireux d’armer la désinformation, non seulement pour gagner les élections, mais également pour faire avancer son programme politique.

La construction «confirmée» d’une identité

Exemple flagrant de ce projet, l’énergie déployée dans un certain nombre d’Etats pour restreindre l’accès au vote. En Arizona, les républicains ont introduit une vingtaine de lois et de règlements pour limiter le droit de vote, sous le prétexte mensonger de s’en prendre à la fraude électorale. Selon Natali Fierros Bock «quand on fait croire aux gens qu’on leur a volé leur élection, on leur dit qu’ils ont été dépouillés, n’est-ce pas? Et donc qu’ils ont besoin de protection». Elle explique ainsi la justification conservatrice de nouvelles restrictions du droit de vote dans son Etat. Le droit de vote est à ce jour la «préoccupation numéro un» de son organisation.

Mais l’inquiétude qu’éveille en Natali Fierros Bock la désinformation politique est plus profonde encore. L’organisation de la société est difficile lorsque les choses vont bien. « Mais quand le désaccord porte sur ce qui est vrai et sur ce qui ne l’est, quand ma réalité même diffère de celle de la personne à qui je parle, trouver un terrain d’entente est rendu bien difficile», dit-elle. «Si nous ne pouvons pas nous mettre d’accord sur une réalité commune, si nous ne pouvons pas trouver un terrain d’entente, alors comment cela va-t-il se terminer?»

A l’époque des élections de 2016, Kate Starbird, professeur à l’Université de Washington, qui étudie la désinformation en période de crise, a remarqué que de plus en plus d’utilisateurs de médias sociaux incorporaient des marqueurs d’identité politique dans leurs personnalités en ligne – hashtags, mèmes et autres signes de leur orientation idéologique. Les images du Capitol lui ont montré les mêmes symboles, tenues et drapeaux qu’elle voyait se propager sur les réseaux d’extrême droite en ligne. «Découvrir que toutes ces caricatures prenaient vie au cours de cette violente émeute, de cette insurrection, quelque que soit nom qu’on lui donne, était épouvantable, mais leur existence n’était pas nouvelle pour moi », nous dit-elle. «Il fut un temps où nous nous disions: “Oh, ce sont des robots, ce ne sont pas de vraies personnes”, ou “C’est quelqu’un qui joue un rôle”, ou “Nous mettons en place notre personnage en ligne et cela ne reflète pas vraiment qui nous sommes hors ligne”. Le 6 janvier nous a en grande partie détrompés de cette idée.»

Le réveil fut particulièrement rude pour les entreprises de médias sociaux, longtemps réticentes à réagir à la désinformation fleurissant sur leurs plates-formes, la limitant à une forme de débat qui pouvait être disjointe de ses conséquences dans le monde réel. Facebook, Twitter et d’autres plates-formes avaient apporté des modifications en prévision d’une élection contestée, annonçant par exemple des mesures visant à encadrer ou à supprimer des contenus qui délégitimeraient les élections. Facebook a bloqué de nouvelles annonces de campagne durant la semaine précédant les élections. Twitter a disqualifié comme trompeurs des centaines de milliers de tweets avec des notes rétablissant les faits. Pourtant, des propos délirants dénonçant la fraude électorale se sont tout de même propagés de façon virale, ricochant des usagers individuels de médias sociaux aux influenceurs et aux médias de la droite.

Quand les grandes plateformes excluent…

Au cours de la campagne de 2016, les préoccupations du public concernant la désinformation étaient centrées sur l’ombre d’acteurs étrangers ayant influencé la presse ou des citoyens états-uniens. Il fut avéré qu’il s’agissait d’une simplification excessive, bien que beaucoup, au centre et à gauche, y voyaient une explication de la défaite d’Hillary Clinton. Blâmer les seuls agissements de l’État russe ignorait d’autres facteurs, comme le sexisme, des erreurs de campagne d’Hillary Clinton, ainsi que boucle de rétroaction des médias de droite.

