Par Julia Gledhill et William D. Hartung
Le 3 juin, le président Joe Biden a signé un projet de loi visant à relever le plafond de la dette publique et à plafonner certaines catégories de dépenses publiques. Le grand gagnant a été – surprise, surprise! – le Pentagone.
Le Congrès a épargné les programmes liés à l’armée tout en gelant toutes les autres catégories de dépenses discrétionnaires au niveau de l’année fiscale 2023 (à l’exception de l’aide aux anciens combattants). En effet, les législateurs ont fixé le budget du Pentagone et d’autres programmes de sécurité nationale – tels que les travaux liés au nucléaire développant des ogives au ministère de l’Energie – au niveau demandé dans la proposition de budget de l’administration pour l’année fiscale 2024: une augmentation de 3,3% des dépenses militaires pour un total impressionnant de 886 milliards de dollars. Il s’agit là d’un traitement de faveur de premier ordre, et ce, pour la seule agence gouvernementale qui n’a pas réussi à passer un seul audit financier!
Malgré cela, cette augmentation de 886 milliards de dollars des dépenses du Pentagone et des dépenses connexes ne sera probablement qu’un plancher, et non un plafond, pour ce qui sera alloué à la «défense nationale» l’année prochaine. Une analyse de l’accord, réalisée par le Wall Street Journal, a révélé que les dépenses pour le Pentagone et les soins aux anciens combattants – dont aucun n’est gelé dans l’accord bipartisan – devraient dépasser les 1000 milliards de dollars l’année prochaine.
Ce chiffre est à comparer aux 637 milliards de dollars qui restent pour le reste du budget discrétionnaire du gouvernement. En d’autres termes, la santé publique, la protection de l’environnement, le logement, les transports et presque tout ce que le gouvernement fédéral entreprend devront se contenter d’à peine 45% du budget discrétionnaire fédéral, soit moins que ce qui serait nécessaire pour compenser l’inflation. (Oubliez les besoins non satisfaits dans ce pays.)
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Comptez sur une chose: les dépenses de sécurité nationale augmenteront probablement encore plus, grâce à une faille énorme (bien que peu remarquée) dans cet accord budgétaire, une faille que les faucons du Congrès salivent déjà à l’idée de trouver la meilleure façon de l’exploiter. Certes, cette faille est facile à ne pas remarquer, étant donné le jargon bureaucratique utilisé pour l’expliquer, mais son impact potentiel sur la montée en flèche des budgets militaires ne pourrait être plus clair. Dans son analyse de l’accord budgétaire, le Congressional Budget Office (CBO-Bureau du budget du Congrès) a noté que «le financement désigné comme une exigence d’urgence ou pour les opérations de sécurité à l’étranger ne serait pas limité» par tout ce qu’avaient convenu les sénateurs et les représentants de la Chambre des représentants .
Comme nous aurions dû l’apprendre au cours des 20 années de guerres panaméricaines en Afghanistan et en Irak, l’expression «opérations d’urgence à l’étranger» peut être étendue pour couvrir presque tout ce que le Pentagone veut dépenser avec l’argent de vos impôts. En fait, il existait même un compte «Overseas Contingency Operations» (OCO) censé être réservé au financement des guerres apparemment sans fin menées par ce pays après le 11 septembre 2001. Ce compte a certainement été utilisé pour les financer, mais des centaines de milliards de dollars de projets du Pentagone qui n’avaient rien à voir avec les conflits en Irak ou en Afghanistan ont également été financés de cette manière. Les détracteurs des dépenses excessives du Pentagone l’ont rapidement surnommée la «caisse noire» du département de la Défense.
Préparez-vous donc à voir «Slush Fund II» (caisse occulte), bientôt dans un cinéma près de chez vous. Cette fois-ci, le moyen de gonfler le budget du Pentagone sera certainement le prochain programme d’aide militaire à l’Ukraine, qui sera probablement présenté sous la forme d’un projet de loi d’urgence dans le courant de l’année. Il faut s’attendre à ce que ce paquet comprenne non seulement une aide pour aider l’Ukraine à repousser l’invasion brutale de la Russie, mais aussi des dizaines de milliards de dollars supplémentaires pour – oui, bien sûr! – gonfler le budget du Pentagone, déjà bien garni.
