Chili-débat. «L’impasse chilienne?»

Par Camila Vergara

Lors du prochain scrutin présidentiel du 19 décembre 2021 [deuxième tour], les électeurs et électrices chiliens devront choisir entre un apologiste de Pinochet d’extrême droite et un social-démocrate – et non, comme l’ont affirmé des médias tels que The Economist (20 novembre 2021) et le Financial Times (20 novembre 2021), entre «deux extrémistes» proposant différentes variantes du populisme».

[Les derniers sondages les plus crédibles donnent l’évolution suivante des intentions de vote: Gabriel Boric: 26.11: 54%; 2.12: 53%; 10.12: 54%; 16.12: 55% (avec une marge: 58-52] ; 2° José Antonio Kast: 26.11: 46%; 2.12: 47%; 10.12: 48%; 16.12: 45% (avec une marge de 48-42). Réd. A l’Encontre]

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Lors du premier tour des élections du 21 novembre, qui n’a attiré aux urnes que 47% de l’électorat, José Antonio Kast – un membre de la Chambre des députés qui a fondé le Parti républicain nationaliste – a obtenu la majorité avec 1,96 million de voix (28% des suffrages exprimés). Gabriel Boric, également membre de la Chambre des députés, ancien leader étudiant devenu candidat de l’Apruebo Dignidad, qui regroupe la coalition de la «nouvelle gauche» Frente Amplio et la coalition électorale Chile Digno, composé du Parti communiste, des écologistes, des régionalistes et de la gauche chrétienne, arrive juste derrière avec 1,8 million de voix. Les commentateurs étaient une fois de plus abasourdis. Comment, après un soulèvement populaire contre le néolibéralisme [en octobre 2019] et la constitution de Pinochet [avec l’élection d’un Convention constituante les 15 et 16 mai], un néofasciste sans complexe pouvait-il remporter une majorité des voix?

En 2017, Kast s’était présenté en tant qu’indépendant, sur la droite de l’actuel président Sebastián Piñera. Il arriva en quatrième position avec un demi-million de voix (près de 8%). Cette fois-ci, il a plus que triplé son soutien. Il put capter le courant, composé 1,6 million de personnes, qui avait voté rechazo («rejet») lors du référendum d’octobre 2020 ayant trait à l’élaboration d’une constitution [par rapport à celle pinochétiste de 1980]. Il a réussi à accroître son prestige en apparaissant constamment dans des talk-shows – où il a proposé de creuser des fossés à la frontière pour empêcher l’arrivée d’immigrants [entre autres vénézuéliens, boliviens] d’entrer – et en formant une alliance avec les évangéliques contre «l’idéologie du genre». Gabriel Boric, quant à lui, s’est appuyé sur un programme social-démocrate modéré comprenant un système national de santé, un nouveau régime de retraite et un système national d’assistance (care) avec des subventions pour le travail domestique. Il a obtenu le même nombre de voix que lorsqu’il s’est présenté aux primaires d’Apruebo Dignidad, où il a battu le candidat communiste Daniel Jadue par une avance importante.

A mesure que les résultats tombaient, le centre-gauche commençait à paniquer. Les candidats de la droite «rénovée» et de l’ex-Concertación – qui a dirigé le Chili pendant la majeure partie des trente dernières années [de mars 1990 à mars 2010, coalition formée du PDC, PS, PPD, PRSD] – ont obtenu ensemble 24%. En outre, un indépendant représentant les classes populaires et moyennes, Franco Parisi, qui a fondé le Partido de la Gente (Parti du peuple), une formation populiste qui s’est engagée à alléger les pressions fiscales sur les consommateurs et les entrepreneurs, a obtenu 12,8% [il réside aux Etats-Unis, car il est poursuivi pour ne pas avoir payé une pension alimentaire].

Compte tenu de ce paysage électoral, Gabriel Boric fait face à un choix: soit courtiser les électeurs centristes, en les éloignant de l’extrême droite, soit s’adresser aux 53% de personnes qui ont choisi de ne pas participer au système électoral, la plupart d’entre elles sont issues des classes populaires et ont été marginalisées ou négligées par les partis de l’ensemble de l’éventail politique [voir à ce propos l’entretien avec Sergio Grez publié sur ce site en date du 8 décembre 2021].

