Flottant dans son pantalon bouffant rapiécé, Issa (son prénom a été modifié) a le visage raviné par les rides et le regard figé dans une expression de douleur muette. A 62 ans, il a les mains raidies par l’arthrite et la rude existence des bergers des montagnes kurdes. Devant la bâtisse familiale de parpaing, isolée dans le paysage sombre d’une vallée de la région de Lice (nord-est de la province de Diyarbakir), Issa garde le silence, tout comme son fils Ahmet, à peine sorti de l’adolescence. Sa femme, Ayse, prend la parole pour eux.
«C’était le 5 mars. Ils sont arrivés à l’aube. Des dizaines et des dizaines d’hommes depuis le fond de la vallée. Les forces spéciales de la gendarmerie et des hélicoptères dans le ciel. Nous étions terrifiés. Ils sont venus vers chez nous et d’abord ils ont pris mon garçon. Il y avait plusieurs hommes au visage masqué autour de lui, à genoux dans la boue du chemin, qui le frappaient au visage et l’accusaient d’avoir posé une bombe», raconte Ayse, assise sur un tabouret de plastique dans ses vêtements amples et ses voiles blancs.
«Où sont les terroristes?»
«Je leur ai dit qu’ils n’auraient pas mon fils. Et puis j’ai vu mon homme, sur le sol, ils le frappaient à coups de pied. Ils hurlaient: «Où sont les terroristes? Si vous êtes encore là, c’est que vous les aidez!» L’interrogatoire n’attendait pas de réponse. Les hommes en armes ont passé leur chemin, laissant derrière eux une terreur intacte, redevenue familière aux villageois des environs depuis la reprise, en 2015, des opérations des forces armées contre les bastions montagnards du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Fondé en 1978 dans les environs de Lice par un groupe d’étudiants kurdes marxistes inspirés par les luttes anticoloniales du tiers-monde, le PKK est aujourd’hui au faîte de sa puissance en Syrie [1] où, à la faveur de la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI), ses alliés ont pris le contrôle de larges portions du nord du pays.
En Turquie, en revanche, l’échec des insurrections urbaines lancées par le PKK en 2015 a profondément affaibli l’organisation, contraignant ses combattants à se retirer vers les régions kurdes les plus reculées du pays. Les zones affectées sont celles que la guerre civile avait déjà ravagées dans les années 1990, la décennie noire du conflit kurde en Turquie.
La guerre y a imposé à nouveau sa géographie. A l’Etat, les petites sous-préfectures endormies de basse altitude, tenues par les forces de sécurité, avec leurs rues au cordeau, leurs placettes plantées de drapeaux turcs et de statues d’Atatürk, le fondateur de la République turque. A la guérilla, les cimes des montagnes et les camps isolés des alpages.
A l’Etat, les routes en lacet parcourues de blindés légers et les postes de gendarmerie fortifiés. A la guérilla, les longues marches et les étroits sentiers à flanc de pente. A l’Etat, le ciel bourdonnant de drones et d’hélicoptères. A la guérilla, les grottes et les galeries souterraines aux accès invisibles.
La ferme d’Ayse et d’Issa, qui sent le foin, la laine grasse et le lait, se trouve à la jointure de ces deux mondes qui ne se rencontrent plus que dans le fracas des armes. Ils l’ont reconstruite sur les ruines encore visibles de leur ancien village, détruit par l’armée turque en 1994 comme des milliers d’autres pour couper tout lien entre la population et le PKK. Une nouvelle fois, Ayse et Issa s’apprêtent à la quitter. «Le PKK nous interdit les alpages, l’armée coupe les routes quand il y a des opérations. L’Etat nous écrase, le PKK dit nous défendre mais personne n’était là quand les gendarmes sont venus nous frapper! On ne veut ni des uns ni des autres!», finit par s’exclamer Issa, sorti de son silence. Il pense vendre ses bêtes et abandonner ses terres à l’automne.
Ankara se dit déterminé à faire tomber les dernières enclaves de la guérilla. Dans toute la région, on craint une recrudescence prochaine des opérations militaires et un nouvel exode se poursuit. «Ici, on ne dit pas “l’Etat”, on dit “l’ennemi”», rappelle Salih, la soixantaine, à la terrasse de la minuscule maison de thé du village d’Helhel, bâti à flanc de colline. Une vingtaine d’hommes d’aspect rugueux et plutôt âgés tapent le carton, roulent des cigarettes et devisent.
«La victoire viendra»
Jusqu’à une période récente, c’est le PKK qui résolvait les problèmes de voisinage. «Maintenant, les camarades – du PKK – se cachent dans les montagnes. On s’attend tous à de nouvelles offensives bientôt… » La dernière fois que Salih a vu un représentant des forces de sécurité remonte à la mi-avril: «Un hélicoptère est venu au milieu de la nuit. Les forces spéciales de la gendarmerie ont fouillé les maisons et sont parties avec quatre personnes, qui sont encore en prison.»
Au centre du village de Kerwas, trois ruelles silencieuses débouchent sur des murs effondrés. Le 13 avril, les forces de sécurité ont détruit à coups de pelleteuse une école de langue kurde construite par le PKK en 2014. «Ils sont arrivés à 3 heures. Ils ont commencé par détruire l’école et ont fouillé toutes les maisons, raconte Fatma, l’une des dernières habitantes du village. Depuis, les voisins sont partis les uns après les autres, ils ont peur de se faire arrêter. L’Etat veut nous pousser à l’exil.»
Le long d’un chemin de terre du village apparaît alors la silhouette maigre d’un jeune homme aux vêtements dépareillés. Il dit être de passage et ne donne pas son identité. Ses propos, empreints de rhétorique révolutionnaire, son attitude, sa démarche, son regard ne sont pas ceux d’un villageois. «L’Etat dit qu’il vient nous éliminer dans nos refuges, mais c’est nous qui l’affrontons dans ses tanières», dit-il en faisant référence à l’attentat du 11 avril à Diyarbakir, la «capitale» des Kurdes de Turquie, revendiqué par le PKK, qui a vu, selon le bilan officiel, trois policiers périr dans l’explosion d’un tunnel piégé sous le quartier général des forces antiterroristes. «On a connu des difficultés, mais la victoire viendra. Le PKK est le peuple et le peuple est là», lâche-t-il enfin, avant de disparaître dans le village désert. (Article publié dans Le Monde, daté du 7 et 8 mai 2017, page 8)
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[1] Il s’agit des Unités de protection du peuple (YPG), branche armée du Parti de l’Union démocratique du peuple (PYD); première composante des Forces syriennes démocratiques (FSD) du Rojava à composante ethnique majoritaire kurde; les YPG reçoivent l’appui militaire des Etats-Unis dans le combat contre l’EI (ISIS) et se trouvent attaquées brutalement par l’aviation turque. (Réd. A l’Encontre)
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