En 2020, les recherches effectuées par Kate Starbird et d’autres collaborateurs du Election Integrity Project, montrent que les acteurs les plus influents de la désinformation ont été très clairement identifiés comme étant d’authentiques utilisateurs des réseaux sociaux, étant effectivement ce qu’ils disaient être: soit, Donald Trump, par exemple, et les aînés de ses enfants.

La « désinformation participative », comme la qualifie Kate Starbird, est une autre clé du grand mensonge. Des mois avant les élections, Trump tweetait déjà que les élections lui seraient volées. Et dès lors qu’elles étaient en cours, «nous l’avons vu compter sur la foule, sur son public, pour créer les preuves qui correspondent au schéma», explique-t-elle.

Des personnes ont mis en ligne leurs expériences personnelles. Elles ont été partagées par des comptes plus influents et finalement présentées dans des articles de presse qui ont placé ces anecdotes dans le cadre plus large d’une élection volée. Certaines des anecdotes qui ont alimenté le Sharpiegate provenaient de personnes qui avaient utilisé un stylo pour voter en personne, puis avaient vu en ligne que leur vote avait été annulé – alors que le vote «annulé» faisait en fait référence à des bulletins de vote par correspondance que les électeurs avaient réclamés (et reçus) avant de décider de voter en personne. «Il s’agit d’un type de propagande très puissant, car les personnes qui ont contribué à créer ces récits pensaient vraiment qu’elles étaient victimes de fraude», explique Kate Starbird. Les mesures prises par les modérateurs de contenu sont généralement arrivées trop tard et ont été compliquées par le fait que de nombreuses allégations de privation du droit de vote par des utilisateurs individuels étaient difficiles à vérifier ou à réfuter.

Le Capitol Riot, l’émeute au Capitole, a conduit les géants de la technologie à prendre des mesures plus agressives contre Trump et autres colporteurs de désinformation. Twitter et Facebook ont viré Trump et fermé des dizaines de milliers de comptes et de pages. Facebook s’en est pris à certains de ses groupes que ses spécialistes avaient déjà avertis car ils cultivaient la désinformation et laissaient passer de «véhéments appels à la violence» pour reprendre une de leurs expressions. Google et Apple ont retiré Parler – un site de médias sociaux utilisé principalement par l’extrême droite – de leurs magasins d’applications. Amazon a cessé d’héberger les données de Parler sur son système d’infrastructure en nuage (cloud), le mettant temporairement hors ligne.

Mais ces mesures étaient en grande partie des réactions à des dommages déjà causés. «La modération ne réduit pas la demande de contenu [trompeur], et la demande de ce type de contenu a augmenté pendant certaines périodes où les plateformes ne modéraient pas ou ne s’attaquaient pas à certains des abus les plus flagrants de leurs outils», explique Renée DiResta, responsable de la recherche technique au Stanford Internet Observatory.

Exclure des personnes (déplatformer) ou refuser de servir des entreprises qui tolèrent une rhétorique violente, comme Amazon l’a fait avec Parler, peut avoir un impact, en particulier à court terme et lorsqu’on le fait à grande échelle. Cela réduit la portée des menteurs influents et peut rendre plus difficile le fonctionnement des applications «alt-tech»[1]. Un exemple notoire de déplatformer concerne Alex Jones, le théoricien de la conspiration à l’origine du site Infowars. Alex Jones a été exclu d’Apple, de Facebook, de YouTube et de Spotify en 2018 pour son soutien répété à la violence. Il a perdu près de 2,5 millions d’abonnés sur YouTube seulement; dans les trois semaines qui ont suivi la coupure de ses comptes, le nombre moyen de visites quotidiennes d’Infowars a chuté de près de 1,4 million à 715 000.

Mais Alex Jones n’a pas disparu – il a émigré vers Parler, GAB et d’autres plates-formes de l’alt-tech. Et il a pris la parole à l’occasion d’un rassemblement à Washington, la nuit avant l’attaque contre le Capitol.

