Par Cristian González Farfán
Les résultats du premier tour des élections présidentielles au Chili ont remué les eaux du mouvement social qui s’est exprimé avec force dans les rues pendant le soulèvement populaire [d’octobre 2019] et les années qui l’ont précédé. La victoire partielle de la force d’extrême droite, dirigée par José Antonio Kast, a obligé les organisations de base qui luttent pour les droits sociaux à se réunir et à prendre position pour le scrutin historique de ce dimanche 19 décembre: la plupart d’entre elles ont appelé à voter pour le candidat d’Apruebo Dignidad, Gabriel Boric. [Sur les derniers sondages, se reporter à l’introduction de l’article publié ce jour même sur ce site.]
«Cela reflète la maturité politique que le mouvement social a acquise, ce qui ne s’était pas vu depuis de nombreuses années. Nous sommes critiques à l’égard du pacte Apruebo Dignidad, mais cela n’est pas contradictoire avec l’appel à voter pour cette option qui nous permet de poursuivre la mobilisation pour le rétablissement et la construction de nos droits. Notre décision est celle d’une cohérence politique qui va au-delà de la personne de Gabriel Boric. Toutes les formes de lutte sont valables et aller voter ce dimanche, c’est aller se battre», déclare Pamela Valenzuela, porte-parole de la Coordinadora Feminista 8M.
Le Colegio de Profesores (Collège des enseignants), une organisation qui a également annoncé son soutien à Boric, «face à la menace que représente l’extrême droite au Chili», déclare Carlos Díaz, président national du syndicat des enseignants. De même, Carlos Díaz ne voit pas de contradiction dans le choix de se prononcer en faveur du candidat Apruebo Dignidad. Car ce dernier «représente les aspirations pour un monde meilleur et, en particulier, les revendications des enseignants chiliens: il assume la responsabilité de la dette historique, il s’engage à renforcer l’éducation publique, à attribuer à l’évaluation des enseignants un caractère formatif et non punitif, en mettant fin à la surcharge de travail».
Au sein des communautés d’étudiants, et après une assemblée élargie, la Confédération des étudiants du Chili – qui regroupe les principales fédérations nationales d’étudiants universitaires – a également annoncé son soutien à la candidature de Gabriel Boric. Ce n’est toutefois pas le cas de l’Assemblée de coordination des étudiants de l’enseignement secondaire, qui, dans son dernier communiqué, a déclaré avoir des «différences inconciliables avec le projet Apruebo Dignidad», car ses «positions tièdes ou ses omissions» n’ont pas aidé «à lutter contre l’ultra-droite», même si elle a appelé à la mobilisation et à empêcher par tous les moyens la victoire éventuelle de Kast.
Une autre des exigences les plus ressenties du peuple chilien concerne les retraites. A cet égard, la Coordination nationale No Mas AFP [Administradoras de fondos de pensiones: institutions financières privées qui gèrent un système par capitalisation individuelle] a soutenu Boric, étant donné que le programme du candidat comprend une bonne partie des «exigences de meilleures retraites, ainsi que la fin des AFP et la création des conditions nécessaires à un dialogue», déclare Sandra Marín, la porte-parole nationale de la Coordination nationale. Face à l’orientation de Kast, ajoute-t-elle, «nous serions confrontés à un scénario encore pire qu’avec Sebastián Piñera, car il n’y aurait aucune possibilité de dialogue et nous serions exposés à la persécution en tant que leaders sociaux».
La Central Unitaria de Trabajadores (CUT) a également appelé la population à voter pour le candidat d’Apruebo Dignidad. Jeudi 16 décembre, les dirigeants de l’organisation ont organisé un rassemblement de soutien à Boric devant le Palacio de La Moneda, où sa présidente, Silvia Silva [membre du PS], a déclaré à la presse: «Ce n’est pas indifférent qui gouverne. Il ne nous reste que quelques heures. Et nous appelons, avec force et conviction, les travailleurs et travailleuses du Chili à se rendre en masse aux urnes ce dimanche pour voter pour le candidat Boric.»
Attentifs et vigilants
Bien que les mouvements sociaux aient serré les rangs dans leur soutien, cela ne signifie pas qu’ils seront de simples spectateurs face à un éventuel gouvernement du candidat d’Apruebo Dignidad. Les organisations, prenant appui sur leurs autonomies respectives, annoncent qu’elles adopteront une position «attentive et vigilante», afin que le leader de Punta Arenas [Boric est originaire de cette ville], à l’extrême sud du Chili, tienne les promesses de son programme.
