Brésil-débat. Contre le bolsonarisme, l’impasse d’une option électorale faisant de Lula un candidat hybride: mi-gauche, mi-«troisième voie»

Par Valério Arcary

Ces derniers jours, on a appris qu’une relation discrète et secrète existait – depuis plusieurs mois semble-t-il – pour rechercher une alliance entre le PT (Parti des travailleurs) et Geraldo Alckmin [Président du Parti de la social-démocratie brésilienne-PSDB; gouverneur de l’Etat de São Paulo de janvier 2011 à avril 2018]. Etait envisagée la possibilité qu’il puisse même être candidat à la vice-présidence aux côtés de Lula, s’il décidait de rejoindre le PSB (Parti socialiste brésilien), dirigé par Márcio Franca. [Márcio Franca a été vice-gouverneur de l’Etat de São Paulo lorsque Alckmin fut élu en 2014; il occupa aussi le poste d’avril 2018 à décembre 2018, lorsque Alckmin se présenta à l’élection présidentielle en décembre 2018].

Personne ne sait ce qui est vrai dans cette information [reprise par l’essentiel de la presse]. Après tout, d’autres noms ont été diffusés. Mais le fait est qu’il n’y a pas encore eu de démenti de la part des deux parties concernées. Des rumeurs ont également circulé sur des alliances pour des candidatures au gouvernement et au Sénat de l’Etat de São Paulo.

Le 20 novembre, dans le cadre du «Novembre noir» [des Afro-brésiliens], nous retournerons dans les rues avec les banderoles «Fora Bolsonaro». Cependant, nous devons également penser à ce qui s’est passé lors des élections municipales de 2020. Il se peut que, d’ici octobre 2022, quelque chose d’inattendu se produise. Mais le plus probable – si les conditions actuelles de «température et de pression» ne changent pas beaucoup – est que Bolsonaro puisse conserver une influence sur une base électorale suffisante afin de garantir sa présence au second tour des présidentielles. Cela nous conduit à la question suivante: quelle devrait être la tactique électorale pour le premier et le deuxième tour des élections.

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La différence entre un Front de gauche (Frente de Esquerda: FG) et un Front ample (FA) n’est pas seulement une question de calculs électoraux. Deux questions sont essentielles dans ce débat tactique. Quel est le programme du Front et qui sont les candidats? Il s’agit, en fait, de deux tactiques électorales très différentes.

Le Frente de Esquerda (FG) est une alliance de partis qui entretiennent des relations organiques avec les travailleurs/travailleuses et les mouvements sociaux. Il s’agit essentiellement du PT, du PSOL et du PCdoB, mais aussi, si possible, du PSTU, du PCB et de l’Unidad Popular Pelo Socialismo-Brasil [créé en fin 2019]. Il peut se former pour le premier ou pour le deuxième tour. Lorsqu’il ne se forme qu’au second tour, chaque parti de gauche présente ses propres candidats au premier tour, mais ils s’engagent à soutenir conjointement celui qui passe au second tour. Le PSOL défend l’orientation du Front de Gauche. Il a approuvé lors de son Congrès National l’option consistant à explorer la possibilité du Front de Gauche dès le premier tour, tout en se laissant le soin de décider au cours des premiers mois de 2022.

Ceux qui défendent la tactique du Front ample (Frente-Amplio:FA) cherchent à incorporer, au moins, le PSB (Parti socialiste brésilien) et éventuellement le PV ( Partito Verde), la Rede [Parti créé par Marina Silva en 2013, ex-ministre de l’Environnement sous Lula de 2003 à mai 2008]. Et il y a ceux qui rêvent du PSDB, comme indiqué dans l’introduction de cet article. Cela signifie qu’au cas où ce Front ample (FA) se constitue, son programme serait politiquement au centre, et non à gauche. Dans un Front, le dénominateur commun est invariablement la position de la force la plus modérée. Si «l’articulation» avec Geraldo Alckmin devait se produire, ce serait une variante de la «tactique Kirchner» en Argentine. Cristina Kirchner a accepté d’être vice-candidate sur le ticket présidentiel avec Alberto Fernández, un leader d’une aile très modérée du péronisme. Dans le cas mentionné ci-dessus Lula serait candidat à la présidence, mais avec un «rappel à l’ordre» préventif, c’est-à-dire un vice-président du PSDB, même s’il a «rompu» avec le PSDB pour rejoindre le PSB. C’est une variante encore plus dangereuse de la tactique du Frente Amplio (FA).

