Etats-Unis. Les mobilisations sont allées «plus loin que Bernie»

Par Paul D’Amato

Bernie Sanders a mis fin à sa deuxième candidature présidentielle en avril, appuyant Joe Biden et exhortant ses partisans à voter pour lui. Depuis lors, le climat politique aux États-Unis s’est transformé. La pandémie de Covid-19, la crise économique et le chômage à grande échelle qui s’en sont suivis, puis les soulèvements de masse déclenchés par le meurtre de George Floyd, ont jeté dans l’ombre l’élection présidentielle qui avait été l’objet de l’attention de nombreux membres de la gauche.

Les élections peuvent être un baromètre utile, bien qu’imparfait, du sentiment de larges secteurs, mais elles ne sont pas l’arène dans laquelle un grand nombre de personnes démunies de droits peuvent affirmer leur force. L’éruption à l’échelle nationale des manifestations «Black Lives Matter» en particulier a confirmé la déclaration bien connue d’Howard Zinn selon laquelle «la chose vraiment critique n’est pas de savoir qui est assis à la Maison Blanche, mais qui est présent dans les rues, dans les cafétérias, dans les couloirs du gouvernement, dans les usines. Qui proteste, qui occupe des bureaux et qui manifeste – ce sont ces choses qui déterminent ce qui se passe.»

Les protestations de masse ont rapidement et radicalement modifié le débat national sur le système de police raciste et le droit de lutter contre celui-ci. La revendication de «fortes réductions budgétaires allouées à la police» a poussé les responsables politiques locaux à embrasser diverses «réformes» de la police – dans le but d’éviter tout ce qui pourrait être plus substantiel. Qui aurait pu prédire quelques semaines plus tôt que le tiède New York Times (NYT) publierait le 12 juin une tribune libre de l’activiste noire Mariame Kaba intitulé «Oui, nous voulons dire littéralement abolir la police – parce que la réforme n’aura pas lieu». Mariame Kaba a affirmé que «nous devrions réorienter les milliards qui vont maintenant aux départements de police vers la fourniture de soins de santé, de logement, d’éducation et de bons emplois. Si nous faisions cela, nous aurions moins besoin de la police en premier lieu.» Neuf jours plus tôt, en revanche, le NYT avait publié un article intitulé «Envoyez les troupes» du sénateur républicain Tom Cotton de l’Arkansas, proposant l’utilisation de troupes fédérales pour écraser les protestations.

Il n’est pas surprenant que la réponse de Joe Biden au retrait des fonds pour la police ait fait cruellement défaut, démontrant ainsi comment les soulèvements ont poussé la conscience des masses vers la gauche, laissant les démocrates dans l’ombre. Biden est catégoriquement opposé à une réduction drastique du financement de la police. Au contraire, il a proposé d’ajouter 300 millions de dollars au financement des services de police dans tout le pays. La réponse de Bernie Sanders n’a pas été très différente de celle de Biden. Sanders a demandé des salaires plus élevés pour la police dans une lettre adressée au leader de la minorité démocrate au Sénat, Chuck Schumer. Il a ensuite expliqué sa position au New Yorker: «Je pense que nous voulons redéfinir ce que font les services de police, leur donner le soutien dont ils ont besoin pour mieux définir leur travail. Je pense donc que nous avons besoin de professionnels bien formés, bien instruits et bien rémunérés dans les services de police. Je ne suis pas d’accord avec quiconque pense que nous devrions abolir tous les services de police en Amérique.»

Où est la gauche?

L’émergence d’un mouvement aussi puissant et radical – qui semble avoir une grande force sur la durée et qui promet de s’étendre à d’autres domaines ainsi que faire siennes de multiples revendications – impose une grande responsabilité à ceux qui tentent de construire un mouvement révolutionnaire capable de s’attaquer au système capitaliste dans son ensemble. Malheureusement, la gauche révolutionnaire est en crise aux États-Unis. Pour citer un exemple, le plus grand groupe révolutionnaire, l’Organisation socialiste internationale (ISO), s’est dissous au printemps 2019.

