Par Valerio Arcary
La tactique du Front large «jusqu’à faire mal» a ouvert une crise dans la gauche. Une crise dangereuse et aux effets de fragmentation que Lula semble sous-estimer. Geraldo Alckmin [ancien gouverneur de São Paulo] ne sera jamais un vice-président strictement décoratif. La nomination d’Alckmin [comme vice-président sur le ticket Lula] n’était pas seulement une démarche relevant de la spéculation, mais semble être un fait accompli, une réalité, quelque chose de déjà conclu, d’irrévocable ou d’irrémédiable. En d’autres termes, un ultimatum pour la gauche.
Un ultimatum est une manœuvre politique extrême. L’extrême est quelque chose de très sérieux. Les ultimatums peuvent être explicites ou implicites. Il s’ensuit que la présentation d’un ultimatum est une décision définitive, ou un dernier avertissement, suite auquel il n’y aura pas de négociations. L’idée que Lula est si fort qu’il peut présenter des ultimatums est un calcul hâtif. L’empressement à accéder au pouvoir à n’importe quel prix est fatal. Les actions produisent des réactions. La capacité de direction ne doit pas être un caudillisme.
Le défi politique de 2022 est immense. Le bolsonarisme n’est pas seulement un courant électoral d’extrême droite. Bolsonaro n’est pas seulement un épouvantail démagogique et autoritaire. Le bolsonarisme est néofasciste, et Bolsonaro aspire à la subversion bonapartiste du régime.
Celui qui comprend ce défi et reconnaît la légitimité de Lula est confronté à la nécessité de lutter pour un Front de gauche, jusqu’à la dernière minute, lors des élections et cela dès le premier tour. Mais cela ne signifie pas que la gauche peut accepter des ultimatums selon lesquels les alliances [Alckmin comme vice-président] et le programme seront des décisions unilatérales de Lula. Lula peut faire beaucoup, mais il ne peut pas tout faire.
Le caudillisme crée une illusion d’optique. Le caudillisme est une perversion autoritaire de la relation d’autorité de la direction charismatique des organisations populaires avec les larges masses. Le culte de la personnalité est une ressource démagogique qui encourage une «relation directe» [au sens qui passe par-dessus les structures établies] du candidat qui s’affirme représentant des syndicats et des mouvements sociaux. Personne ne doit remplacer la place des organisations collectives construites par des dizaines de milliers de militant·e·s. C’est un abus de pouvoir.
Les rencontres de Lula avec Aloysio Nunes [ancien ministre des Affaires étrangères et du commerce sous la présidence de Michel Temer, de mars 2017 à janvier 2019], un dirigeant du PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne) associé à Fernando Henrique Cardoso [président de janvier 1995 à janvier 2003], impliquent une négociation discrète d’un gouvernement de «concorde nationale» avec la participation du Toucan [Geraldo Alckmin]. La divulgation par la presse, en novembre dernier, de réunions concernant une éventuelle candidature d’Alckmin à la vice-présidence aux côtés de Lula est apparue comme une manœuvre exploratoire visant à vérifier les réactions possibles. Une manœuvre «exploratoire» est une initiative visant à anticiper des scénarios, ou un mouvement qui vise à évaluer les avantages et les inconvénients d’un repositionnement.
C’était une initiative surprenante, car une alliance du Parti des travailleurs avec une aile dissidente du PSDB, le parti qui, au cours des dernières décennies, a exprimé plus que tout autre les intérêts de la puissante fraction de la bourgeoisie de São Paulo, était déconcertante, inhabituelle et étonnante [voir sur la politique du PSDB et d’Alckmin l’article publié sur ce site le 22 janvier]. On pourrait aussi ajouter une initiative inquiétante, quelque chose entre disproportionné et grotesque.
Déconcertante, non seulement en raison des différences historiques, mais aussi parce que le PSDB a soutenu, sans dissidence, la destitution de Dilma Rousseff en 2016. Insolite, car nul autre que Geraldo Alckmin était le candidat du PSDB lorsque Lula était en prison en 2018. Etonnante, car personne ne sait si Alckmin a changé d’avis sur quoi que ce soit. Maladroite, car Lula n’a pas tenu compte de l’avis du PT. Grotesque, car il y a quelque chose entre le burlesque et l’offensant d’entamer des négociations avec Alckmin avant même de s’asseoir, par exemple, avec le PSol (Parti du socialisme et de la liberté).
