Brésil. «Le rapprochement entre Lula et Alckmin. Des amitiés dangereuses»

Par Manuela Sampallo

L’ancien président brésilien Lula devrait confirmer sa candidature à la présidence et son colistier dans les prochains mois. Le choix de son colistier provoque de l’urticaire au sein de la gauche et rappelle quelques souvenirs aux effets traumatisants.

Depuis que ses droits politiques ont été rétablis, l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva est redevenu le favori de l’élection présidentielle d’octobre. Dans la première enquête sur les intentions de vote réalisée cette année par l’Instituto de Pesquisas Sociais, Políticas e Econômicas, le membre du PT rassemble 44% des intentions de vote et une véritable possibilité de gagner dès le premier tour [2 octobre 2022]. Jair Bolsonaro, actuellement affilié au Parti libéral et dont la cote de popularité de son gouvernement est en baisse, est crédité de 24% des intentions et arriverait donc en deuxième position. Les tentatives des partis du centre et de droite mettre en place une «troisième voie» [un troisième candidat à la présidentielle] pour contrer la polarisation entre Lula et Bolsonaro ont jusqu’à présent échoué.

Etant donné la forte probabilité d’une victoire de Lula, et bien qu’il n’ait pas encore officiellement lancé sa candidature, les médias brésiliens ont beaucoup spéculé au cours de l’année écoulée sur qui sera le candidat à la vice-présidence [de Lula]. Geraldo Alckmin, ancien gouverneur de São Paulo et rival historique du Parti des travailleurs (PT), est devenu le principal candidat à ce rôle après que Lula lui-même n’a pas exclu cette possibilité le 15 novembre. Interrogé sur le sujet lors d’une conférence de presse après sa visite au Parlement européen, l’ancien président a même affirmé qu’il avait une «relation extraordinaire de respect avec Alckmin» et qu’«il n’y a rien qui se soit passé antérieurement qui ne puisse être réconcilié».

Le 19 décembre 2021, quatre jours après qu’Alckmin a officiellement quitté le Partido da Social Democracia Brasileira (PSDB) – dont il a été l’un des cadres politiques les plus respectés pendant 33 ans – les deux dirigeants politiques se sont rencontrés lors d’un événement organisé par le groupe Prerrogativas, composé d’avocats, d’artistes, de professeurs et de juristes. Leurs déclarations lors de la réunion ont été interprétées par la classe politique et les médias comme la première étape des négociations visant à finaliser un ticket Lula-Alckmin.

«Peu importe que nous ayons été adversaires par le passé, que nous ayons échangé quelques coups de pied, que dans le feu de l’action nous nous soyons dit ce que nous n’aurions pas dû dire. L’ampleur du défi auquel nous sommes confrontés fait de chacun de nous un allié de premier ordre», a déclaré Lula. Alckmin, à son tour, a déclaré que le processus ne faisait que «commencer» et que l’heure était à «la grandeur et à l’unité politiques».

Cette éventuelle coalition se heurte toutefois à la résistance de la gauche brésilienne. Une aile significative du PT (Parti des travailleurs) estime que l’ancien gouverneur de São Paulo n’est pas fiable pour le poste. Selon le portail d’information Poder360, l’ancienne présidente Dilma Rousseff aurait dit à l’ancien président Lula la semaine dernière, lors d’une réunion privée entre les deux, qu’«Alckmin serait son Temer», en référence à la trahison dont Dilma Rousseff [présidente depuis janvier 2011] a été victime en 2016 de la part de son colistier, Michel Temer [vice-président et animateur du coup d’Etat institutionnel qui aboutit à sa destitution en août 2016] du parti Mouvement démocratique brésilien de l’époque.

Le député fédéral Rui Falcão [du Minas Gerais], président du PT de 2011 à 2017, a déclaré, pour sa part, dans un entretien accordé à Folha de São Paulo, le lundi 17 janvier 2022, qu’«Alckmin est à l’opposé de tout ce que le PT a déjà fait et veut faire» . Il a mentionné le soutien d’Alckmin au coup d’État parlementaire contre Rousseff et ses «positions ultra-conservatrices». Des cadres importants du Parti Socialisme et Liberté (PSOL), une scission du PT qui a récemment fait preuve d’un rapprochement avec les positions de ce parti, n’étaient pas non plus d’accord avec l’option d’Alckmin comme candidat à la vice-présidence. Pour Guilherme Boulos, candidat du PSOL à la présidence lors des élections de 2018, l’alliance «affaiblirait la candidature de Lula».

Qui est Geraldo Alckmin

Depuis la «redémocratisation» du pays, Geraldo Alckmin a détenu le plus grand nombre de mandats de gouverneur (et vice-gouverneu) de l’Etat de São Paulo [2001-2006 et 2011-2018]. En 2015 et 2016, il était un allié de l’aile la plus extrémiste de son parti qui a participé aux manifestations réclamant la destitution de Dilma Rousseff. A l’époque, il avait même été jusqu’à assurer le libre accès au métro de la capitale de São Paulo pour que la population puisse assister à ces manifestations, sans avoir à payer le transport.