Quand la technologie facilite la désinformation

Une des conséquences de l’expulsion de Trump et d’autres influenceurs de droite des grands réseaux sociaux a été l’augmentation de l’intérêt pour les plateformes de médias sociaux alternatifs, où des chambres d’écho plus dangereuses peuvent se former, dans des espaces cryptés, plus difficiles à surveiller. «Cela ne va-t-il pas simplement aggraver les positions des communautés extrémistes?» affirme Ethan Zuckerman, fondateur de l’Institute for Digital Public Infrastructure à l’Université du Massachusetts à Amherst. «Mais nous nous y dirigeons déjà, et au moins la bonne nouvelle est que [les extrémistes] ne vont pas recruter dans ces espaces grand public.»

La mauvaise nouvelle, selon Zuckerman, c’est que l’extrême droite est aujourd’hui à la tête des efforts pour créer de nouvelles formes de communauté en ligne. «Les nazis ont maintenant intérêt à créer des médias alternatifs distribués, et le reste d’entre nous est à la traîne, parce que nous n’avons pas intérêt à le faire», explique Zuckerman. Il soutient qu’une infrastructure numérique plus petite, distribuée et à but non lucratif est la voie vers un meilleur Internet. «Et ma vraie crainte profonde est que nous finissions par céder la conception de cette façon de construire des réseaux sociaux aux extrémistes d’extrême droite, car ce sont eux qui ont besoin de ces nouveaux espaces pour discuter et s’organiser.» En mars 2021, Jason Miller, porte-parole de Trump, a déclaré sur Fox que l’ancien président était susceptible de revenir sur les médias sociaux ce printemps «avec sa propre plateforme».

Un problème plus fondamental que la présence ou l’absence de Trump sur Twitter est le pouvoir qu’un seul dirigeant – Jack Dorsey, dans le cas de Twitter – a dans la prise de cette décision. Les entreprises de médias sociaux sont devenues si grandes qu’elles ne craignent guère la responsabilité sous la forme de la concurrence. «Pour dire les choses simplement, les entreprises qui étaient autrefois des start-up qui remettaient en cause le statu quo sont devenues le genre de monopoles que nous avons vus pour la dernière fois à l’époque des barons du pétrole et des magnats des chemins de fer», conclut un récent rapport des membres démocrates de la Sous-commission antitrust de la Chambre des représentants (House Judiciary Subcommittee on Antitrust) [2]. Pour l’instant, les réformes de Facebook et d’autres entreprises restent largement superficielles. Les plateformes reposent toujours sur des algorithmes qui récompensent les contenus scandaleux et sont toujours financées par la collecte et la vente des données des utilisateurs. Karen Hao, du MIT Technology Review, a récemment rapporté qu’un ancien chercheur en IA (Intelligence artificielle) de Facebook lui a confié que «son équipe a mené “étude après étude” confirmant la même idée de base: les modèles qui maximisent l’engagement augmentent la polarisation.» L’enquête de Karen Hao a conclu que la poursuite incessante de la croissance par la direction de Facebook «a affaibli ou arrêté à plusieurs reprises de nombreuses initiatives destinées à nettoyer la désinformation sur la plateforme.» Les mesures modestes prises par Facebook pendant l’élection en réponse à la vague de désinformation – qui comprenaient des modifications de son algorithme de classement pour mettre en valeur les sources d’information qu’il considérait comme «dignes de confiance» – ont déjà été annulées.

Les entreprises de technologie pourraient faire plus, comme l’ont montré les modifications des délais électoraux. Mais elles «refusent toujours de voir la désinformation comme une caractéristique essentielle de leur produit», déclare Joan Donovan, directeur de la recherche au Shorenstein Center on Media, Politics and Public Policy (Centre sur les médias, la politique et les politiques publiques) de Harvard University [3]. Le problème de la désinformation semble tellement vaste «parce qu’il est exactement ce que permet la technologie.» 