Les taux de participation électorale ont progressivement diminué depuis la transition du Chili vers la démocratie «initiée» en 1990. L’euphorie initiale des élections libres après la dictature a rapidement été remplacée par l’apathie, grâce l’absence de réaction des gouvernements successifs de centre-gauche. Le Frente Amplio, une coalition enracinée dans les mouvements étudiants de 2011 auxquels Gabriel Boric était associé, semblait initialement offrir une alternative.Toutefois, elle s’est également débarrassée de son caractère perturbateur pour adopter une politique plus «sage» et «responsable». Les critiques de gauche ont longtemps qualifié Gabriel Boric d’amarillo [«jaune», ce qui renvoie à un qualificatif sévère de celui qui casse une grève] en raison de sa tendance à éviter l’affrontement et à adopter des positions complaisantes et du type «juste milieu». Il n’est donc pas surprenant qu’une fois la campagne lancée, il ait décidé de s’adresser principalement aux électeurs de l’establishment, inquiets des destructions de biens qui ont suivi le soulèvement d’octobre 2019.

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La politique de José Antonio Kast est une affaire de famille. Son père, Michael Kast, était un soldat nazi qui a réussi à s’enfuir au Chili après la guerre, avec de faux documents de la Croix-Rouge. Son frère aîné, Miguel, était un Chicago Boy qui a travaillé pour Pinochet, à la tête d’Odeplan [Office national de planification créé à la fin des années 1960 ; il ne sera transformé, effectivement, qu’en 1990 en Ministère de la planification et de la coopération] à la fin des années 1970 (supervisant le plan d’ajustement néolibéral), puis comme ministre du Travail en 1980, et enfin comme président de la Banque centrale en 1982.

José Antonio a étudié le droit et fait de la politique depuis 1996, d’abord comme conseiller municipal dans la ville de Buin [qui se trouve dans la province de Maipo, vinicole, entre autres], puis comme représentant à la Chambre des députés pendant quatre mandats consécutifs. Il a longtemps été membre de l’UDI [Union démocrate indépendante : conservatrice, catholique, patronale], le parti fondé en 1983 par le juriste et conseiller de Pinochet, Jaime Guzmán. José Antonio Kats démissionne en 2016 pour s’organiser parmi les élites désireuses de faire revivre l’héritage de l’ancien dictateur. En collaboration avec l’Alliance Defending Freedom (ADF), une organisation fondée par l’avocat Alan Sears [en 1993 aux Etats-Unis] qui a rassemblé des représentants catholiques et évangéliques pour protéger la famille traditionnelle. [L’ADF a mené de nombreuses batailles juridiques ultra-conservatistes, souvent couronnées de succès, avec un staff de quelque 40 avocats et un budget annuel de 40 millions de dollars]. José Antonio Kast a réuni un sommet international de politiciens ultraconservateurs pour discuter de l’avenir du Chili. En 2019, il a lancé le Parti républicain qui travaille désormais avec la droite évangélique au Congrès des Etats-Unis.

Le programme présidentiel de Kast pour 2021 – qui promettait de «rétablir l’ordre» et de sE réapproprier le Chili face à une prétendue insurrection communiste – comprenait des propositions visant: à réduire l’impôt sur les sociétés et à supprimer l’impôt sur les successions; à accorder l’immunité juridique aux forces armées et à financer la défense juridique des policiers accusés d’avoir fait un usage excessif de la force; à donner au président des pouvoirs étendus pour réprimer la dissidence ; à créer une coalition internationale contre la gauche radicale pour «identifier, arrêter et poursuivre les fauteurs de troubles radicalisés»; à fermer l’Institut des droits de l’homme ; à se retirer des Nations unies; à abroger la convention n° 169 de l’OIT sur les peuples indigènes et à supprimer le ministère de la Femme et à offrir des incitations financières au mariage hétérosexuel tout en éliminant «l’idéologie du genre» du programme éducatif.

