Venezuela. Le chavisme et les négoces financiers, la Bolibourgeoisie à l’œuvre

Par Rolando Astarita

Dans mes articles antérieurs, j’ai affirmé qu’au Venezuela, la bureaucratie de l’Etat bolivarien, les chefs de l’armée, et ce qu’on appelle la Bolibourgeoisie, se sont enrichis à pleines mains durant les années 2000. [Voir sur ce site l’article publié en date du 29 avril 2017 intitulé «Faim et “progressisme”».] Cela m’a valu d’être accusé par les défenseurs du chavisme d’être «pro-impérialiste» et favorable à la droite. Pour répondre à ces insultes, je vais cette fois expliquer avec quelques détails un des mécanismes employés pour mettre à sac le Trésor public du Venezuela, et en tirer quelques conclusions.

Le négoce avec les obligations

Le négoce avec les obligations structurées [obligation à laquelle, il a été ajouté un produit dérivé pour en «assurer la rentabilité»] a commencé en 2003, quand a été édicté un taux de change officiel contrôlé par le gouvernement, en même temps que fonctionnait un marché libre parallèle. C’était alors Tobías Nóbrega qui était à la tête du Ministère des finances. L’escroquerie des obligations se faisait en trois étapes.

1° Pour commencer, on achetait des obligations de l’Argentine, de l’Equateur, du Venezuela, ou du Brésil. Dans beaucoup de cas, ces obligations étaient achetées avec des fonds publics; par exemple du FONDEM (Fondo Nacional para el Desarrollo Nacional), l’institution créée en 2005 pour investir les revenus du pétrole. L’achat de ces obligations était présenté à la population comme une contribution à l’intégration latino-américaine. (Rappelons en passant que le Venezuela a prêté à l’Argentine jusqu’à un taux de 15%.)

2° En deuxième étape, le ministère des Finances du Venezuela, mandatait, sans autorisation, des banques internationales pour concevoir les dites «obligations structurées.» Ce sont des obligations qui sont garanties par un pool d’actifs; dans ce cas, les obligations achetées à l’Argentine, à l’Equateur, etc. Dans cette opération intervenaient des intermédiaires qui encaissaient des commissions aux banques pour leur avoir facilité les contacts avec le gouvernement. Les obligations étaient émises en dollars, mais pouvaient être achetées en bolivars.

3° Troisièmement, le ministère des Finances vendait les obligations à des banques vénézuéliennes ou à des cambistes, également par adjudications directes. On disait qu’on protégeait ainsi la banque moyenne ou petite, face aux grandes banques. Les obligations étaient payées au taux de change officiel (par exemple à 2150 bolivars le dollar en 2008), plus une prime de 10% (donc le prix d’achat était en 2008 de 2365 bolivars). Cette prime était un bénéfice que retirait l’Etat. L’obligation était déposée dans un compte que l’acheteur avait hors du pays; de cette manière, on évitait les restrictions de change. A partir de ce moment, la banque, ou l’opérateur de change, pouvait conserver l’obligation jusqu’à son échéance en touchant des intérêts. Mais ils pouvaient aussi, et cela semble avoir été plus fréquent, la vendre avec un rabais à quelque investisseur sur le marché international en recevant en échange des dollars en liquide. Puis les banques vendaient les dollars sur le marché parallèle à un prix bien supérieur au prix officiel (4200 bolivars le dollar en 2008).

C’est ainsi qu’ils avaient acheté à 2365 bolivars et vendaient à 4200 bolivars. Les dollars étaient ainsi acquis par qui ne pouvait pas les acquérir sur le marché officiel du fait des restrictions du CADIVI (Comisión de Administración de Divisas), le service de la Banque du Venezuela qui contrôle le marché des devises. Beaucoup les achetaient pour importer: on calcule qu’entre 2008 et 2009, la moitié des importations du Venezuela s’effectuaient par l’achat de dollars sur le marché parallèle. Il y avait aussi ceux qui désiraient simplement faire fuir leurs capitaux hors du pays; la sortie de capitaux entre 2003 et 2012 aurait atteint 180 milliards de dollars.

Selon diverses estimations, c’est à hauteur de plus de 10 milliards de dollars qu’auraient ainsi été placées ces obligations structurées avec un profit pour les opérateurs de un milliard et demi de dollars. De nombreuses banques internationales ont participé au négoce en structurant ces obligations : Barclay’s, Lehmann Brothers, Calyon, Welstb AG, AB Svensk Exportkredit SEK, HSBC USA, Crédit Suisse, Deutsche Bank, Dresdner Bank, ING Bank, Morgan Stanley, Nomura International, BNP Paribas et J.P. Morgan.

Le scandale éclate mais le régime se protège

Le pillage a continué malgré les dénonciations croissantes, jusqu’à ce qu’en 2009 l’escroquerie fut rendue publiques. Le chavisme a réagi en faisant des banques et des opérateurs qui participaient à la manœuvre comme des boucs émissaires. Entre 2009 et 2011, 22 banques furent mises sous tutelle, parmi elles Confederado, Boliovar, Bapro, Canarias, Baninvest, Real et Central. La majorité étaient relativement petites. Une vingtaine de banquiers ont été détenus et d’autres ont fui, recherchés même par l’Interpol. Les délits qui leur furent reprochés étaient détournement de fonds des épargnants, obtention frauduleuse de devises et contrebande aggravée. Une quinzaine de banques furent liquidées et 1,8 million d’épargnants se virent affectés.