Le sénateur Lindsey Graham (républicain, Caroline du Sud) s’est exprimé en ce sens lors d’un entretien avec les journalistes peu après l’adoption de l’accord sur le plafond de la dette par le Congrès. «Il y aura bientôt un jour, leur a-t-il dit, où nous devrons nous occuper de la situation ukrainienne. Ce sera l’occasion pour moi et d’autres de combler les lacunes de cet accord budgétaire.»
Le chef de la majorité sénatoriale, Chuck Schumer (démocrate, New York), a fait une déclaration similaire au Sénat lors du débat sur cet accord. «L’accord sur le plafond de la dette, a-t-il déclaré, ne limite en rien la capacité du Sénat à affecter des fonds d’urgence/supplémentaires pour garantir que nos capacités militaires soient suffisantes pour dissuader la Chine, la Russie et nos autres adversaires et pour répondre aux menaces permanentes et croissantes qui pèsent sur la sécurité nationale.
La position du président de la Chambre des représentants, Kevin McCarthy (républicain, Californie), pourrait constituer un obstacle potentiel (et surprenant) aux projets futurs des partisans du budget du Pentagone. Il a en effet qualifié les efforts visant à augmenter les dépenses du Pentagone au-delà du niveau fixé dans le récent accord budgétaire de «partie du problème». Pour l’instant du moins, il s’oppose ouvertement à l’élaboration d’un train de mesures d’urgence visant à augmenter le budget du Pentagone: «Les cinq derniers audits du département de la Défense ont échoué. Il y a donc beaucoup d’endroits à réformer [où] nous pouvons faire beaucoup d’économies. Nous avons augmenté le budget. C’est la somme la plus importante que nous ayons jamais dépensée pour la défense – c’est la somme la plus importante que n’importe qui dans le monde ait jamais dépensée pour la défense. Je ne pense donc pas que la première réponse soit de faire un budget supplémentaire.»
Le surfinancement massif du Pentagone
Le département de la Défense est, bien entendu, déjà largement surfinancé. Le chiffre de 886 milliards de dollars est l’un des plus élevés jamais atteint – des centaines de milliards de dollars de plus qu’à l’apogée des guerres de Corée ou du Vietnam ou pendant les années les plus intensément conflictuelles de la guerre froide. Il est plus élevé que les budgets militaires combinés des dix pays qui suivent, dont la plupart sont, de toute façon, des alliés des Etats-Unis. Et on estime qu’il est trois fois supérieur à ce que reçoit annuellement l’armée chinoise, la «menace montante accélérée» pour le Pentagone. Il est donc ironique de constater que le fait de «suivre le rythme» de la Chine impliquerait au contraire une réduction massive des dépenses militaires, et non une augmentation du budget pléthorique du Pentagone.
Il va sans dire que les préparatifs visant à défendre efficacement les Etats-Unis et leurs alliés pourraient être réalisés pour un montant bien inférieur à celui qui est actuellement alloué au Pentagone. Une nouvelle approche pourrait facilement permettre d’économiser plus de 100 milliards de dollars au cours de l’année fiscale 2024, comme l’ont proposé les représentants Barbara Lee (démocrate, Californie) et Mark Pocan (démocrate, Wisconsin) dans la loi «People Over Pentagon Act», la principale proposition de réduction budgétaire du Congrès. Un rapport illustratif publié par le Congressional Budget Office (CBO) à la fin de l’année 2021 esquisse trois scénarios, tous impliquant une approche moins interventionniste et plus modérée de la défense. Elle inclurait une plus grande dépendance à l’égard des alliés. Chaque option réduirait la force militaire active américaine de 1,3 million d’hommes (jusqu’à un cinquième dans l’un des scénarios). Les économies totales résultant des changements proposés par le CBO s’élèveraient, sur une décennie, à 1000 milliards de dollars.
Une approche plus détaillée, s’éloignant de la stratégie actuelle de «couverture du globe» («cover the globe strategy»), qui consiste à être capable de mener (mais pas toujours de gagner, comme le montre l’histoire de ce siècle) des guerres pratiquement n’importe où sur Terre, dans un délai très court – sans alliés, si nécessaire –, pourrait permettre d’économiser des centaines de milliards supplémentaires au cours de la décennie à venir. La réduction de la bureaucratie et d’autres changements dans la politique de défense pourraient également permettre de réaliser des économies supplémentaires. Pour ne citer que deux exemples, la réduction de la masse de plus d’un demi-million d’employés contractuels privés du Pentagone et la diminution du programme de «modernisation» des armes nucléaires permettraient d’économiser plus de 300 milliards de dollars supplémentaires sur une décennie.