La montée en force des conservateurs

Quelques indices de réglementation se font jour sur au Capitol. Les démocrates ont proposé des réformes à l’article 230 de la Communications Decency Act [4], qui protège les entreprises de technologie de la responsabilité juridique concernant les contenus diffusés sur leurs plateformes, telles que l’exigence de plus de transparence quant à la modération des contenus et la possibilité d’entreprendre des poursuites contre les plates-formes lorsque les contenus qu’elles diffusent entraînent de réels dommages matériels. Les critiques formulées par le GOP, le parti républicain, à propos de l’article 230 soutiennent l’argument fallacieux qu’il permettrait aux plateformes de discriminer les conservateurs.

Une autre tactique législative se concentrerait sur les algorithmes que les plates-formes utilisent pour amplifier le contenu, plutôt que sur le contenu lui-même. Un projet de loi introduit par deux sénateurs démocrates rendrait des entreprises responsables si leurs algorithmes favorisent un contenu associé à des actes de violence.

Les députés démocrates visent également des modifications de la loi antitrust, tandis que plusieurs poursuites basées sur la législation antitrust ont été déposées contre Facebook et Google. Mais le litige pourrait prendre des années. Même en parvenant à briser la Big Tech on laisserait intact ce modèle d’entreprise prédatrice. Pour résoudre ce problème, Ethan Zuckerman et d’autres experts ont appelé à une taxe sur la publicité numérique ciblée. Une telle taxe découragerait la publicité ciblée et les revenus pourraient être utilisés pour financer des médias de service public.

Les médias sociaux jouent un rôle clé dans l’amplification des théories complotistes et dans la désinformation politique, mais ils ne les ont pas créés. «Si on pense que la désinformation serait apparue [seulement à l’ère de Trump], et qu’on pense que nous disposions antérieurement d’un point de vue qui permettait d’appréhender la vérité et que seule l’apparition des réseaux sociaux aurait tout cassé … ça fait beaucoup d’hypothèses pour accréditer l’idée qu’auparavant on s’accordait sur le vrai et sur le faux», déclare Alice E. Marwick, professeure adjointe à l’Université de Caroline du Nord qui étudie les réseaux sociaux et la société. Les politiciens exploitent depuis longtemps la désinformation, en particulier les clichés racistes. Mais cette pratique a été rendue particulièrement puissante non seulement par les médias sociaux, affirme M. Marwick, mais aussi par l’industrie médiatique de droite qui tire profit de ces mensonges.

«Le monde en ligne étatsunien est un désastre parce qu’elle a été greffée sur une sphère publique de la télévision et de la radio qui était déjà profondément fractionnée», affirment Yochai Benkler, Robert Faris et Hal Roberts du Berkman Klein Center for Internet and Society de Harvard dans leur livre Network Propaganda. L’effondrement des informations locales a laissé un vide qui, pour de nombreux habitants des Etats-Unis, a été comblé par des médias partisans qui, à droite, se caractérisent par un mépris flagrant des normes journalistiques en matière de recherche des sources et de vérification des faits. Ce monde insulaire des chaînes de droite s’étend de ceux qui se pensent eux-mêmes être des sources objectives, Fox News en tête. Quant à la radio et aux sites extrêmes comme Infowars et The Gateway Pundit, ils «représentent une radicalisation d’environ un tiers du système médiatique des Etats-Unis», écrivent les auteurs.

Le mouvement conservateur a passé des décennies à construire cet appareil pour colporter des mensonges et de la peur en même temps que des remèdes miracles et des «systèmes pyramidaux»[5]. Il a connu un tel succès que Fox et d’autres médias d’extrême droite ont fini par avoir une relation étroite, y compris à deux, avec la Maison Blanche. Le président de Fox, Rupert Murdoch, a entretenu une relation étroite avec Trump, tout comme Sean Hannity et l’ancien coprésident de Fox News, Bill Shine, qui est devenu directeur de la communication de la Maison-Blanche en 2018.

