Turquie. «Quiconque ose défier la vérité officielle risque de finir derrière les barreaux»

Par Delphine Minoui

C’est devenu son nouveau QG. A 27 ans, Mesut Geçgel a choisi l’ombre d’un toit-terrasse, juste au-dessus de la place Taksim, pour retrouver ses acolytes du militantisme anti-Erdogan. Autour d’un cendrier, saturé de mégots, de nouvelles manifestations s’organisent. Loin des regards, proche de l’action. «On doit maintenir la pression, poursuivre la mobilisation contre la dérive autoritaire du régime. Pas question d’abandonner la rue», insiste le jeune activiste. Il y a quelques jours, il s’est pourtant retrouvé au cachot pour avoir contesté en public la victoire du oui au référendum du 16 avril sur le renforcement des pouvoirs du président turc. «La police a débarqué chez moi à 4 h 30 du matin. J’ai été placé en détention provisoire dans la cellule d’un commissariat, aux côtés de membres présumés de Daech et du mouvement Gülen (le prédicateur accusé d’être derrière le putsch raté du 15 juillet)», raconte-t-il.

Accusé de provocation contre les résultats du scrutin, contestés par l’opposition, il a finalement été libéré au bout de trois jours. Mais avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête: interdit de sortie du territoire, il attend sa convocation au tribunal, à l’instar de 37 autres activistes frappés, comme lui, d’un mandat d’arrêt. Sourire frondeur, Mesut Geçgel tire sur sa cigarette, fronce les sourcils et prévient: «Je refuse d’avoir peur. Vous avez vu les résultats: seulement 51,4 % de oui contre le non. Malgré une campagne déséquilibrée, malgré les tricheries, la nouvelle Constitution est passée de justesse. La faiblesse de cette victoire constitue notre force. Erdogan sait qu’il règne sur un pays divisé. Il aura du mal à faire rentrer les gens dans le rang», poursuit-il.

A moins que le président contesté n’en profite, au contraire, pour serrer encore plus la vis aux dissidents… Placée cette année sous haute surveillance, la fête du 1er Mai en a donné le ton: quelque 30’000 policiers avaient été mobilisés pour l’occasion à travers la ville. Aux environs de la place Taksim, complètement grillagée, les protestataires les plus téméraires ont vite été dispersés à renfort de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc. En tout, 165 interpellations ont été recensées. Cette crispation sécuritaire va de pair avec de récentes prises de décisions qui réduisent encore plus l’espace d’expression: le blocage de l’accès à l’encyclopédie en ligne Wikipédia – dans un pays déjà connu pour son contrôle tatillon des réseaux sociaux – ou encore l’interdiction soudaine d’émissions télévisées de rencontres amoureuses…

Pendant ce temps, la vague des purges de l’après-coup d’État raté se poursuit et s’accélère. Fin avril, plus de 9000 policiers ont été suspendus pour liens présumés avec le fameux Gülen. Et ce week-end, quelque 4000 nouveaux fonctionnaires ont été congédiés par décret, rejoignant la longue liste de plus de 100’000 employés de la fonction publique déjà condamnés au chômage forcé depuis l’été dernier. Parmi eux: des militaires, des juges, mais également des universitaires.

«Est-ce que j’ai peur? Non!», insiste Filiz Uzal Seylu, une professeur de biologie licenciée. Depuis qu’elle a découvert son nom sur la liste des enseignants remerciés, publiée au Journal officiel, elle enchaîne sit-in et réunions de protestation. Mais la mobilisation ne lui a pas rendu son travail. Au contraire : stigmatisée par le pouvoir, qui l’accuse de «possible affiliation à une organisation terroriste», elle peine à décrocher un job dans le privé. «Seuls 5 % des fonctionnaires licenciés ayant déposé une demande d’embauche ont, à ce jour, décroché un travail. Et encore, c’est la plupart du temps grâce à un parent bienveillant ou dans des conditions précaires, sans aide sociale à l’appui», observe Murat Oztürkmen, militant au sein de Kesk, la confédération des syndicats de la fonction publique.

Depuis le référendum, la presse ne va guère mieux. «On vit avec la crainte que les rares derniers journaux indépendants ne finissent par mourir», souffle une reporter turque. Ce mercredi 3 mai, journée internationale de la liberté de la presse, elle a fait le déplacement sur la rue Istiklal, au cœur d’Istanbul, pour brandir une banderole de solidarité envers ses confrères emprisonnés. Selon l’Association des journalistes de Turquie (TGC), 170 médias ont été fermés, 105 journalistes placés en détention et 777 cartes de presse annulées depuis la tentative de coup d’État.

Mais le petit rassemblement comptait plus de policiers que de protestataires. Les passants, eux, ne daignent même plus lever la tête à l’écho des slogans. Comme si la censure et l’indifférence avaient contaminé la société. «Etre journaliste est devenu un crime en Turquie», se désole Zana Kaya. Accusé de «propagande pour une organisation terroriste», le rédacteur en chef du journal prokurde Ozgür Gündem a récemment payé cher le prix de son engagement pour une plus grande transparence sur les combats qui font rage, dans le sud-est du pays, entre forces turques et rebelles armés du PKK: quatre mois et demi de prison, enfermé dans une cellule isolée, et privé d’accès aux médias non gouvernementaux.

Eren Keskin, avocate

Depuis, c’est le black-out sur cette région sinistrée, où les populations civiles sont otages de cette guerre de plus en plus invisible. «Quiconque ose défier la vérité officielle risque de finir derrière les barreaux», regrette-t-il. Pendant ce temps, dans les couloirs encombrés des tribunaux, c’est le règne de l’arbitraire qui domine. «Les verdicts sont prononcés à la va-vite par des juges jeunes et inexpérimentés. Depuis que nombre de leurs supérieurs ont été purgés du système, ils appliquent aveuglément les ordres du pouvoir», s’inquiète la juriste Ayse Acinikli. Quant aux défenseurs des droits de l’homme, ils sont diabolisés par un pouvoir qui cherche à les faire taire, eux aussi.

L’avocate et militante Eren Keskin en sait quelque chose. Son passeport lui a été retiré et elle doit subir l’humiliation de se présenter tous les dimanches au poste de police. «Le pouvoir joue sur la peur. Je refuse de céder. Mais honnêtement, je ne me suis jamais sentie aussi seule», concède-t-elle. Un avant-goût de ce qui attend Mesut Geçgel, le jeune activiste? «Je n’ai rien à me reprocher. Je cherche juste à résister à l’injustice de la situation», insiste-t-il, misant sur l’embouteillage judiciaire et la rumeur de tensions au sein de l’AKP pour que son cas soit jeté aux oubliettes.

Lui qui a vécu les grands rassemblements de Gezi, en 2013, premiers soubresauts populaires contre Erdogan, n’écarte pas la possibilité d’un nouveau mouvement de protestation. Mais dans la rue, les petites manifestations post-référendum, d’abord quotidiennes, commencent à s’essouffler. «Il va falloir songer à de nouvelles formes de mobilisation », observe-t-il. (Publié dans Le Figaro, daté du 6 mai 2017, page 17; titre de la rédaction de A l’Encontre)

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