Plus dangereux car cela signifierait qu’en plus du programme, une candidature au profil de gauche serait d’emblée écartée. Le désastre du deuxième gouvernement de Dilma Rousseff [sur son ticket, le candidat était Michel Temer], depuis 2014, nous a déjà appris quelles sont les conséquences de gagner des élections et d’essayer ensuite de gouverner avec le programme de nos ennemis de classe. Quel est l’intérêt d’une gauche qui, au gouvernement, fait la politique de la droite?

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L’argument qui cherche à s’imposer est que «contre Bolsonaro, tout est permis». Le postulat est dès lors: si la gauche renonce à un programme de réformes structurelles, pour seulement défendre de manière générique le «régime démocratique», elle aurait plus de chances de battre Bolsonaro. Il s’avère que l’arithmétique n’est pas la meilleure boussole dans le combat politique. L’affrontement électoral, en réalité, renvoie à un conflit de classes.

Le calcul selon lequel on peut gagner d’un côté sans perdre de l’autre est irréaliste. Le large courant actuel en faveur de Lula favorise une «illusion d’optique». L’idée que «l’image de Lula» suffit à ancrer le poids des votes des secteurs organisés par les mouvements sociaux – quels que soient la campagne et les alliés – est irresponsable. D’autant plus avec ce qui s’est passé à l’occasion du coup institutionnel d’août 2016 contre Dilma Rousseff [instrumentaliser par Michel Temer]. Nous ne pouvons pas courir le risque d’un nouveau «Michel Temer» dans le palais de Jaburu [résidence officielle à Brasilia de la vice-présidence].

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La polémique sur les tactiques électorales lors des élections municipales de 2020 doit donc être liée de manière étroite au débat sur les tactiques pour vaincre Bolsonaro, dans la rue ou, dans le pire des cas, en octobre 2022. Des articulations (alliances) ont déjà commencé sur la gauche. Il n’y a rien de mal à cela. Une opposition irréconciliable entre la résistance dans l’action directe et celle conduite dans les élections est une erreur. Certes, les mobilisations de rue doivent être notre priorité, car ce sont elles qui ouvrent la voie, comme à Santiago du Chili.

Mais une gauche incapable de transformer les élections en une polarisation contre les néo-fascistes ne sera pas non plus utile. Or être utile aux besoins et droits des travailleurs/travailleuses ainsi qu’aux jeunes, que nous voulons épauler et représenter, doit être notre raison d’être dans la lutte contre Bolsonaro. En d’autres termes, il n’est pas possible de susciter un enthousiasme chez les travailleurs et au sein des mouvements sociaux sans un programme contre les ajustements néolibéraux. Il n’y aura pas de «coup de filet» sur les votes pauvres des villes sans propositions claires sur le salaire minimum, le revenu de base, le plein emploi, le renforcement de l’éducation publique, le SUS (Système Unique de Santé), etc.

Le PSOL s’est positionné dans une opposition frontale au gouvernement Bolsonaro, en défendant la tactique du Front unique de gauche, mais aussi avec une tactique d’unité d’action, sur des revendications démocratiques précises, avec des partis et des dirigeants de l’opposition au gouvernement qui n’ont pas de relations organiques avec le mouvement ouvrier. Mais il s’agit là deux tactiques différentes, à «géométrie variable».

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C’est la tactique du Front unique qui a fondamentalement favorisé le tsunami du secteur de l’éducation en mai 2019, la journée nationale de grève contre la réforme de l’aide sociale en juin de la même année, les manifestations antifascistes de 2020 et, surtout, les journées nationales depuis mai 2021. Sur un autre terrain, c’est la tactique de l’unité d’action qui a empêché le transfert de Lula à la prison de Tremembé [dans l’Etat de São Paulo: région métropolitaine], où sa vie aurait été en danger, et plus tard, la lutte pour sa libération.

Comment ces deux tactiques doivent-elles se traduire lors les élections? Nous devons considérer, en premier lieu, trois problèmes. Le premier relève de la méthode. Il est impossible de prédire, sans de très grandes marges d’erreur, quelle sera la situation dans un an, c’est-à-dire l’ampleur du soutien à Bolsonaro, avec la fragmentation d’une aile bourgeoise qui cherche la mise sur pied d’une candidature de «troisième voie».