La seule réussite a été la croissance de l’organisation socialiste plus hétérogène et politiquement modérée, les Democratic Socialists of America (DSA). Les deux campagnes présidentielles de Sanders (2016 et 2020) ont été largement responsables de l’ascension apparemment inéluctable de la DSA, qui est devenue en quelques années la plus grande organisation socialiste des États-Unis. Beaucoup de ceux qui s’étaient engagés auparavant à construire une organisation révolutionnaire ont abandonné ce projet au cours des dernières années en rejoignant le DSA et la campagne de Bernie Sanders. Le retrait de Bernie Sanders de la course des primaires démocrates a posé la question de ce que devrait être la prochaine étape pour le DSA et, plus largement, pour la gauche dans son ensemble.

Avant cette vague actuelle de luttes, la question se posait déjà de savoir si le DSA pouvait maintenir un pare-feu entre le soutien au progressiste Sanders et le néolibéral Biden. Alors qu’il était question d’aller «au-delà de Bernie», dans la pratique, l’essentiel des efforts de la DSA était orienté vers la campagne de Sanders. La Commission politique nationale (NPC) du DSA a publié une déclaration (le 12 mai 2020) selon laquelle le DSA «ne soutiendra pas Biden», mais cette position officielle obscurcit autant qu’elle révèle. Selon un rapport d’Andrew Sernatinger, 4 des 13 membres de la Commission politique nationale (NPC) du DSA ont voté en faveur du vote pour Biden dans les «swing states» [«Etats charnières», «Etats pivots»: Etat dont le vote peut changer d’un scrutin à l’autre et faire basculer le résultat du vote final].

Le rédacteur en chef de Jacobin, Bhaskar Sunkara, semble être d’accord avec la minorité au sein du NPC. Il a par exemple écrit un article le 28 mai dans le New York Times, intitulé de manière assez peu subtile: «Vous avez probablement entendu dire que les socialistes ne voteront pas pour Biden. N’écoutez pas cela. Nous ne l’aimons peut-être pas, mais nous ne voulons pas qu’il perde.»

Sunkara présente un cas classique du «moindre mal» dans l’article:

«Je partage la conviction que la présence de Joe Biden à la Maison Blanche serait bien moins dommageable pour la plupart des travailleurs/travailleuses que quatre années supplémentaires de Donald Trump. Joe Biden est en désaccord avec l’aile progressiste et travailliste de son parti, mais tous les pauvres et les travailleurs américains, ainsi que tous les socialistes, seraient dans une position préférable pour s’affronter avec une Maison Blanche remplie de démocrates centristes plutôt qu’avec des personnes nommées par le Trump.»

De même, la publication libérale (gauche sociale-démocrate) Nation a publié le 16 avril 2020 une lettre ouverte signée par une longue liste d’«anciens dirigeants» de l’époque des années 1960 des Students for a Democratic Society (SDS), affirmant que «travailler dur pour élire Biden» relève de la «responsabilité morale et politique de la gauche». Ils ont ajouté: «Nous sommes très préoccupés par le fait que certains des partisans de Sanders, y compris la direction des Démocrates-socialistes d’Amérique, refusent de soutenir Biden, qu’ils considèrent comme un représentant du capital de Wall Street.»

L’intellectuel et auteur de gauche Mitchell Abidor a exprimé son soutien à la lettre ouverte des anciens dirigeants du SDS dans une tribune libre du New York Times qui provoque ceux qui expriment une opposition de principe au soutien des démocrates: «Jacobin, ses lecteurs et les membres de DSA sont en grande partie des Blancs, des universitaires, des citoyens américains. Si Donald Trump est réélu, ils pourraient passer les quatre prochaines années en ne souffrant guère plus que les affres de l’indignation politique. Mais des millions de personnes moins fortunées en subiraient les conséquences réelles.»