Pamela Valenzuela, de la Coordinadora Feminista 8M, ajoute :«Face au discours de Kast, qui installe une doctrine de la haine et exacerbe le capitalisme patriarcal et le néolibéralisme, notre appel à voter pour Boric nous permet de continuer à élargir le chemin grâce à la mobilisation; cela à partir d’une position d’autonomie et d’indépendance: poursuivre nos droits sociaux et reproductifs, l’éducation non sexiste et le droit à avortement. Avec Kast, notre mobilisation se fera uniquement à partir d’une position de résistance et de lutte pour la vie. Avec Boric, en revanche, c’est l’occasion de continuer à rompre l’encerclement.»
Depuis le Colegio de Profesores, Carlos Díaz estime que l’appel à voter pour Boric «n’implique pas un chèque en blanc ou un soutien inconditionnel» pour son éventuelle arrivée au Palacio de La Moneda. «Nous soutiendrons les processus de changement, mais nous ne perdrons pas de vue qu’en tant qu’organisation syndicale, nous sommes redevables aux enseignant·e·s du Chili pour qui nos revendications en matière d’éducation sont toujours valables. Si nous savons que Gabriel Boric est ce dont le Chili a besoin, nous serons en même temps très attentifs et vigilants à ce qu’il mette en œuvre son programme gouvernemental en matière d’éducation».
La Coordination nationale «No Mas AFP», quant à elle, a exprimé une certaine inquiétude suite au dernier débat entre les deux candidats, au cours duquel Gabriel Boric a adopté un discours plus hésitant quant à son intention de supprimer les AFP. Néanmoins, Sandra Marín est confiante que la capacité de dialogue d’un gouvernement Apruebo Dignidad permettra de rapprocher les positions et de proposer un nouveau système de retraite fondé trois principes: tripartite, universel et solidaire, différent de celui formulé par Boric. Elle ajoute: «Nous nous sommes toujours déclarées, en tant qu’organisations, vigilantes face aux processus; il s’agit d’une lutte contre le système et en faveur de la récupération de valeurs telles que la solidarité».
Sans se prévaloir de ce qui précède, les représentants des mouvements sociaux affirment que le soutien à Gabriel Boric répond avant tout au fait que son accession potentielle à la présidence garantit la continuité du processus constituant [rôle de la Convention constituante], tandis que l’option de Kast représente le chemin inverse. Pamela Valenzuela souligne: «Pour nous, c’était un point clé de l’assemblée ouverte que nous avons tenue après le premier tour des élections présidentielles. Une grande partie de la décision de soutenir Boric était de défendre le processus constituant. Et ce n’est pas tout: il s’agit également de lutter pour le contenu de la nouvelle Constitution, à savoir qu’il s’agit d’une Constitution féministe et paritaire, à laquelle participent les mouvements sociaux et la rébellion».
Pour Díaz et Marín, l’arrivée possible de Kast au pouvoir représente une réelle menace pour les travaux de la Convention constituante. «L’une des thèmes significatifs étayant la décision prise [appel au vote Boric] est de surveiller et protéger le processus constituant. Ce processus représente le Chili qui s’est réveillé, le Chili dont nous rêvons tous, et qui garantit des changements structurels. Nous voulons qu’il aboutisse sans qu’il soit en aucune mesure dénaturer et Kast est une très grande menace à ce propos», déclare le porte-parole du syndicat des enseignants.
Au sein de la Coordination nationale «No Mas AFP», on va même un peu plus loin. En plus d’affirmer que Gabriel Boric est la seule candidature qui peut assurer le bon déroulement de la Convention constituante, ils ont élaboré au sein de l’organisation une initiative populaire ayant trait aux retraites – soumise au parrainage de différentes régions du pays – qui pourrait être discutée en session plénière de la Convention constituante. «Nous mettons tous nos espoirs dans ce processus et tous les atouts sont sur la table pour que la nouvelle Constitution garantisse ces droits», déclare Sandra Marín.
En substance, comme le dit Pamela Valenzuela, le choix de Boric nous permettrait de «récupérer le levier politique propre aux peuples et de nous faire reconnaître dans toutes les identités qui nous façonnent». En revanche, la porte-parole féministe estime que l’option de Kast «est une fermeture autoritaire à un processus qui veut tout transformer et cherche à éliminer le néolibéralisme du pays. C’est un choix qui ne connaît pas le cycle de l’eau, qui nie le changement climatique, qui promet plus de forêts [extension de la pâte à papier] et de fermes à saumon [aquaculture très importante et très puissante au Chili pour l’exportation], qui écarte la dissidence, qui ne valorise pas nos biens communs, qui traite les migrant·e·s comme un ennemi et qui est même prêt à construire des tranchées pour empêcher le droit de migrer.» (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 17 octobre 2021, écrit depuis Valparaiso; traduction rédaction de A l’Encontre)
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