Bruxelles repeint le nucléaire et le gaz en vert

Par Antoine de Ravignan

Poussée par la France, la décision européenne d’inclure le nucléaire et le gaz dans la classification des investissements bons pour la transition, si elle était confirmée, donnerait un très mauvais signal.

Le nucléaire est certes une énergie décarbonée, mais il implique de faire supporter à la collectivité des risques très lourds. Le gaz naturel est certes beaucoup moins nocif pour le climat que le charbon, mais il n’en reste pas moins une source fossile. L’un et l’autre vont-ils recevoir l’onction européenne « investissement bon pour la transition », comme l’exigent les lobbies industriels concernés ?

Le dernier épisode de cette affaire (du moins à l’heure où nous écrivons) met en scène une Commission européenne s’apprêtant à trancher dans ce sens. Elle est en effet sous la pression énorme de la France nucléaire, à la tête d’une alliance de circonstance avec les pays d’Europe de l’Est, à la fois progaz et pronucléaires. Bruxelles mise par ailleurs sur le fait que le gouvernement allemand, très divisé sur le sujet du gaz, pourrait ne pas s’opposer.

En même temps, l’exécutif européen est bien embarrassé par une décision qui va le mettre sur le banc des accusés. L’Autriche et le Luxembourg ont déjà signifié qu’ils étaient prêts à saisir la Cour européenne de justice. Prise entre Charybde et Scylla, la Commission a attendu le dernier moment pour présenter un projet d’acte juridique supposé entrer en application le 1er janvier 2022. Elle a donné aux Etats membres son texte de compromis – classant sous conditions les centrales nucléaires et à gaz comme des investissements durables – le 31 décembre deux heures avant minuit, avec un délai de consultation avant adoption fixé au 12 janvier, puis reporté au 21.

Une taxonomie verte pour y voir clair

Cette histoire a pour origine l’émergence, dans les années 1990, d’une demande et d’une offre de produits financiers « verts ». Chaque gestionnaire d’actifs pouvant mettre sous cette étiquette à peu près ce qu’il veut, le marché montant des « green bonds » est rapidement apparu comme manquant de crédibilité. D’où le souhait de plus en plus exprimé par les acteurs de la finance responsable que le régulateur public dise quel actif peut être classé ou non comme « durable ». Ceci afin d’éclairer les choix des investisseurs selon une grammaire commune et rigoureuse.

C’est à partir de 2017 que l’Union européenne s’est attelée à ce travail de « taxonomie » [1], en nommant un groupe d’experts sur la finance durable pour faire des propositions. Sur la base de son rapport, la Commission a créé à l’été 2018 un groupe d’experts techniques (Technical Expert Group, ou TEG), chargé de faire des recommandations sur les secteurs à labelliser comme « verts ». Concernant les installations de production d’électricité, le TEG a préconisé un plafond d’émissions de 100 g de CO2/kWh dégressif dans le temps, revenant à exclure les centrales fossiles, dont le gaz, sauf recours à la capture-stockage du CO2. Le TEG n’a pas admis pour autant le nucléaire, faute de consensus en son sein sur la question des déchets radioactifs.

A la suite de ces travaux, un règlement européen a été adopté le 18 juin 2020 (n° 2020/852), qui fixe le cadre général. Pour entrer dans la taxonomie, une activité doit « contribuer substantiellement » à au moins un des six objectifs environnementaux listés dans ce texte, sans causer de « préjudice important » à aucun autre d’entre eux. Par ailleurs, et c’est la clé du système, les grandes entreprises, soumises à l’obligation de publier des informations extra-financières, devront dire quelle part de leur activité répond aux critères de la taxonomie. Enfin, sur un plan opérationnel, ce règlement précise que la Commission définira par une série d’actes délégués* portant sur les six objectifs environnementaux les activités qui concrètement entrent dans la taxonomie et sous quelles conditions, ces actes devant entrer en application à partir du 1er janvier 2022 pour les deux objectifs relatifs au climat et à partir du 1er janvier 2023 pour les quatre autres.

Éléments « essentiels » ou « non essentiels » ?

En ce qui concerne l’atténuation du changement climatique, le règlement de 2020 a cependant prévu d’ouvrir la taxonomie, moyennant conditions, à toute activité « pour laquelle il n’existe pas de solution de remplacement sobre en carbone réalisable sur le plan technologique et économique » (article 10.2). Une formulation cousue sur mesure pour les partisans de l’inclusion du gaz et du nucléaire dans le futur acte délégué détaillant la partie climat de la taxonomie. Mais les batailles autour de la rédaction de ce texte ont été telles que la Commission a préféré reporter son arbitrage. En juin 2021, elle a ainsi publié un règlement délégué exempt des deux sujets qui fâchent (n° 2021/2139), précisant qu’ils feraient l’objet d’un texte complémentaire. Celui-là même qui a été présenté le 31 décembre.

Vu sa conflictualité, et donc son caractère manifestement essentiel, il aurait été plus démocratique – et conforme au droit européen – que le sujet soit renvoyé par la Commission devant le Conseil et le Parlement. L’acte délégué est en effet une procédure réservée aux éléments « non essentiels » des actes législatifs. « C’est du reste une des bases juridiques sur lesquelles on attaquera le texte devant la Cour européenne s’il devait passer », prévient Claude Turmes, ministre de l’Energie du Luxembourg.

Pour qu’un acte délégué soit rejeté, il faut qu’il soit opposé dans les quatre mois [2] soit par une majorité simple au Parlement, soit par une majorité qualifiée au Conseil, donc réunir l’opposition de 20 Etats représentant 65 % de la population de l’Union. L’eurodéputé Pascal Canfin, membre du groupe Renew Europe 3 et président de la commission de l’environnement, n’y croit pas. Les rapports de force sont favorables au texte rédigé par la Commission, « un bon compromis politique », qui donne satisfaction aux Etats pour lesquels l’exclusion du nucléaire et du gaz de la taxonomie n’est pas acceptable, mais dont les dispositions concrètes permettent de rester « cohérent avec l’objectif de neutralité climat ».