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Entre-temps, Gabriel Boric a poursuivi une stratégie défaillante consistant à tenter de vaincre l’extrême droite sur son propre terrain. Il s’est assuré le soutien du Parti démocrate chrétien (PDC) après avoir rencontré ses dirigeants. Il a cherché à convaincre les magnats de la Confederación de la Producción y del Comercio (CPC), ouvrant des discussions pour apaiser leurs «inquiétudes et leurs craintes légitimes». Rejetant la revendication populaire de libération de toutes les personnes emprisonnées pendant le soulèvement d’octobre, Gabriel Boric a appelé à la fermeté à l’égard des manifestants accusés «d’incendies et de pillages», même si ces allégations ont souvent été inventées par la police. En effet, cinq rapports distincts ont fait état de violations des droits de l’homme perpétrées par des carabineros et d’agents de l’«Intra Machas» [corps de police spécialisé pour infiltrer des manifestations et multiplier les provocations] impliqués dans des actes de vandalisme, notamment la destruction de l’hôtel Principado de Asturias à Santiago. En tant que député à la Chambre basse, Gabriel Boric a approuvé la «loi anti-barricades» qui criminalise les protestations en infligeant des peines de prison allant de deux mois à cinq ans à ceux qui occupent des espaces publics ou construisent des barricades. Il s’est par la suite excusé d’avoir soutenu cette mesure, reconnaissant qu’elle donnait plus de pouvoir arbitraire à la police et aux juges. Toutefois il refuse de soutenir l’amnistie de ceux qui ont été emprisonnés à cause de cette loi.

Gabriel Boric a été à la fois loué et critiqué pour son attitude conciliante envers la droite. Un mois après le soulèvement d’octobre 2019, il était l’un des leaders de l’opposition invités par le gouvernement à négocier les termes du processus constituant. Une conversation qu’il a entamée dans des toilettes pour hommes avec le sénateur d’extrême droite Juan Antonio Coloma [avocat, membre de l’UDI, comme membre du Conseil d’Etat, entre 1977 et 1989, il participa à l’élaboration de la Constitution de 1980] s’est terminée quinze heures plus tard par un «accord de paix sociale», signé à 2 heures du matin. Cet accord stipulait qu’une supermajorité des deux tiers au sein de la Convention constituante était nécessaire pour approuver de nouveaux articles constitutionnels – attribuant de la sorte un droit de veto effectif aux intérêts de l’élite – et créait une obligation de respecter les traités commerciaux existants. Depuis lors, le président Piñera fait pression sur le Congrès pour accélérer la ratification du TPP11 [2] qui obligerait l’Etat à payer des dédommagements énormes aux entreprises privées pour avoir nationalisé des ressources naturelles.

Après son glissement au centre-droit, Gabriel Boric s’est rapproché de l’ex-Concertación et même de la coalition gouvernementale, qu’il implore de s’unir contre la menace du fascisme. Sa nouvelle directrice de campagne pour les élections du 19 décembre, Izkia Siches [médecin, elle est présidente du Conseil médical du Chili], a annoncé que le gouvernement de Boric conserverait l’actuelle sous-secrétaire à la santé, Paula Daza (qui a demandé un congé sans solde pour faire campagne pour Kast). Izkia Siches a également déclaré qu’elle envisagerait d’intégrer l’autre candidat de droite, Sebastian Sichel, à la présidence et ancien ministre du gouvernement Piñera [ministère du Développement social et de la Famille]. Par conséquent, cette alliance électorale ne peut se faire qu’au prix de l’abandon de la lutte contre le modèle néolibéral et les partis qui l’administrent depuis trois décennies. Bien que la coalition de Boric soit nominalement antifasciste, la décision de sa campagne d’incorporer des figures comme Paula Daza, et son intention d’accorder plus de pouvoir légal à la police et aux juges, mine tout engagement manifeste en faveur de la démocratie. Si cet «Antifa» néolibéral peut accomplir quelque chose, ce sera très probablement une reconfiguration des forces de l’establishment, visant à mettre en œuvre ce que Gabriel Boric appelle une «transformation responsable» qui éclipse les énergies radicales libérées en 2019.