Cependant, jamais on ne toucha à la structure étatique qui fut le véritable moteur de la manœuvre. Je répète et souligne ce que j’affirmais plus haut: il est impossible de soutenir avec un quelconque sérieux qu’une opération menée durant des années, qui a mobilisé des milliards, à laquelle ont participé des dizaines de personnes, des banques internationales et l’achat et la vente d’obligations au travers des frontières, aient pu être inconnues de Chavez et du reste du cercle restreint gouvernant.

Il est clair en outre, que personne ne peut prétendre que cette opération était ordonnée par l’impérialisme yankee, au travers de ses agents cachés. La réalité, c’est qu’y ont participé des authentiques Vénézuéliens «anti-impérialistes», à commencer par la plus haute direction du ministère des Finances. Souvenons-nous qu’à la tête de ce ministère se sont succédé divers hauts dirigeants chavistes et l’escroquerie a continué sous leur direction.

En outre, ces affaires exigeaient des complicités de – pour le moins – la Banque Centrale du Venezuela, des fonds de développements, des banques de l’Etat, des ministères et les agences publiques.

Et pendant ce temps, les «combattants anti-impérialistes» qui s’efforçaient d’approfondir le «processus révolutionnaire», et qui aujourd’hui m’accusent d’être «un agent de l’impérialisme», se turent et regardaient ailleurs. Aucun ne mit en question la nature de l’Etat dont les hauts sommets réalisaient les détournements de fonds. Ce qui ne les empêchait pas de disserter sur le soi-disant «contrôle populaire» et le «pouvoir populaire» rendus possibles par le gouvernement de Chavez.

La nature sociale du chavisme, deux cas exemplaires

Tout cela explique pourquoi pratiquement aucun des hauts fonctionnaires qui ont participé au négoce des obligations structurées n’ait eu des gros problèmes. C’est tout juste si on a égratigné, et superficiellement, quelques-uns, peu nombreux, des principaux impliqués, comme par exemple, Rafael Isea et Alejandro Andrade, convertis en boucs émissaires. Disons quelques mots de ces deux personnages parce que leurs trajectoires illustrent la nature sociale de la direction chaviste.

Chavez aux côtés d’Isea

• Militaire de formation, Rafael Isea fut un des fondateurs du Movement pour une Ve République que Chavez avait créé à la fin des années 1990. Isea fut vice-ministre des Finances, président de la Banque de Développement économique et social, et en 2008, ministre des Finances. Plus tard, entre 2008 et 2012, il sera gouverneur de l’Etat d’Aragua. En 2009, il fut accusé par le député Ismael García pour les magouilles ayant trait aux obligations structurées. Malgré les dénonciations, en 2013, le président Maduro nommait Isea président de la Banque de l’Alliance bolivarienne pour les Peuples de Notre Amérique (ALBA).

Deux mois plus tard, après l’enquête officielle dont il fut l’objet pour des faits de corruption durant sa gestion comme gouverneur de l’Aragua, Isea démissionna de son poste de président de l’ALBA et il disparut. En septembre 2013, il réapparaissait à Washington comme témoin protégé de la DEA (Drug Enforcement Administration) de l’accusation contre des fonctionnaires chavistes. En 2015, on lui confisquait trois maisons secondaires, deux appartements, un local commercial, des véhicules, deux haciendas avec plus de mille têtes de bétail, entre autres. Mais Isea vit en liberté aux Etats-Unis et jouit d’une bonne vie.

• Alejandro Andrade, militaire lui-aussi, fut le secrétaire particulier de Hugo Chávez, président du Bureau du trésor entre 2007 et 2010, président de la BANDES (Banco de Desarrollo Economico y Social de Venezuela), et vice-ministre de la gestion financière. En 2015, il apparut, aux côtés du ministre de l’économie et des finances, Rodolfo Marcos Torres, tous deux compromis dans le scandale Swissleaks (le fichier de comptes d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent par la banque HSBC, filiale établie Genève, révélé par un informaticien français Hervé Falciani). Les deux y apparaissaient titulaires d’un compte de 12 milliards de dollars au nom de la Banque du Trésor et de la Trésorerie nationale du Venezuela. Andrade ne fut pas spécialement inquiété et il vit aujourd’hui en Floride, aux Etats-Unis.

• Ajoutons que Tóbias Nóbrega, lui-même, fut accusé de corruption et déchu administrativement en 2011. Mais les choses ne sont pas allées plus loin et il vit très confortablement au Portugal.

C’est ainsi que de dirigeants de la construction du socialisme «du XXIe siècle» à collaborateurs de la DEA, ces saltimbanques sans vergogne, dont le seul principe est l’accumulation de richesse, n’ont aucun inconvénient à adopter n’importe quelle idéologie qui leur serve de couverture. Ils sont la synthèse de la gigantesque escroquerie idéologique réalisée par le chavisme.

Une dernière remarque

Parmi les critiques qui m’ont été adressées, une de plus curieuses c’est que je nierais la lutte de classes comme moteur transformateur de la société. Pour ces gens, semble-t-il, ceux qui faisaient des affaires avec les obligations, ainsi que les fonctionnaires chavistes qui s’enrichissent depuis l’Etat avec les magouilles du marché des changes, la spéculation avec les aliments et le combustible, ou en gérant des entreprises d’Etat, seraient des participants actifs de la lutte de classes… pour le socialisme?

Et nous qui dénonçons toute forme d’oppression capitaliste ou bureaucratique, nous plaiderions pour une transformation sociale sans luttes ni conflits. Quelle logique faut-il voir là? Impossible de le savoir. Mais si l’argument est stupide, il illustre dans quel état se trouve une large frange de la gauche qui a parié sur la «reconstruction du socialisme» de la main de bureaucrates, de militaires, et d’arrivistes de la pire espèce. (Publié sur le blog de Rolando Astarita, le 19 avril 2017; traduction A l’Encontre)

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