Lié aux tendances les plus conservatrices de l’Eglise catholique, opposé au droit à l’avortement et à la légalisation des drogues, ses administrations ont été caractérisées par un néolibéralisme dur. En tant que gouverneur, il a dirigé plusieurs programmes de privatisation, vendant des entreprises publiques, telles que le distributeur d’énergie Eletropaulo. A l’époque, la vente de ce monopole d’Etat a entraîné la mise en place d’une commission d’enquête, dans laquelle les experts chargés d’évaluer les actifs de l’entreprise ont dénoncé le prix extrêmement bas payé par l’étatsunienne AES Corporation (Virginia) pour la reprise Eletropaulo. Alckmin a également été dénoncé par le mouvement syndical pour ses intentions de privatiser la compagnie d’eau et d’assainissement de São Paulo après des années de désinvestissement et de démembrement de l’entreprise. En tant que candidat à la présidence en 2018 [il a obtenu à cette date 4,76% des suffrages et sa colistière a appelé à voter Jair Bolsonaro au deuxième tour.]. Il a déclaré qu’il privatiserait «autant que possible» les entreprises publiques du Brésil.

Etant donné qu’il est l’un des favoris pour le gouvernement de São Paulo en 2022, beaucoup se demandent ce que l’ancien gouverneur gagnerait à se présenter à la vice-présidence. L’explication pourrait résider dans la projection que ce poste lui donnerait pour la compétition présidentielle de 2026. Sans avoir besoin de s’avancer autant dans le temps, le poste de vice-président lui redonnerait également le prestige qu’il a perdu après les élections de 2018, où il n’a remporté que 4,76% des voix et a été marginalisé au sein du PSDB [ce fut le plus bas résultat du PSDB depuis 1989]. Il gagnerait également ce qu’il n’a jamais réalisé auparavant, bien qu’il l’ait proposé à deux reprises: accéder, bien qu’en tant que vice-président, à la présidence de la République, avec la possibilité d’assumer éventuellement le poste de titulaire.

Encore un transfert?

En 2006, Lula et Alckmin se sont affrontés lors des élections présidentielles: une campagne marquée par des attaques mutuelles. Lula obtint au premier tour 48,60% des suffrages et Alckmin 41,63% ; au deuxième tour: Lula réunit 60,83 des suffrages contre 31,17 pour Alckmin. Lors d’un des débats à la télévision nationale, Alckmin a même qualifié Lula d’«arrogant, ironique et irrespectueux». En 2017, en tant que président du PSDB, il a assimilé l’ancien président à la corruption avec des déclarations telles que: «Après avoir brisé le pays, Lula dit qu’il veut revenir au pouvoir, c’est-à-dire revenir sur les lieux du crime.»

Après 15 ans d’acrimonie et de fortes différences dans leurs programmes de gouvernement, l’union de ces deux personnalités politique divise les opinions et suscite la méfiance. Juliano Medeiros, président du PSOL, a déclaré à Poder360 en décembre que son parti était en pourparlers avec d’autres partis de gauche et du centre, dont le PT, en vue des élections de cette année. Il a toutefois déclaré que «cela n’a pas beaucoup de sens de penser à un front démocratique de gauche qui a en son sein des partis ou des dirigeants qui ne partagent pas nos valeurs» et qui «n’ont pas agi pour empêcher la tragédie du gouvernement Bolsonaro de se produire dans notre pays».

Le PSOL a approuvé comme priorité lors de son congrès national, en septembre de l’année dernière, de construire une unité des forces démocratiques progressistes de gauche contre la réélection de Bolsonaro. Pour cela, le PSOL serait prêt à ne pas lancer sa propre candidature aux élections d’octobre 2022. Ce mouvement d’unité, qui était initialement composé du PSOL, du PT, du Parti communiste du Brésil, du Parti socialiste brésilien, du Parti démocratique du travail et de Rede Sustentabilidade, s’est formé à la Chambre des députés et dans les rues à l’occasion de manifestations contre les politiques de l’actuel président.

«L’hypothèse à laquelle nous voulons travailler en ce premier semestre est la construction de l’unité de la gauche. Alckmin est un élément qui rend la situation difficile, mais il ne va pas nécessairement la rendre impossible. Ce qui est fondamental, c’est ce que ce front va défendre, parce que si ce front a un programme et une identité de gauche, alors la contradiction consistant à en faire partie est celle de Geraldo Alckmin et non la nôtre», a conclu Juliano Medeiros.