Le contre-coup subi par Fox dans la foulée de l’élection présidentielle a pu donner à ser que le leader de la machine médiatique de droite pourrait être détrôné. Son rival à l’extrême-droite, Newsmax TV a enregistré pour la première fois un taux d’écoute plus élevé que Fox dans le mois qui a suivi les élections, après les tweets de soutien de Trump. Pendant la semaine du 9 novembre, il a dépassé Breitbart comme site web conservateur le plus visité. Mais Fox a rapidement récupéré. Le réseau a rétropédalé après son échec post-électoral, vidé un rédacteur en chef pour avoir présenté la projection qui annonçait la victoire de Biden en Arizona et remplacé la présentation des informations avec la diffusion d’opinions.

Selon Media Matters [6], Fox News a présenté l’idée d’une élection volée près de 800 fois dans les deux semaines qui ont suivi la déclaration de Biden comme vainqueur. Les recettes publicitaires du réseau ont augmenté de 31% au cours du dernier trimestre de 2020, tandis que sa société mère, Fox Corporation, a enregistré un bond de 17% de son bénéfice avant impôt.

Si l’écosystème des médias d’extrême droite est devenu si puissant, c’est en partie parce que mentir ne lui a causé aucun inconvénient. Au lieu de cela, l’Administration Trump a montré l’existence d’une opportunité commerciale dans l’acte de désinformer en prétendant soutenir ce que les gens veulent croire. «A l’heure actuelle, les gens veulent quelque chose qui soutienne leurs points de vue et leurs opinions», a déclaré Chris Ruddy, le PDG de Newsmax, à Ben Smith du New York Times dans un entretien publié peu de temps après l’élection. «La dénonciation d’une élection volée, c’était de la supernews»,ss-t-il déclaré dans un autre entretien. Le départ de Trump de la Maison Blanche ne réduira pas nécessairement la demande de ce type de contenu.

La base de l’actuel GOP «éduquée» au son de la désinformation

Depuis l’émeute du Capitole, deux entreprises de systèmes de vote ont lancé un effort inhabituel pour tenir les médias et les influenceurs de droite responsables de certains des mensonges qu’ils ont diffusés. Dominion Voting Systems, un important fournisseur de technologies de vote, et une autre société appelée Smartmatic ont fait l’objet d’une myriade d’affirmations farfelues liées à la fraude électorale, dont beaucoup ont été utilisées dans les procès intentés par la campagne de Trump. Ces affirmations ont été diffusées à plusieurs reprises sur Fox, Newsmax TV et OAN (One America News).Depuis janvier, ces sociétés ont déposé plusieurs plaintes pour diffamation contre les avocats de la campagne de Trump, Sidney Powell et Rudy Giuliani, le PDG du site MyPillow, Mike Lindell, ainsi que Fox News et trois de ses animateurs. Dominion allègue qu’à la suite de fausses accusations, son «fondateur et ses employés ont été harcelés et ont reçu des menaces de mort, et Dominion a subi un préjudice sans précédent et irréparable.»

La menace d’une action en justice a contraint un certain nombre de sociétés de médias à publier des corrections pour des articles sur la supposée ingérence dans les élections qui mentionnaient Dominion. Le site web conservateur American Thinker a publié une déclaration dans laquelle il admettait que ses articles sur Dominion étaient «complètement faux et ne reposaient sur aucun fait» et «s’appuyaient sur des sources discréditées qui ont colporté des théories démystifiées». OAN a simplement supprimé tous les articles sur Dominion de son site Web sans faire de commentaire.

Ces poursuites ne démantèleront pas le monde des médias de droite, mais elles ont suscité un débat plus robuste sur la façon dont les médias et les entreprises de médias sociaux pourraient être tenus responsables des mensonges qui deviennent mortels – et sur l’opportunité de ce type d’action en justice, compte tenu des protections offertes par le premier amendement [7] et du fait que les puissants utilisent souvent la loi sur la diffamation pour intimider les journalistes.

Ethan Zuckerman réfléchit depuis des années à la manière de construire un meilleur Internet, une préoccupation qui n’est pas sans rapport avec le fait que, dans les années 1990, il a écrit le code informatique qui a créé les publicités pop-up. («Je suis désolé. Nos intentions étaient bonnes», écrivait-il en 2014.) Pourtant, il pense qu’il est myope de considérer la désinformation comme un problème lié aux médias et à la technologie. «Il est très difficile de conclure qu’il s’agit d’un problème purement informationnel», dit Zuckerman. «C’est un problème de pouvoir».