Paul Heideman, écrivant dans Jacobin, a «défendu» le DSA contre l’attaque d’Abidor – non pas en expliquant plus en détail les raisons du refus du NPC de soutenir le néolibéral Biden, mais en donnant du crédit à l’argument d’Abidor. Il a écrit: «La grande ironie de la chose est que beaucoup, beaucoup de membres du DSA adoptent une position qui n’est pas très éloignée de celle d’Abidor.» Heideman a cité un article des membres de la DSA du New Jersey préconisant un vote pour Biden dans les «swing states». En passant, Heideman a ajouté qu’il est lui aussi «favorable aux arguments en faveur du vote pour Biden dans les «swing states».

Les deux articles de Heideman et Sunkara assurent aux libéraux du Parti démocrate que le DSA ne fera pas obstacle à la victoire de Biden en novembre. Sunkara explique que «88%» des partisans de Sanders ont voté pour Hillary Clinton, et qu’il s’attend à ce que la même chose se produise à l’automne. Cela montre qu’il n’y a pas de pare-feu efficace entre le soutien à Sanders et le soutien à Biden. Sunkara explique ensuite comment, selon lui, la DSA s’inscrit dans ce cadre:

«Le mouvement socialiste, petit mais résurgent dans ce pays, développe une approche politique qui peut parler à des millions d’Etats-Uniens aliénés. Comme les libéraux et les progressistes de centre-gauche, nous voulons, lors de la prochaine élection présidentielle et au-delà, vaincre le populisme de droite. La différence est que nous refusons de le faire dans les termes centristes qui, selon nous, ont contribué à sa création dans un premier temps.»

Comment interpréter cela autrement que comme une assurance que le DSA est mieux placé que les libéraux et les progressistes de centre-gauche pour convaincre les gens de gauche de soutenir Biden, eux qui en ont assez des démocrates.

Sunkara prétend vouloir «vaincre le populisme de droite» mais pas en «termes centristes». Mais comment le fait de soutenir Biden (s’il gagne les élections) peut-il ne pas vaincre Trump en «termes centristes [ou de centre-droit]» – puisque Biden lui-même est de centre-droit?

Biden représente le statu quo raciste et néolibéral

C’est précisément le problème avec ce vote de gauche, qui est un moindre mal. Des millions de personnes sont insatisfaites du statu quo raciste, néolibéral et capitaliste. Beaucoup d’entre elles sont descendues dans la rue pour s’opposer à un système (sous les deux partis) qui a militarisé la police, créé un système d’incarcération raciste de masse, et a renfloué Wall Street tout en «coupant dans les dépenses» des services sociaux dont elles avaient désespérément besoin. Un vote pour Biden est un vote pour un retour au statu quo du Parti démocrate néolibéral raciste d’avant la crise.

Certains regardent Trump et expriment un désir étrange, fantasque, pour le retour de Barack Obama, oubliant qu’Obama a expulsé plus de trois millions d’immigrant·e·s, a renfloué Wall Street mais pas Main Street et a approuvé des forces de police de plus en plus militarisées pour attaquer le mouvement Occupy [de septembre à mi-novembre 2011], les manifestations de Standing Rock [lutte contre la construction d’un oléoduc dans la réserve indienne de Iakota dans le Dakota du Nord et du Sud] et les manifestations de Black Lives Matter dans des endroits comme Ferguson et Baltimore. En avril 2015, il a qualifié sans détour de «criminels et voyous» les militants qui protestaient contre le meurtre de Freddie Gray [un Noir âgé de 25 ans] à Baltimore.

Vous ne pouvez pas vaincre le danger de la droite en soutenant le statu quo ante, car c’est la désillusion de ce statu quo qui nous a valu des gens comme Trump. Selon les mots du marxiste Hal Draper, «vous ne pouvez pas combattre la victoire des forces les plus à droite en sacrifiant votre propre force indépendante pour soutenir des éléments qui ne sont qu’à un pas d’eux».

Bhaskar Sunkara a fait remarquer une fois, lors d’un débat en 2016 que «le Parti démocrate est structurellement un parti du capital» qui ne peut pas être «réaligné» – décrivant son soutien à Sanders à l’époque comme un «engagement ponctuel dans la campagne présidentielle d’un socialiste qui se qualifie ainsi lui-même». Il s’est clairement écarté de cette position. Mais l’idée que le DSA ne faisait qu’«utiliser» le Parti démocratique à ses propres fins a toujours été une affirmation douteuse, étant donné que les candidats soutenus par le DSA comme Sanders, AOC (Alexandria OcasioCortez) et Rashida Tlaib ne soutiennent pas une quelconque rupture, impure ou autre, avec le Parti démocrate.