Mais rien de tout cela n’est envisageable sans une pression concertée de l’opinion publique pour, dans un premier temps, empêcher les membres du Congrès d’ajouter des dizaines de milliards de dollars de dépenses à des projets militaires locaux [au sens de localisation d’industries ou d’infrastructures d’armement] qui canalisent les fonds vers leurs Etats ou leurs districts. Il faudrait également s’opposer à la propagande des fournisseurs du Pentagone qui prétendent avoir besoin de toujours plus d’argent pour fournir les outils adéquats à la défense du pays.
Les fournisseurs crient au loup
Alors qu’elles réclament toujours plus d’argent de nos impôts, les grandes sociétés militaro-industrielles passent beaucoup trop de temps à remplir les poches de leurs actionnaires plutôt qu’à investir dans les outils nécessaires à la défense de notre pays. Un récent rapport du département de la Défense a révélé que, de 2010 à 2019, ces entreprises ont augmenté de 73% par rapport à la décennie précédente ce qu’elles ont versé à leurs actionnaires. Pendant ce temps, leurs investissements dans la recherche, le développement et les actifs (biens de production) ont diminué de manière significative. Pourtant, ces entreprises affirment que, sans un financement supplémentaire du Pentagone, elles ne peuvent pas se permettre d’investir suffisamment dans leurs activités pour relever les défis futurs en matière de sécurité nationale, qui comprennent l’accélération de la production d’armes pour fournir des armes à l’Ukraine.
En réalité, les données financières suggèrent qu’elles ont simplement choisi de récompenser leurs actionnaires au détriment de tout le reste, même si leurs marges bénéficiaires et leurs liquidités n’ont cessé de s’améliorer. En fait, le rapport souligne que ces entreprises «génèrent des montants substantiels de liquidités au-delà de leurs besoins opérationnels ou d’investissement en capital». Ainsi, au lieu d’investir davantage dans leurs activités, elles choisissent de manger leur «semence de maïs» en donnant la priorité aux gains à court terme plutôt qu’aux investissements à long terme et en «investissant» les bénéfices supplémentaires en direction leurs actionnaires. Et lorsque vous mangez votre semence de maïs, il ne vous reste plus rien à planter l’année suivante.
N’ayez crainte, cependant, car le Congrès semble éternellement prêt à les renflouer. En fait, ses entreprises continuent de prospérer parce que le Congrès autorise le financement du Pentagone pour qu’il leur accorde de façon répétée d’énormes contrats, quels que soient leurs performances ou leur manque d’investissement interne. Aucune autre industrie ne pourrait s’en tirer avec un raisonnement aussi maximaliste.
Les entreprises militaires surpassent les entreprises de taille similaire des secteurs non liés à la défense dans huit des neuf indicateurs financiers clés, y compris en ce qui concerne le rendement total pour les actionnaires (une catégorie dans laquelle elles laissent la plupart des autres entreprises du S&P 500 à terre). Elles surpassent financièrement leurs homologues commerciaux pour deux raisons évidentes: premièrement, le gouvernement subventionne une grande partie de leurs coûts; deuxièmement, l’industrie de l’armement est tellement concentrée que ses principales entreprises ne font face qu’à peu ou pas de concurrence.
Pour ne rien arranger, les entrepreneurs surfacturent au gouvernement l’armement de base qu’ils produisent, alors qu’ils engrangent de l’argent pour enrichir leurs actionnaires. Au cours des 15 dernières années, l’organisme de surveillance interne du Pentagone a dénoncé les prix abusifs pratiqués par des entreprises allant de Boeing et Lockheed Martin à des sociétés moins connues comme TransDigm Group [équipements aéronautiques]. En 2011, Boeing a réalisé des bénéfices excédentaires d’environ 13 millions de dollars en surfacturant à l’armée 18 pièces détachées utilisées dans les hélicoptères Apache et Chinook. Pour donner un ordre d’idée, l’armée a payé 1678,61 dollars chacune pour une minuscule pièce d’hélicoptère que le Pentagone avait déjà en stock dans son propre entrepôt pour seulement 7,71 dollars.