Le GOP est de plus en plus tolérant, et même dépendant, de la désinformation militarisée. «Nous sommes dans une situation où le parti républicain se rend compte que 70% de ses électeurs ne croient pas que Joe Biden a été élu légitimement, et le parti est maintenant très réticent à contredire ce que ses électeurs croient», dit Zuckerman. Les républicains sont réticents, du moins en partie, en raison d’une peur légitime des défis lors des primaires de la droite, mais aussi parce qu’ils ont appris de Trump le pouvoir de l’utilisation des théories du complot pour mobiliser les électeurs aliénés en s’appuyant sur leur profonde méfiance des institutions publiques.

C’est une chose pour un citoyen ordinaire de retweeter une fausse affirmation, c’en est une autre pour les élus de légitimer les théories du complot. Mais il pourrait s’avérer encore plus difficile de demander des comptes au GOP que de réformer la Big Tech. Les racines radicales de la base ont été renforcées par les collectes de petits dons et le remaniement des circonscriptions électorales [favorisant les républicains], tandis que les républicains plus modérés prennent leur retraite ou quittent le parti. L’écrivain Erick Trickey a récemment fait valoir, dans le Washington Post, que ce qui a permis d’atténuer une vague similaire de paranoïa conservatrice de cinglés menée par la John Birch Society [8] dans les années 1960, c’est la dénonciation explicite par d’éminents conservateurs comme William Buckley et Ronald Reagan, ainsi que par les dirigeants républicains du Congrès.

Mais les dirigeants du parti d’aujourd’hui n’ont pas voulu excommunier les conspirationnistes. À la suite de l’émeute du Capitol, les élus qui ont répandu des rumeurs selon lesquelles la violence était en réalité le fait d’antifascistes – parmi lesquels Paul Gosar et Andy Biggs de l’Arizona – ont gagné en notoriété, tandis que ceux qui critiquaient Trump ont été publiquement humiliés.

La prégnance des récits conspirationnistes fut particulièrement marquée dans les organisations républicaines au niveau des Etats. Au Texas, le GOP a récemment endossé le slogan de Qanon «Nous sommes la tempête» dans les messages publicitaires officiels et le comité exécutif du GOP dans l’Oregon a approuvé la théorie selon laquelle l’émeute du Capitol avait été une mystification. En mars, les républicains de l’Oregon ont voté le remplacement de leur président – partisan de Trump – par un responsable encore plus extrémiste.

L’arsenal de la désinformation pourrait avoir un impact durable non seulement sur les structures du GOP mais également sur sa politique publique. Les républicains recourent maintenant au grand mensonge pour s’efforcer de restreindre les droits de vote en Arizona, en Géorgie et dans des dizaines d’autres États. A la date du 19 février, selon le Brennan Center for Justice [9], des députés avaient introduit dans 43 Etats plus de 250 projets de loi restreignant l’accès au vote, «plus de sept fois le nombre de projets restrictifs en comparaison avec l’an dernier à la même époque.» À la fin du mois de mars 2021, le Gouverneur de la Georgie, Brian Kemp, a signé un décret de 95 pages, introduisant dans cet Etat différents dispositifs pour rendre plus difficile le vote.

Un grand nombre des extrémistes de droite, des politiciens et des influenceurs médiatiques qui ont répandu la désinformation sur les élections présidentielles nourrissent désormais les mensonges concernant les vaccins contre le Covid-19. Les rumeurs, que répandent des applications de médias sociaux tels que Telegram que fréquentent notamment des adhérents de Qanon et des milices, couvrent le champ des habituelles discussions anti-vaccination jusqu’aux affirmations les plus absurdes selon lesquelles les vaccins font partie d’un plan secret forgé par Bill Gates pour implanter des micro-puces, ou qu’ils provoquent la stérilité, ou qu’ils vont altérer l’ADN humain.