Pour démontrer sa loyauté envers le Parti démocrate, Sanders a même exigé que ses délégués lors des primaires signent un document de 5 pages dans lequel ils s’engagent à ne pas critiquer Biden sur les médias sociaux. Etait indiquée la menace de mesures disciplinaires, dont le «retrait de la délégation», si ces règles étaient violées. On ne peut qu’espérer que la majorité des partisans de Sanders voient là une occasion de faire avancer «Beyond Bernie». La question est de savoir où vont les nouvelles couches de militant·e·s radicalisés à mesure que leur engagement à révolutionner la société s’approfondit. De nombreux militants de gauche, y compris d’anciens dirigeants de l’ISO, ont rejoint le DSA. Ils ont soutenu Sanders et ont défendu la même politique réformiste qu’ils critiquaient autrefois – bien qu’ils puissent prétendre le contraire. Affirmer que votre but est «révolutionnaire» peut sembler être une sorte de coquille protectrice, mais, en fait, c’est plutôt un baume qui apaise la conscience.

La tragédie de la gauche révolutionnaire étasunienne d’aujourd’hui – ou même d’une gauche plus large engagée à se construire indépendamment du Parti démocratique – est qu’elle est encore beaucoup trop petite et dispersée pour exercer une influence majeure sur le cours de cette formidable lutte qui se déroule. Ce fossé entre le potentiel et la réalité doit être comblé au cours des mois et des années à venir. Des millions de personnes, dont beaucoup n’ont jamais participé à une manifestation auparavant, ont protesté sans relâche pendant des semaines. Ce faisant, la société a été transformée.

Comme les socialistes révolutionnaires l’ont compris depuis longtemps, la lutte de masse change la conscience plus rapidement en quelques semaines ou quelques mois que des années de vie ordinaire et monotone sous le capitalisme. Comme l’écrivait Lénine,

«L’éducation réelle des masses ne peut jamais être séparée de leur lutte politique indépendante, et surtout révolutionnaire. Seule la lutte éduque la classe exploitée. Seule la lutte lui révèle l’ampleur de sa propre puissance, élargit son horizon, renforce ses capacités, clarifie son esprit, forge sa volonté.»

En période d’isolement ou de défaite, les travailleurs sont plus facilement enclins à tourner leurs souffrances et leur amertume les uns contre les autres, ou contre ceux que la classe dominante considère comme les boucs émissaires des problèmes de la société. Mais l’expérience de la lutte enseigne la solidarité aux travailleurs/travailleuses et aux opprimé·e·s, remettant en question les divisions de race, de sexe, d’orientation sexuelle, de langue et de nationalité qui sont délibérément encouragées par la classe dirigeante. Ils apprennent que lorsque les employeurs ou l’État peuvent les monter les uns contre les autres, ils sont faibles; et lorsqu’ils s’unissent, ils sont beaucoup plus forts qu’ils ne l’avaient jamais imaginé.

Les reprises de lutte soulèvent de nouvelles questions pour les mouvements, car la classe dirigeante mobilise tout son arsenal pour tromper, diviser, dissuader et réprimer les luttes de masse qui menacent ses intérêts. Par conséquent, la question de l’organisation et de la politique devient centrale pour déterminer jusqu’où la lutte peut aller – qu’elle soit arrêtée ou qu’elle avance vers des objectifs plus ambitieux et de plus grande portée. La gauche fait face à ce potentiel. Espérons qu’elle pourra se montrer à la hauteur des promesses et des défis que cette nouvelle vague de luttes présente. (Article publié sur le site d’International Socialism Project, le 21 juin 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Paul D’Amato est l’auteur de The Meaning of Marxism. Il a été le rédacteur en chef de la revue International Socialist Review.

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