Algérie. Le hirak revient en force

Par Mustapha Benfodil

Ce 58e vendredi du hirak, le 5 mars 2021, aura été un grand moment de communion citoyenne, rappelant les manifs flamboyantes de mars 2019. Les dizaines de milliers de personnes qui ont battu le pavé hier dans la capitale n’ont pas manqué de réagir avec véhémence au dernier projet de loi sur la déchéance de la nationalité en scandant: «Vous ne nous faites pas peur avec la nationalité, nous avons été forgés par le patriotisme!»

Alger, 5 mars 2021. 12h05. La capitale arbore un visage paisible en cette fin de matinée ensoleillée. Comme tous les vendredis, et surtout depuis le retour du hirak, la présence policière sature le paysage urbain. Mais on sent moins de tension que vendredi dernier.

Autour de la mosquée Errahma, épicentre du hirak à Alger-Centre, les éléments des forces de sécurité se font discrets. Aucune interpellation ne nous a été signalée, hormis celle du maire RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) Hamid Oudjoudi, P/APC (Président de l’Assemblée populaire communale) de la commune d’Abi Youcef (daïra de Aïn El Hammam). Nous avons appris en fin de journée qu’il a été relâché.

Les hirakistes, disséminés dans les rues, les places et sur les flancs de la rue Didouche, à Khelifa Boukhalfa et la rue Victor Hugo, piaffent d’impatience de pouvoir battre le pavé. Tout le monde attend la fin de la prière du vendredi.

Dans les groupes de discussion, le sujet dominant est la dernière «lubie» du gouvernement: le projet de loi sur la déchéance de la nationalité, une mesure interprétée comme une attaque frontale contre le hirak et ses animateurs au sein de la «diaspora». «Moi, j’ai passé plus de dix ans en France, je connais Paris comme le fond de ma poche. Je suis rentré pour mon pays. J’ai participé à la Guerre de Libération, j’ai eu l’honneur de côtoyer les vrais moudjahidine. Ces gens-là qui ont émis cette loi (celle-ci n’a pas encore été adoptée, ndlr), et qui viennent donner des leçons de nationalisme, si ça se trouve, il y a des harkis parmi eux. Décidément, ils n’ont pas honte», fulmine un homme d’un certain âge rencontré rue Mustapha Ferroukhi. Ammi Akli, un hirakiste à la ténacité militante jamais prise en défaut, assis à côté de lui, s’indigne à son tour en rappelant que «la révolution algérienne a été soutenue par des militants de toutes nationalités».

13h44. A peine l’imam de la mosquée Errahma a-t-il annoncé la fin de la prière, la foule des fidèles rejoints par des milliers de citoyens ont bondi comme un seul homme aux cris de «Dawla madania, machi askaria» (Etat civil, non militaire). Contrairement aux scènes chaotiques de vendredi dernier, cette fois, la police a d’emblée libéré la rue Victor Hugo.

Il y avait juste quelques cordons des forces antiémeute qui barraient certaines ruelles, à l’image de la rue Mohamed Chaâbani, et un cordon sécuritaire plus important qui bouclait l’ex-rue Michelet à hauteur de l’agence Ooredoo. Fusant de la rue Victor Hugo, la marée compacte a ensuite déferlé avec fracas sur la rue Didouche Mourad en martelant: «Tebboune m’zawar djabouh el askar, makache echar’îya, echaâb et’harrar houa elli y qarrar, dawla madania!» (Tebboune est un président fantoche ramené par les militaires.

Il n’a pas de légitimité. Le peuple s’est libéré, c’est lui qui décide. Gouvernement civil); «Les généraux à la poubelle, wel Djazair teddi l’istiqlal» (et l’Algérie accédera à l’indépendance), «Klitou lebled ya esseraquine» (Vous avez pillé le pays bande de voleurs)…

«Vous ne nous faites par peur avec la nationalité»

Les protestataires n’ont pas manqué de répondre au projet de loi de Zeghmati sur la déchéance de la nationalité en scandan: «Ma tkhewfounache bel djenssia, wehna rabatna el watania» (Vous ne nous faites par peur avec la nationalité, nous avons été forgés par le patriotisme).

Adel, 29 ans, magasinier, répétait passionnément ce refrain. Pour lui, «cette décision est une carte de pression sur le hirak; le pouvoir veut tester le peuple pour voir comment il va réagir. Et nous, on lui dit: ‘‘On ne se laissera pas intimider par cette histoire de déchéance de la nationalité. Et on ne va pas se taire!’’  Ils ne font que s’enfoncer et aggraver leur cas».