Sur le nucléaire, il est toutefois très difficile de considérer que cette activité respecte le principe « ne pas nuire » inscrit dans la taxonomie. Sur le gaz, le texte pose également des problèmes. Certes, il fixe une limite de temps assez proche. Le plafond d’émissions de 100 g de CO2/kWh devra être respecté dès 2030 pour les permis de construire délivrés à partir de cette date. Et d’ici là, un seuil fixé à 270 g de CO2/kWh exclut de fait toutes les centrales qui ne fonctionneraient pas en cogénération, c’est-à-dire avec récupération de chaleur. Cependant, un deuxième critère, qui rapporte les émissions annuelles à la puissance de l’installation, est très flou (550 kg de CO2 par kW et par an, moyenné sur vingt ans). Il permettrait à des centrales classiques construites d’ici à 2030 d’être « vertes », à condition qu’elles fonctionnent un nombre limité d’heures. Il serait pourtant nuisible que de tels équipements puissent encore tourner en 2050 pour couvrir les besoins de pointe.

L’enjeu des investissements

Pour faire avaler ces pilules, la Commission a introduit une disposition importante, poussée par Pascal Canfin : l’obligation de transparence. Il faudra que les investisseurs sachent si le nucléaire et le gaz sont incorporés ou non dans les titres labellisés verts, et dans quelles proportions. Pour Philippe Zaouati, directeur général de Mirova, société de gestion d’actifs spécialisée dans l’investissement soutenable, l’ajout du gaz et du nucléaire dans la taxonomie n’en est pas moins « une mauvaise décision ». En arbitrant au gré des exigences de tel ou tel lobby, selon des critères non scientifiques mais politiques et en introduisant une classification à deux vitesses (avec ou sans gaz, avec ou sans nucléaire), l’Europe sème le doute et la confusion sur la taxonomie. Pourtant, rappelle Philippe Zaouati, on ne parle que de labellisation, non d’obligation. Et, de fait, les fonds verts ne constituent qu’une fraction marginale de l’investissement total. « Il y a un mythe selon lequel ce qui n’est pas dans la taxonomie va devenir impossible à financer. »

Impossible non, mais plus difficile, peut-être. Sans doute pas dans le cas du gaz, qui n’a pas de difficulté à lever des capitaux. Mais certainement en revanche pour les nouveaux réacteurs nucléaires, non compétitifs et qui ont toutes les peines du monde à émerger. Bien sûr, ce n’est pas l’intégration du nucléaire dans la taxonomie qui va rendre celui-ci plus attractif sur les marchés financiers. En revanche, cette étiquette pourrait faciliter, vis-­à-vis des règles européennes, l’intervention publique des Etats membres sous forme d’investissement direct, de subventions et de garanties de revenu, sans laquelle le nucléaire ne peut se développer et attirer des acteurs privés. « Si le nucléaire entre dans la taxonomie, ce sera beaucoup plus facile pour la France de négocier des aides d’Etat devant la DG concurrence », indique Nicolas Goldberg, senior manager énergie chez Colombus Consulting. Surtout si la France obtient que le régime européen des aides d’Etat soit aligné sur la taxonomie. C’est bien cet alignement des normes que redoute Neil Makaroff, responsable Europe au Réseau action climat, étant donné que « la taxonomie va guider beaucoup de décisions de l’Union européenne, comme la réforme du pacte de stabilité et de croissance en vue de favoriser l’investissement des Etats membres dans la transition ».

Pour la France, la taxonomie est une première bataille qu’elle veut absolument gagner pour atteindre son véritable objectif : obtenir que le nucléaire ait, dans toutes les dispositions du droit européen, le même statut que les énergies renouvelables, qu’il s’agisse en amont des soutiens publics à la production électrique ou, en aval, des normes écologiques imposées à tel ou tel secteur, par exemple le bâtiment [4], les carburants aériens « durables » ou la production d’hydrogène. Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec le climat (l’alliance de la France avec les inconditionnels du gaz en témoigne) mais avec une industrie nucléaire dans l’impasse et luttant pour sa survie. Elle veut absolument se relancer en faisant croire, taxonomie à l’appui, qu’elle est économiquement et techniquement indispensable pour tenir les objectifs climatiques. Ce qui est simplement faux [5]. (Article Alter Eco, 27 janvier 2022)

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* Acte délégué : acte juridiquement contraignant qui permet à la Commission européenne de compléter ou de modifier des éléments non essentiels des actes législatifs de l’Union, par exemple pour définir des mesures détaillées. La Commission adopte l’acte délégué, qui entre en vigueur si le Parlement et le Conseil ne s’y opposent pas en votant contre.

[1] Ce terme entré dans le jargon européen est emprunté à la biologie : la taxonomie est la science de la classification des espèces.

[2] Avec une prolongation possible de deux mois.

[3] L’ADLE, rebaptisée Renew Europe en 2019, regroupe le centre droit et libéral, dont, côté français, les élus d’En marche.

[4] Où les critères de consommation exprimés en énergie primaire plutôt que finale donnent un clair avantage aux sources renouvelables.

[5] Voir, d’Antoine de Ravignan, « Relancer le nucléaire ne coûte pas moins cher que d’en sortir », cutt.ly/CIhqTWK, 10 novembre 2021, et Nucléaire, stop ou encore ?, Institut Veblen-Les Petits Matins, 2022, à paraître fin février.

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