A l’opposé, au sein du PT, des figures historiques telles que l’ancien ministre José Dirceu, le sénateur Humberto Costa [Etat du Pernambuco] et l’actuelle présidente du parti, Gleisi Hoffmann [députée du Paraná], ont déclaré leur soutien au dialogue entre Lula et Alckmin. Pour Lucio Rennó, professeur à l’Institut des sciences politiques de l’Université de Brasilia, dans un entretien accordé à l’édition brésilienne de la Deutsche Welle, la formule Lula-Alckmin «consolide le soutien du centre-droit» et peut rassembler les secteurs les plus conservateurs qui résistent au nom de Lula. Il s’agit d’une stratégie qui a déjà été utilisée avec succès par le courant du PT lors des élections de 2002. Après deux campagnes électorales (1994 et 1998) au cours desquelles il n’a réuni que le camp de la gauche sans l’emporter, Lula a choisi l’homme d’affaires José de Alencar comme vice-président [de 2003 à décembre 2010; industriel du textile]. L’alliance Lula-Alckmin, d’ailleurs, mettrait l’ancien membre du PSDB hors course dans le principal foyer électoral du pays, en ouvrant ainsi la voie à l’ancien maire du PT, Fernando Haddad, qui est pré-candidat au gouvernement de São Paulo.

L’avenir nous le dira

Cette stratégie peut permettre à Lula de remporter une victoire sûre au premier tour, mais elle présente également des risques importants, compte tenu de l’histoire récente des coalitions dans le pays. Le pacte entre les deux dépend encore du parti que rejoindra Alckmin (selon la loi brésilienne, il doit se présenter au nom d’un parti politique pour devenir un candidat officiel). Les alternatives sont le parti social-démocrate de centre-droit et le parti socialiste brésilien de centre-gauche. Le parti centriste Solidariedade a également invité officiellement l’ancien gouverneur de São Paulo à rejoindre ses rangs. Bien que beaucoup d’eau doive encore couler sous les ponts, l’entourage d’Alckmin et de Lula estime que le ticket est assuré et que l’ancien président a l’intention d’annoncer officiellement sa candidature dans la première quinzaine de mars.

Selon les sondages, bien que déçus par l’élection d’Alckmin, il est probable que les électeurs de gauche ne mettent pas en question leur vote face à l’alternative d’une réélection de Bolsonaro ou d’une victoire de l’ancien juge Sérgio Moro, qui a opportunément décidé de se présenter comme pré-candidat du parti Podemos. Il apparaît en troisième position dans les sondages.

Cependant, au-delà des interrogations sur un programme de gouvernement qui contiendra dans son élaboration peut-être quelques – voire de nombreuses – concessions, la question qui reste en suspens est la suivante: l’électeur brésilien peut-il faire confiance à Alckmin, qui a été l’un des cadres politiques les plus influents dans le soutien au coup d’Etat parlementaire de 2016? Va-t-il se comporter différemment dans un scénario marqué par une majorité conservatrice au Parlement? (Article publié sur le site de l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 21 janvier 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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«Le démon rouge»

Par Francisco Claramunt

Selon une enquête publiée fin décembre 2021 par Datafolha, 44% des Brésiliens craignent qu’après les élections de cette année, leur pays devienne «communiste». Déjà dans les années 1990, l’homme qui est identifié comme l’incarnation de cette menace satanique insistait sur le fait que sa pensée «n’est pas celle de Marx, mais celle d’Henry Ford». En 2002, peu après avoir été porté à la présidence sur la crête d’une vague continentale de colère populaire contre le néolibéralisme, il a tenté de calmer les anxieux avec son célèbre: «Lulinha não quer briga. Lulinha quer paz e amor» [«Lulinha ne veut pas la bagarre, Lulinha veut la paix et l’amour»]. Même sous ses gouvernements [de Lula], la concentration des revenus accaparés par les 1% les plus riches est passée de 22 à 25%, selon l’Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada, organisme public, et les terres aux mains des grands propriétaires ont augmenté de plus de 50%, selon les chiffres du Mouvement des sans-terre (MST).

Tout cela n’est cependant pas convaincant. Le «communisme» de Lula hante encore une grande partie de l’électorat. Cela a probablement quelque chose à voir avec les prédications constantes de l’actuel président et de ses alliés pentecôtistes, qui ont décidé d’axer leur campagne de réélection sur l’idée d’empêcher le Brésil de «retourner au bord du socialisme». Il est vrai aussi que pour Jair Bolsonaro, le communisme est une force si puissante qu’elle peut englober des multitudes insoupçonnées: Fernando Henrique Cardoso [le président du Brésil de 1995 à 2003; PSDB], les quarantaines [suite au Covid], José Sarney [président de 1985 à 1990], les Nations unies, Alberto Fernández [président de l’Argentine, en fonction depuis 2019], le covid…

«Avec Lula comme président et le camarade Geraldo comme vice-président, je considère l’arrivée du communisme comme improbable», a déclaré Jilmar Tatto, secrétaire à la communication du PT, à Folha de São Paulo, lorsqu’il a entendu parler du sondage de Datafolha. Mais les adeptes du mythe (de la fable) n’en sont peut-être pas si sûrs. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, le 21 janvier 2022; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

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