Et le jeune révolté de faire remarquer: «Nous avons affaire à une mafia pire que la îssaba [la bande] que nous avons chassée. C’est pour ça qu’on répète qu’ils doivent tous partir, yetnahaw gaâ! Cela démontre qu’ils n’écoutent pas le peuple. Ils n’ont aucune considération pour nous. Ils se disent que les gens sortent faire du bruit le vendredi, après, il n’y a plus rien. C’est la raison pour laquelle on doit sortir tous les jours. On est prêts à sortir nuit et jour et on ne s’arrêtera pas. On ne lâche rien.» Ce thème de la déchéance de la nationalité revenait également sur moult pancartes. Un homme dans la soixantaine écrit en anglais: «The Hirak decides (about) nationality».

Un jeune homme parade avec ce message: «Vous ne nous intimiderez pas avec la (déchéance de) nationalité, nous vous savons sans légitimité». Un autre déplore: «Encore une fois, vous avez déçu le peuple».

Autre thème qui revenait avec insistance sur les pancartes: la dénonciation de la torture et des sévices infligés à certains activistes dans les locaux de l’ex-DRS [Département du renseignement et de la sécurité dissus en 2015]. «La torture est un crime contre l’humanité», lit-on sur un panneau. Un message qui résonne avec l’un des chants qui a fait son apparition depuis le retour du hirak, et que certains considèrent «excessif»: «Moukhabarate irhabia, tasqot el mafia el askaria» (Services de renseignement terroristes, à bas la mafia militaire).

Il a encore été martelé avec force hier. Des voix avaient appelé à ne pas relayer ce slogan, exhortant dans la foulée les hirakistes à «reconsidérer certains de leurs mots d’ordre». Et sur ce sujet aussi, les réponses par pancartes interposées n’ont pas manqué. «Bientôt un comité national pour installer des panneaux de signalisation pour le hirak», ironise un frondeur à travers son écriteau.

Sur cette même problématique des slogans, et notamment celui qui accable les «moukhabarate», le politologue Rachid Tlemçani, que nous avons eu le plaisir de croiser lors de la marche d’hier, observe que «cela pose une question absolument centrale qui est celle de la police politique, et que le hirak aborde avec acuité». Rachid Tlemçani constate qu’il y a «une frilosité des élites» par rapport à cette question et le rôle pernicieux de la police politique. Le politologue estime, par ailleurs, que «l’échec des Printemps arabes est dû au fait qu’ils n’ont pas réussi à défaire la police politique».

«Khaled Drareni sahafi horr»

Parmi les autres pancartes brandies lors de ce 58e vendredi du hirak, celle, très pertinente, de ce citoyen qui résume l’essence de la crise politique actuelle en écrivant: «Rien de nouveau dans l’Algérie nouvelle». Un autre proclame: «Le hirak est la solution». Une jeune activiste formule ses revendications en ces termes: «Les libertés puis les élections, ne fermez pas le jeu».

Incontestablement, l’une des images fortes de la manif’ d’hier, ce sont les retrouvailles de notre frère Khaled Drareni avec le hirak, deux semaines seulement après sa remise en liberté. Et il a eu droit à un accueil populaire des plus fervents, la foule l’acclamant avec ardeur en scandant: «Khaled Drareni sahafi horr!» (Khaled Drareni journaliste libre).

C’était déjà très émouvant de le voir reprendre du service mercredi dernier en animant le Café presse politique sur Radio M, et c’était encore plus émouvant de le voir revenir si promptement couvrir les manifs et répercuter la voix du hirak. Même noyé au milieu de la marée bouillante et ces flots d’aficionados débordant d’affection pour leur héros, Khaled, fidèle à lui-même, gardait sa dignité et sa sobriété. Il essayait surtout de garder le cap et continuer à faire son travail avec, comme toujours, un professionnalisme exemplaire.

14h25. Carrefour Asselah Hocine. Des vagues impressionnantes en provenance de Bab El Oued viennent se joindre à celles de la rue Didouche. A un moment, la foule déploie un long drapeau de plusieurs mètres. Sur l’une des pancartes, ces mots cinglants: «41 millions d’Algériens. Nous sommes tous la diaspora». De la rue Arezki Hamani (ex-Charras) se déversaient d’autres flots de manifestants en provenance de Belouizdad (ex-Belcourt), du 1er Mai et d’El Harrach, le boulevard Amirouche étant bouclé.

Les trois bras de la manif’ communient formidablement, partant d’un même cri, exprimant une même espérance que résume remarquablement cette pancarte hissée par un monsieur d’âge mûr coiffé d’un béret: «Notre unique revendication se trouve dans toutes nos pièces d’identité: République algérienne démocratique et populaire».  (Article publié le 6 mars sur le quotidien El Watan)

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