Il s’agit, en premier lieu, d’un ultimatum adressé au PT lui-même, qui a découvert la combinaison par les journaux. Mais aussi un ultimatum adressé à toutes les organisations sociales et politiques qui ont loyalement construit la campagne «Fora Bolsonaro» autour d’un programme commun en 2021. Il n’y a, bien sûr, aucune chance que ce programme de revendications soit un point d’appui pour la campagne présidentielle de Lula/Alckmin. Enfin, il s’agit d’un ultimatum lancé au PSol qui, comme on pouvait s’y attendre, s’y opposera.
Un ultimatum suit un calcul des gains et des pertes, des avantages et des dommages. Il se fonde sur une évaluation du rapport de forces politique. Le constat qui inspire l’invitation à Alckmin est que, électoralement et politiquement, la candidature de Lula dispose d’une telle force d’entraînement que, même si elle rencontre des oppositions [dans le PT et la gauche], les secteurs de la gauche indignés par la présence d’Alckmin seront neutralisés.
Cette estimation est erronée. Elle surestime les votes potentiels de la classe moyenne que Geraldo Alckmin peut agréger pour battre Jair Bolsonaro; elle surestime la détermination du secteur du PSDB attiré par la capacité de gouvernance d’un gouvernement dirigé par le PT; et, ce qui est pire, elle signale inutilement à la bourgeoisie et à l’impérialisme des Etats-Unis les limites d’un gouvernement Lula.
Mais elle sous-estime également la force des mouvements sociaux comme les mouvements féministes, noirs, jeunes et populaires, environnementaux et LGBTQIA+ qui ont accumulé une longue expérience avec les gouvernements Alckmin, à São Paulo, et avec le PSDB, au niveau national. En plus de mépriser les sympathisants du PSol et de la gauche la plus combative, ce qui s’est déjà révélé être une grave erreur lors des récentes élections municipales, comme celle du maire de São Paulo, où Guilherme Boulos a atteint le second tour [face à Bruno Covas du PSDB, Boulos a obtenu 40,62% des suffrages lors du second tour; l’abstention était d’un peu plus de 30%].
Il est évident que les élections de 2022 seront qualitativement différentes de toutes les autres élections depuis 1989. A cet égard, nous devons avoir une responsabilité maximale. Le fait fondamental est qu’il s’agira d’une lutte contre un gouvernement d’extrême-droite dirigé par une faction néofasciste dirigée elle par un candidat bonapartiste. Au cours des trois dernières années, la menace de la rhétorique du coup d’Etat a été claire. Il n’y a pas eu un moment de danger «réel et immédiat» de coup d’Etat, mais nous nous en sommes approchés.
Nous sommes en janvier 2022, dix mois avant le premier tour. En ce début d’année, les sondages d’opinion suggèrent que Jair Bolsonaro perdrait les élections face à Lula, si elles avaient lieu maintenant, peut-être même au premier tour. Mais elles n’ont pas lieu maintenant.
Des décennies de processus électoraux ininterrompus, ainsi que le fait qu’une fracture s’est produite au sein de la bourgeoisie et qu’une partie de la classe dirigeante, ayant une influence sur la partie la plus influente des médias commerciaux, est passée dans l’opposition [à Bolsonaro], mais n’a pas été capable de proposer un nom unifié pour une «troisième voie» [la dite troisième voie est représentée marginalement par l’ex-ministre de la Justice Sergio Moro], ont généré une mentalité que «l’affaire est aisée». Cette mentalité est un piège. Le plus grave est la sous-estimation des ennemis.
Bolsonaro n’a pas encore été vaincu. Et le danger de sa réélection ne doit pas être négligé: le projet de l’extrême droite est d’imposer une défaite historique aux travailleurs et à la jeunesse. Sans imposer la démoralisation d’une génération dans les classes populaires, il ne sera pas possible d’ouvrir la voie pour mener jusqu’au bout la «recolonisation» du Brésil. Ce qui implique renversement du rapport de forces social qui passe par la destruction des libertés démocratiques.