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Alors que la part de voix de Kast devrait atteindre 40% au second tour [ce 19 décembre], étant donné que tous les partis de droite l’ont soutenu, Boric a le soutien de tous les partis de l’ex-Concertación, même si certains dirigeants chrétiens-démocrates restent sceptiques. Parisi a refusé de soutenir Kast, mais reste pour l’instant silencieux sur Boric. Néanmoins, la stratégie «Antifa» semble donner des résultats, les sondages donnant à Boric une avance de trois à 13 points sur son rival. A ce rythme, le social-démocrate devrait l’emporter avec une marge confortable, même si une impasse législative est inévitable puisque les partis de droite ont obtenu la moitié des sièges des deux chambres du Congrès.

La nouvelle Constitution devrait être ratifiée en septembre 2022. Gabriel Boric devra soit commencer à l’appliquer par décret, soit retarder sa promulgation jusqu’à ce que l’arithmétique du Congrès change. S’il choisit la deuxième option, il provoquera une colère et une frustration généralisées au sein de la classe laborieuse. Cela peut offrir à Kast la possibilité de profiter d’une nouvelle érosion de la confiance dans la démocratie libérale. Avec un Congrès dans l’impasse et un président social-démocrate qui pourrait ne pas vouloir gouverner par décret pour éviter d’être qualifié de tyran, les perspectives de la transition vers un nouvel ordre sociopolitique semblent sombres. Une fois de plus, une cocotte-minute a été placée sur le feu.

Si l’espoir doit vaincre la peur et la paralysie, de nouveaux mécanismes politiques seront nécessaires pour desserrer l’emprise des forces réactionnaires et remanier radicalement la Constitution. Au cours des derniers mois, la Convention constituante a entendu les témoignages d’organisations populaires réclamant un pouvoir de décision local et des procédures de démocratie directe pour décentraliser le pouvoir, protéger l’environnement et lutter contre la corruption. Donner aux citoyens et citoyennes le droit de proposer des lois, d’abroger des lois pourries, d’annuler des projets extractivistes et de révoquer des représentant·e·s permettrait non seulement d’opérer des transformations structurelles urgentes – comme l’abrogation du système de retraite par capitalisation individuelle [qui est inique et au bord du gouffre] – mais aussi de leur donner un rythme approprié. Le passage d’un modèle néolibéral à un modèle social-démocrate nécessite un travail juridique et politique intensif, et non l’arrêt des négociations et l’immobilisme politique. Car la vérité est que la «stabilité» espérée par Boric est illusoire. Retarder l’adoption de réformes socio-économiques essentielles n’empêchera pas de futures éruptions de mécontentement populaire; cela ne fera que mettre en péril le fragile statu quo auquel l’establishment est si attaché. (Article publié le 10 décembre 2021 sur le site Sidecar-NLR ; traduction par la rédaction A l’Encontre)

Camila Vergara, docteure en science politique, spécialisée dans le droit constitutionnel de l’université de Columbia. Maîtresse de conférences à la faculté de droit de Columbia University. Elle est l’auteure de República plebeya. Guía práctica para constituir el poder popular (Sangría Editora, 2020) et Systemic Corruption, Constitutional Ideas for an Anti-Oligarchic Republic (Princeton University Press, sept. 2020).

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[1] La CPC l’association patronale chilienne qui regroupe les principaux secteurs productifs du pays: commerce, agriculture, mines, industrie, construction et banque. (Réd.)

[2] Le TPP11 est un traité d’intégration économique plurilatéral dans la région dite la plus dynamique du XXIe siècle: l’Asie-Pacifique. Il doit inclure 11 pays: l’Australie, le Canada, le Chili, le Pérou, le Vietnam, le Japon, Singapour, le Mexique, la Nouvelle Zélande, Brunei, la Malaisie. Sa mise en œuvre, qui a été sujette à divers débats complexes (portant, entre autres, sur le rôle de l’Etat face au marché, sur les entreprises publiques, sur la propriété intellectuelle, etc.) exige une majorité de six pays sur les onze, ce qui s’effectua en décembre 2018. (Réd.)

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