En 2015, le Pentagone a découvert que Lockheed Martin et Boeing pratiquaient ensemble des prix abusifs. Ils ont surfacturé l’armée de «centaines de millions de dollars» pour des missiles. De même, TransDigm a gagné 16 millions de dollars en surfacturant des pièces détachées entre 2015 et 2017, et encore plus les deux années suivantes, générant près de 21 millions de dollars de bénéfices excédentaires. A l’en croire, il n’existe aucune obligation légale pour ces entreprises de rembourser le gouvernement si elles sont démasquées pour avoir pratiqué des prix abusifs.
Il n’y a bien sûr rien de nouveau dans ce type d’escroquerie, qui n’est d’ailleurs pas propre à l’industrie de l’armement. Mais c’est particulièrement flagrant dans ce secteur, étant donné que les principaux fournisseurs de matériel militaire dépendent fortement des activités du gouvernement. Lockheed Martin, le plus important d’entre eux, a réalisé 73% de son chiffre d’affaires net de 66 milliards de dollars avec le gouvernement en 2022. Boeing, qui fait beaucoup plus d’affaires commerciales, a tout de même généré 40% de son chiffre d’affaires avec le gouvernement cette année-là (contre 51% en 2020).
Malgré leur dépendance à l’égard des contrats gouvernementaux, les entreprises comme Boeing semblent redoubler d’efforts pour mettre en œuvre des pratiques qui conduisent souvent à des prix abusifs. Selon Bloomberg News, entre 2020 et 2021, Boeing a refusé de fournir au Pentagone des données certifiées sur les coûts et les prix de près de 11 000 pièces détachées dans le cadre d’un seul contrat avec l’armée de l’air. La sénatrice Elizabeth Warren (démocrate, Massachusetts) et le représentant John Garamendi (démocrate, Californie) ont demandé au Pentagone de mener une enquête car, sans ces informations, le ministère aura du mal à s’assurer qu’il paie un prix équitable, quels que soient ses achats.
Mettre un frein à cette politique des prestataires de la «défense» et de leurs alliés élus
Mettre un terme aux escroqueries et à la corruption des entreprises d’armement, grandes et petites, permettrait au contribuable américain d’économiser d’innombrables milliards de dollars. Et mettre un frein à la politique des intérêts particuliers de la part des membres du complexe militaro-industriel-congressionnel (MICC) pourrait ouvrir la voie au développement d’une stratégie militaire mondiale véritablement défensive plutôt qu’à l’approche interventionniste actuelle qui a entraîné les Etats-Unis dans les guerres dévastatrices et contre-productives de ce siècle.
Une mesure modeste pour limiter le pouvoir du lobby de l’armement consisterait à réorganiser le système de financement des campagnes électorales qui permet de doubler avec des fonds fédéraux ce que les candidats réunissent eux-mêmes, ce qui diluerait la nature influente des dizaines de millions de contributions de campagne que l’industrie de l’armement apporte à chaque cycle électoral. En outre, le fait d’interdire aux officiers supérieurs de l’armée qui prennent leur retraite de travailler pour des entreprises d’armement – ou, du moins, d’étendre la période de réflexion à au moins quatre ans avant qu’ils ne puissent le faire, comme le propose la sénatrice Warren – contribuerait également à réduire l’influence indue exercée par le MICC.
Enfin, des mesures pourraient être prises pour empêcher les services militaires de communiquer au Congrès leurs listes annuelles de souhaits – officiellement connues sous le nom de «listes de priorités non financées» – concernant les éléments qu’ils souhaitent voir ajoutés au budget du Pentagone. Après tout, ces listes ne sont qu’un outil supplémentaire permettant aux membres du Congrès d’ajouter au budget du Pentagone des milliards de dollars de plus que ce que le Pentagone a même demandé!
Il reste à voir si de telles réformes, si elles étaient adoptées, suffiraient à réduire véritablement les dépenses excessives du Pentagone. En l’absence de telles réformes, une chose est sûre: le budget du département de la Défense continuera très certainement à grimper en flèche, atteignant sans aucun doute 1000 milliards de dollars ou plus par an d’ici quelques années seulement. Les citoyens et citoyennes américains ne peuvent pas se permettre de laisser cela se produire. (Article publié sur le site Tom Dispatch, le 20 juin 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Julia Gledhill est analyste au Center for Defense Information du Project On Government Oversight. William D. Hartung est chercheur principal au Quincy Institute for Responsible Statecraft.
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