C’est une grave erreur de minimiser les différences qui existent entre les différents régimes bourgeois. Une démocratie libérale-présidentialiste n’est pas la même chose qu’un régime bonapartiste-présidentialiste. Les deux sont bourgeois, mais différents. Une démocratie bourgeoise est «supérieure» au bonapartisme.
La force électorale de Lula, bien supérieure au poids politique de la gauche, mais expression de la puissance sociale de la lutte des travailleurs et travailleuses et des exploité·e·s, est essentielle dans la lutte contre le bolsonarisme. Mais l’explication du prestige de Lula repose, en premier lieu, sur la construction du PT. Et non l’inverse. On ne peut expliquer l’immense attente quasi messianique de son autorité politique indépendamment de l’histoire du PT. Sans le PT, le lulisme n’existerait pas. Sans le PT, Lula n’aurait pas été en mesure de vaincre Brizola aux élections de 1989 [au premier tour, Lula a obtenu 16,69% des voix et Leonel Brizola du Parti démocratique travailliste-PDT 16,04%], et le second tour contre Collor [Fernando Collor a obtenu 53,03% et Lula 46,97%] a été décisif pour sa projection nationale ultérieure.
Aujourd’hui, la dynamique de la relation s’est inversée, qualitativement. Le PT dépend de Lula. Il n’y a aucune raison de ne pas se rappeler que la formation en 1979/80 d’un PT sans patrons [expression de son «indépendance de classe»], qui a rapidement évolué vers une influence de masse dans les grandes villes de l’Etat de São Paulo, dirigé par un leader de la grève des métallurgistes, sans relations internationales solides, a été un phénomène politique admirable mais imprévu. Le PT n’a pas été un accident historique, mais il a été une surprise. Dans la tradition marxiste, un accident historique est un phénomène accidentel ou transitoire, donc éphémère.
A la fin des années 1970, la majorité de la bourgeoisie brésilienne et les dirigeants politiques de la dictature craignaient encore sérieusement l’espace politique que le PCB (Parti communiste brésilien), d’une part, et Brizola et Miguel Arraes [de retour au Brésil en 1979 et dès 1987 gouverneur de l’Etat de Pernambuco], d’autre part, pourraient occuper au moment de l’amnistie [post-1985]. C’était l’étape historique de la guerre froide. C’était une époque d’anticommunisme primitif.
Il y avait quelque chose de formidable et d’excitant, mais aussi quelque chose de terrible dans l’histoire du PT. Pour reprendre le vocabulaire inventé par les classiques grecs, nous avons eu le moment épique, le moment tragique, et même un peu de comédie dans la trajectoire de la transformation du pétisme en lulisme.
Le PT était le plus grand parti de l’histoire de la classe ouvrière brésilienne au XXe siècle. Dans les années 1980, Lula et la direction du PT (qui a organisé le courant de l’Articulação [tendance majoritaire du PT]) ont su enthousiasmer un parti qui, en dix ans, est passé d’une organisation de quelques milliers à des centaines de milliers de militant·e·s. Et cela a permis de passer de 10% des voix en 1982 pour le poste de gouverneur à São Paulo (et moins de 3% en moyenne dans les autres Eats) à un second tour très serré lors des élections présidentielles de 1989, en s’appuyant uniquement sur des contributions volontaires.
Le PT de 2022 est, bien sûr, un autre parti, bien que la fraction dirigeante soit essentiellement la même. En quatre décennies, le PT a élu plusieurs milliers de conseillers, quelques centaines de députés d’Etat et fédéraux. Il a gouverné plus d’un millier de mairies, de nombreux Etats et a obtenu quatre fois la présidence de la République.
Le PT de 2022 est la machine électorale la plus professionnelle du Brésil, donc intégrée aux institutions du régime. Paradoxalement, l’autorité de Lula n’a pas diminué. Au contraire, elle n’a jamais été aussi importante. Si grand que son leadership menace le parti lui-même, en le remplaçant. (Article publié sur le site A terra é redonda le 25 janvier 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Valerio Arcary est un des dirigeants du courant Resistencia du PSOL et écrit régulièrement sur le site Esquerda online. Le 24 janvier, le courant Resistencia a publié: «Neuf propositions pour un programme de gauche sans alliance avec Alckmin et la droite». Nous en donnerons connaissance à nos lectrices et lecteurs.
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