Apportant leur soutien aux conspirations les plus folles, d’éminents conservateurs comme Tucker Carlson (animateur de télévision) et le sénateur Ron Johnson (entrepreneur dans le secteur du plastique, représentant du Wisconsin), devenu l’un des principaux pourvoyeurs de désinformation du GOP, mettent en doute la sécurité des vaccins sous le prétexte «qu’ils ne font simplement que poser des questions». La désinformation sur les vaccins participe de cet effort de longue date des conservateurs pour semer la méfiance contre le gouvernement. Elle semble porter ses fruits: un tiers des républicains disent maintenant ne pas vouloir se faire vacciner.

Voilà le prix de la désinformation: des émeutes meurtrières, des changements de politique susceptibles de priver de leur droit de vote des électeurs légitimes, des quantités de décès qui auraient pu être évités. Cette orientation se traduit aussi en termes de charges financières: les dépenses supplémentaires pour sécuriser le Capitole, des dollars supplémentaires consacrés à la réponse pandémique. Plus abstraits mais non moins réels sont les coûts sociaux: les parents perdus dans les cavernes de Qanon, l’érosion des bases factuelles qui permettent une argumentation productive.

Le problème avec l’univers des «faits alternatifs» de l’extrême droite n’est pas qu’il est hermétiquement fermé à l’univers dans lequel le reste d’entre nous vit. C’est plutôt que ces univers ne puissent pas vraiment être séparés. Si nous avons appris quelque chose au cours des six derniers mois, c’est que la distance épistémologique n’empêche pas les collisions (de ces univers) dans le monde réel, collisions qui peuvent être mortelles pour les individus – et potentiellement ruineuses pour les systèmes démocratiques. (Article publié sur le site de l’hebdomadaire The Nation en date du 23 avril 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre

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[1] Alt-Tech est un terme utilisé pour décrire les sites Web, les plates-formes de médias sociaux et les fournisseurs de services Internet qui se positionnent comme des «alternatives», généralement d’extrême-droite, aux réseaux sociaux traditionnels. (Réd.)

[2] House Judiciary Subcommittee on Antitrust. le Sous-comité judiciaire du Sénat des États-Unis sur la politique de concurrence, les lois antitrust et les droits des consommateurs est l’un des huit sous-comités du Comité judiciaire du Sénat. (Réd.)

[3] Le Massachusetts Institute of Technology (MIT) est un institut de recherche étasunien lié à la structure universitaire du MIT, spécialisé dans les domaines de la science et de la technologie. Il édite la MIT Technology Review. (Réd.)

[4] Le Communications Decency Act de 1996 a été la première tentative notable du Congrès américain pour réglementer le contenu pornographique sur Internet. Suite à l’affaire Reno contre ACLU en 1997, la Cour suprême des États-Unis a annulé les dispositions anti-indécence de la loi. (Réd.)

[5] Pyramid scheme: la vente pyramidale est une forme d’escroquerie dans laquelle le profit ne provient pas vraiment d’une activité de vente comme annoncé, mais surtout du recrutement de nouveaux membres. (Réd.)

[6] Media Matters est une ONG orientée à gauche qui exerce une surveillance des médias d’extrême droite.

[7] Le premier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique fait partie des dix amendements ratifiés en 1791 et connus collectivement comme la Déclaration des Droits (Bill of Rights). Il interdit au Congrès des Etats-Unis d’adopter des lois limitant la liberté de religion et d’expression, la liberté de la presse ou le droit à «se rassembler pacifiquement».

[8] La John Birch Society est une association conservatrice américaine, fondée à Indianapolis en 1958. Son nom fait référence à John Birch, militaire et missionnaire protestant, tué par des communistes chinois en 1945, considéré ainsi comme la première victime de la guerre froide.(Réd.)

[9] Le Brennan Center for Justice de la faculté de droit de l’Université de New York, est un institut bipartisan de droit et de politique publique, généralement considéré comme libéral ou progressiste. (Réd.)

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