Nous pouvons dessiner des scénarios probables. Cependant, c’est insuffisant. Parce que, strictement parlant, nous ne savons pas (1°) comment évoluera l’attrition du gouvernement, si l’économie ne sort pas, pour l’essentiel, du cadre récessif des cinq dernières années; (2°) comment évolueront les enquêtes policières qui examinent la relation de Bolsonaro avec les milices et le «bureau du crime» à Rio de Janeiro [Escritório do Crime, nom d’une des bandes armées qui sévit à Rio]; (3°) comment évoluera la crise politique de bolsonarisme, qui n’a pas encore défini le parti qu’il va louer et utiliser pour sa campagne électorale; (4°) et, surtout, comment évoluera la conscience des larges masses populaires.

Le deuxième est qu’il n’est pas exclu que, dans certains des principaux Etats, une candidature d’extrême droite puisse atteindre le second tour. Bolsonaro est toujours favori dans les régions du sud et du centre-ouest. C’est le cas dans les Etats du Minas Gerais et de Rio de Janeiro.

De là découle le troisième problème, plus complexe. Quelle sera la meilleure tactique pour vaincre les candidatures alliées de Bolsonaro? L’idée que les candidats du centre seront plus compétitifs que les candidats de gauche semble logique, mais elle ne l’est pas. Cela a toujours été l’argument de Ciro Gomes [qui fut candidat du Parti démocratique travailliste (PDT) en 2018 : il a recueilli 13,3 millions de suffrages] et des défenseurs de la «tactique Kirchner». La vérité est souvent contre-intuitive.

Face à un problème complexe, la réponse la plus simple semble fascinante, mais elle est presque toujours fausse. Cela semble logique, car l’esprit humain préfère la répétition, la symétrie. Le raisonnement est simple, mais anachronique. L’argument est qu’en 2018, Fernando Haddad [candidat du PT] s’est hissé au second tour contre Bolsonaro. Et il a perdu. Dès lors les tenants de la méthode favorable au candidat du centre nous répètent: «si le PT, mais aussi le PSOL et le PCdoB avaient soutenu Ciro Gomes, la défaite de la gauche [Haddad du PT] aurait été évitée, et Bolsonaro aurait été battu; «nous ne pouvons pas courir le risque de perdre à nouveau». Conclusion: nous devons donc éviter «la polarisation de la gauche contre l’extrême droite».

Cette hypothèse part de deux prémisses erronées. La première est l’hypothèse selon laquelle une candidature de profil centre-gauche (Lula), avec Alckmin comme vice-président, pourrait gagner même au premier tour. Cette tactique n’est pas «géniale». Et c’est une aventure.

L’idée sous-jacente est que la gauche serait capable de conserver les votes de sa zone d’influence, mais que la seule façon de vaincre Bolsonaro serait une alliance avec une dissidence de l’opposition libérale qui transformerait Lula en un candidat hybride, mi-gauche, mi-«troisième voie». En bref, l’idée que seul un Front ample qui unifie toute l’opposition à Bolsonaro, dès le premier tour, pourrait gagner. Cette prémisse est électoralement fausse et, politiquement, dangereuse. Pourquoi?

Nous devons à ce propos examiner deux questions. Premièrement, il n’est pas vrai que ce transfert de voix se produirait. Géraldo Alckmin n’a pas autant de force d’attraction. Une partie de la base électorale du PSDB serait dévorée par le bolsonarisme. Beaucoup refuseront de voter pour Lula, même s’il réinvente un nouveau format «peace and love». Les élections de 2022 ne seront pas un «remake» de celles de 2002 [qui a vu la victoire de Lula avec à ses côtés, comme vice-président, José Alencar, qui se situe à droite et adhère en 2005 au Parti républicain brésilien (qu’il a constitué), alors qu’il était président honoraire du Parti Libéral].

Deuxièmement, nous devons nous rappeler que la tactique pour 2022 est indissociable de ce que sera un troisième gouvernement Lula et de l’avenir de la gauche. Sommes-nous prêts à être un simple wagon dans le train conduit par une dissidence de la bourgeoisie brésilienne, qui veut maintenir, à tout prix, l’ajustement budgétaire néolibéral, mais certes se débarrasser des hallucinations néofascistes?

Ou voulons-nous vaincre le danger bonapartiste, et croire en la capacité de la classe ouvrière à se mobiliser contre Bolsonaro? Pour cela, nous avons besoin d’un programme de gauche et de candidats de gauche. Si le PT ne le fait pas, le PSOL le fera. (Article publié sur le site Revista Forum, en date du 5 novembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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