Par Wolfgang Michal
Si des armes lourdes ne sont pas livrées immédiatement à l’Ukraine, une «guerre d’extermination» et un «génocide» menacent. Presque toutes les heures, des «atrocités inimaginables de guerre» sont divulguées par des reportages en direct: le bombardement d’une maternité, des viols systématiques, des exécutions de masse, l’utilisation d’armes chimiques. La fuite des derniers «survivants de la Shoah» et le discours sur la «guerre totale» doivent rappeler des souvenirs douloureux et susciter des comparaisons avec Hitler. Les Allemands, dit-on, se rendent «à nouveau» coupables parce qu’ils «hésitent et tergiversent». En ne faisant rien, ils laisseraient les mains libres aux «bandes de tueurs de Poutine». La seule chose qui pourrait encore aider, maintenant, ce sont des chars de combat made in Germany.
Sur aucun autre pays ne s’exerce autant de pression morale lorsqu’il s’agit de livrer des armes lourdes: des chars de combat et des chars d’assaut, des hélicoptères et des avions de combat. Parmi les «généraux de Twitter» et les agitateurs de drapeaux solidaires, la croyance est largement répandue qu’il suffit de mettre les soldats ukrainiens dans un «Léopard», un «Marder» [un tank datant de 1971], un «Tiger» [hélicoptère] ou un «Tornado» [avion de combat assez ancien] pour qu’une sacrée chasse aux tanks russes commence.
Les moralistes hyperventilés ne veulent absolument pas comprendre que des formations plus longues sont nécessaires pour des systèmes d’armes complexes, car il se trouve toujours un «expert» ou un ex-général pour déclarer haut et fort que l’instruction des commandants de chars ou des pilotes de Tornado peut aussi être effectuée en une semaine. En temps de guerre, les has been ne veulent pas que leur moral de combattant soit entamé par des personnes inquiètes.
L’OTAN craint de perdre du matériel de guerre moderne au profit de la Russie
Ils ne peuvent toutefois pas non plus justifier de manière convaincante pourquoi il faut absolument qu’il s’agisse de chars allemands. Pourquoi la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la France, l’Espagne ou l’Italie ne les fournissent-ils pas? Ils disposent tous de systèmes d’armement ultramodernes. En tant qu’anciens membres de l’OTAN, ils savent bien sûr que les armes les plus puissantes ne valent rien sans des équipages expérimentés et que les pays qui «fournissent» des commandants de chars et des pilotes sont des belligérants au regard du droit international et peuvent devenir des cibles de guerre. Tout le monde s’agite donc et se rejette mutuellement la responsabilité. Le gouvernement polonais, par exemple, qui avait proposé à l’Ukraine des avions de combat de type MiG-29, voulait – pour sa propre sécurité – conclure son accord uniquement via la base aérienne étatsunienne de Ramstein. Lorsque les Etats-Unis et l’Allemagne ont refusé, la Pologne a perdu son héroïsme.
Il y a une autre raison qui empêche les membres de l’OTAN de fournir des armes lourdes. Comme les états-majors partent du principe que l’Ukraine ne peut pas gagner la guerre –sans une intervention massive des troupes de l’OTAN – ils craignent que leur matériel de guerre sophistiqué et très onéreux ne devienne une proie facile pour les Russes.
Deux solutions à ce dilemme se dessinent jusqu’à présent. Les nouveaux venus dans l’OTAN en Europe de l’Est, comme la République tchèque, se mettent à céder des modèles de chars plus anciens de leur stock à leurs voisins en difficulté. En contrepartie, ils reçoivent des pays occidentaux de l’OTAN (et de l’UE) des engins modernes à des prix fortement subventionnés. La chaîne d’approvisionnement complète se présente ainsi: dans les années 1990, la Bundeswehr a vendu ses 1100 véhicules blindés de combat d’infanterie BMP [d’origine russe, inaugurés en 1967], retirés du service, issus des stocks de la Nationale Volksarmee (NVA de la RDA), à des pays comme la Grèce, la Finlande et la Suède. Après avoir modernisé son équipement, la Suède a vendu les chars de la NVA à la République tchèque. La République tchèque les livre désormais à l’Ukraine. Comme l’armée ukrainienne utilise les mêmes véhicules de combat d’infanterie (environ 1200), elle n’a pas besoin de longues instructions. Du point de vue du droit international, l’OTAN s’en tire à bon compte. Au fond, ce commerce de chars fonctionne comme un marché de vêtements usagés: ce qui n’est plus utilisé à la maison est cédé à bas prix aux personnes dans le besoin. Cela permet de faire de la place pour de nouvelles acquisitions.
Les livraisons d’armement lourd et une escalade de la guerre
La deuxième solution semble plus élégante. Le chancelier allemand (SPD), Olaf Scholz, traité de laquais de Poutine par les supporters de l’Ukraine en raison de sa réticence à acheter des armes lourdes – réticences motivées par le droit international – veut se racheter. Dans le cadre de l’«initiative de renforcement des capacités», créée en 2015 pour des pays comme le Mali, le Nigeria ou l’Irak, il a augmenté l’«aide à l’équipement militaire» de 200 millions à 2 milliards d’euros, dont 1,2 milliard pour l’Ukraine. Cette «aide à l’auto-assistance» doit permettre au pays «d’acheter les armes qu’il veut».
Autrement dit: surtout un achat de ce qui se trouve actuellement dans les réserves des groupes d’armement comme General Dynamics, BAE Systems ou Rheinmetall [basé à Munich]. Si l’Ukraine devait acheter 50 chars «Leopard 1» et 100 chars «Marder» à Rheinmetall, le ministre de l’Economie Robert Habeck [Les Verts] autoriserait sans doute rapidement l’exportation. Cette solution permettrait également aux Allemands de s’en sortir tranquillement.
Mais si l’offensive russe actuelle devait littéralement submerger l’Ukraine de l’Est et qu’une partition du pays était imminente, tous les plans futés de l’OTAN visant à déguiser son ingérence militaire croissante en un désengagement raisonnable seraient jetés aux oubliettes. Les Européens, et notamment les Allemands, ne supporteraient tout simplement pas les images horrifiantes en provenance d’Ukraine. La CDU [Union chrétienne-démocrate d’Allemagne], le FDP [Libéraux] et les Verts exigeraient bientôt non seulement des chars, mais aussi des bombardiers et des troupes d’intervention. La Seconde Guerre mondiale n’a pas été gagnée seulement par des livraisons d’armes, mais par des troupes au sol. Les livraisons d’armes ne font qu’intensifier la guerre et mènent automatiquement à la prochaine étape d’escalade. (Article publié, le 21 avril 2022, sur le site de l’hebdomadaire Der Freitag; traduction rédaction A l’Encontre)
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